ÉGYPTE – Révolution ou pas révolution? « Le don du Nil »

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L’Égyptien est-il esclave de nature ? La question est bien évidemment absurde en elle-même : aucun être humain n’est « esclave par nature » ; mais elle s’impose, sous cette réserve, dans la recherche des causes qui ont « retardé » la révolution du 25 janvier 2011… ou peut-être, si l’on prend garde d’analyser pertinemment les événements, n’y a-t-il en réalité pas eu de révolution en Égypte. Raisons géo-sociologiques et historiques d’un non-lieu…

Pour la plupart des historiens et des chroniqueurs égyptiens, de l’antiquité pharaonique à l’époque médiévale, le caractère égyptien aurait été celui d’un peuple très pacifiste et patient, qui n’aurait jamais cherché à se révolter contre l’autorité et se contentait de mener ses petites affaires et de gérer son quotidien sans trop tenter de l’améliorer, ni de s’intéresser aux raisons de ceux qui le gouvernaient.

C’est cette vision du peuple égyptien que véhicule le conte du  « Paysan éloquent », une pièce littéraire de l’Égypte antique qui a pour thématique l’arbitraire des puissants et la soumission des subordonnés, sans cesse plaintifs, mais incapables de proposer une solution par eux-mêmes, et dès lors toujours dépendant du pharaon ou de son vizir. Un conte arrivé jusqu’à nous à travers les auteurs médiévaux, et qui s’affichait dans les vidéos postées sur Youtube par les élites libérales égyptiennes quelques jours avant la révolution 25 janvier 2011. Cette petite histoire suffit pour comprendre l’archétype égyptien ici évoqué…

« Il n’est  pas possible d’avoir en Égypte une révolution comme celle produite en Tunisie il y a quelques jours. », affirmait à l’époque Amr Hamzawy, activiste et professeur de science politique aux universités du Caire et de Berlin. Les différences sont sensibles, en ce qui concerne la composition sociale des deux peuples (en Égypte, 70% de la population vit dans la pauvreté) et les préoccupations de la classe moyenne égyptienne ne correspondent pas à celles de la classe moyenne tunisienne (pour caricaturer la réalité sociale des ces classes moyennes à desseins : la Tunisie compte plus d’avocats que de commerçants ; c’est l’inverse en Égypte). En outre, le taux de corruption en Tunisie dépassait largement celui de la société égyptienne. Enfin et surtout, le pourcentage d’analphabétisme en Égypte est tel (contrairement à la Tunisie), qu’une véritable « révolution » populaire n’était pas pensable en Égypte (« révolte » ou colère, quelle que soit son ampleur, n’est en effet pas « révolution »).

Cette « question égyptienne » peut être définie d’un point de vue géo/sociopolitique. L’influence de la géographie sur une société humaine, en effet, se remarque tout particulièrement en Égypte dans la relation directe qui a présidé à la vie des Égyptiens dans leur domaine d’excellence : l’agriculture, pratiquée sur les rivages fertiles du Nil des millénaires durant, invariablement et aujourd’hui encore, alors que d’autres peuples, marchands, développaient un tout autre esprit, celui du commerce et des affaires. Cette réalité profonde et intrinsèque au peuple égyptien a eu des conséquences palpables et très concrètes : elle a, par exemple, été le point de départ, à l’époque islamique, d’une jurisprudence et d’une interprétation du Coran beaucoup plus libérale –et adaptée au « caractère égyptien »- que ne le furent celles l’école wahhabite.

L’Égypte, c’est aussi un vaste désert, dans lequel ne se dresse aucune montagne, aucun obstacle naturel qui cache l’identité de l’autre. Cet autre dont les Égyptiens ignorent les raisons qui l’amène sur les bords du Nil, en ami ou en ennemi…

Un vaste désert inhabitable qui manque de toute sorte de vie, a part quelque oasis éparpillé un peu partout sur cette immensité qui constitue 96% de la superficie du pays (1.001.450 km2). La partie habitable, c’est la célèbre vallée qui borde le fleuve décrit un jour par Hérodote comme supérieur à l’Égypte elle-même ; c’est cette parole éternelle : « L’Égypte est le don du Nil. »

Une superficie plate et plane qui a influencé le caractère des hommes qui se sont très tôt sédentarisés ici et ont habité cette région de générations en générations depuis six mille ans.

Dans le patrimoine identitaire et l’imaginaire collectif des Égyptiens, l’Egypte est protégé par les dieux / par Dieu ; c’est une dominante inconsciente majeure qui conditionne aujourd’hui encore la mentalité de ce peuple, cependant même que l’Égypte fut la proie, depuis l’antiquité et durant toute son histoire, de pas moins de vingt-sept envahisseurs différents.

Ainsi, si l’on considère les époques plus récentes, de la domination mamelouke (1250-1517) jusqu’à celle des Britanniques (1882-1952 –y compris à travers l’influence qu’ils exerçaient sur le pays à travers le dernier roi, Farouk), l’Égypte, ce peuple, ne s’est pas souvent révolté, pas même contre ses maîtres étrangers ; quelques fois seulement sur  sa longue histoire… Plus rarement encore contre un maître égyptien… Mais un maître égyptien qui, toujours, oublie la possibilité d’une vague de colère et s’en étonne alors, trop tranquillisé qu’il est par le caractère égyptien, par la patience du fellah, sa tolérance à la souffrance, son pacifisme et la monotonie de son quotidien.

L’histoire contemporaine n’oublie pas l’année 1919, l’élan égyptien contre l’exploiteur anglais. Une révolution mue par des intentions profondément libérales, dont le fruit fut la promulgation dans le royaume d’une constitution, résultat d’un compris auquel prirent part toutes les tendances politiques, emmenées par le parti El-Wafd qui représentait déjà à l’époque la classe moyenne et les milieux intellectuels attachés à la modernité.

Cette constitution fut élaborée par des Égyptiens musulmans, chrétiens et juifs ; elle symbolisait le libéralisme égyptien qui prévalait dans ces années-là.

L’autre élan qu’a connu le pays, c’est celui du 25 janvier 2011…

La question, tout simplement…

Est-ce que, « ethnologiquement », l’on pourrait admettre qu’il existe des peuples qui portent en eux-mêmes les « gènes de la révolution », alors que d’autres en sont dépourvus ? Inversons ainsi la question de notre préambule : Est-ce que tous les peuples se révoltent à un moment donné de leur histoire ? Ou bien certains peuples sont-ils « révolutionnaires par nature » et d’autres pas ? Autrement posée, notre question est : est-ce le « caractère » historique et géographique du peuple qui le pousse ou non à la révolution ou est-ce que ce sont les niveaux d’éducation et de culture et de conscience de la situation occurrente dans le pays qui impulsent les révolutions ?

Pour d’aucuns, compte tenu de tous les facteurs mentionnés relativement au déterminisme géographique et historique évoqué, les événements de 2011 n’auraient pas d’explication objective, voire même le mot « révolution » n’aurait pas sa place dans le dictionnaire du peuple égyptien, un peuple pragmatique et résigné qui cultive sa terre et ses enfants, un peuple figé dans l’histoire, par lequel les envahisseurs étrangers auraient été inspirés –et non l’inverse-, contrairement aux nations nord-africaines, sur lesquelles les Français, par exemple, ont pu laisser quelques traces –à commencer par la langue française– ; un peuple qui ne se révolte contre l’autorité qu’au dernier moment, quand il est poussé à bout de patience.

Pour d’autres, l’explication de notre constat est ailleurs… C’est le niveau d’éducation qui expliquerait tout !

Et, en la matière, les statistiques des ventes de livres sont éloquentes…

Selon le rapport de l’Organisme général de l’Information (OGI) publié en 2014, le taux d’analphabétisme est d’un adolescent sur trois (âge moyen ciblé : 15 ans) et le taux est plus élevé entre 15 et 24 ans ; quant aux citoyens âgés de plus de 60 ans, le taux d’analphabétisme atteint 64,9 % ! Dans un rapport onusien publié la même année, les observateurs insiste sur la situation des femmes égyptiennes : presque la moitié des femmes de plus de 15 ans sont analphabètes.

Le taux d’analphabétisme global avoisine les 40%.

Face à ce problème majeur, l’État n’a jamais mis en œuvre aucune politique viable. Seul un projet plutôt singulier a été lancé, dénommé « la lecture pour tous » (القراءة للجميع) ; une collection de manuels, qui présentent tous sur la couverture le nom et la photo de Suzanne Moubarak, l’épouse de l’ancien président, Hosni Moubarak…

Le visiteur comprendra, dès lors, pourquoi il est exceptionnel de rencontrer, dans les moyens de transport par exemple, un Égyptien tenant un livre ouvert entre ses mains.

Et pourtant, la culture est très accessible, en Égypte : pour un prix compris entre 5 et 50 livres égyptiennes (0,56 et 5,6 euros), on peut trouver tout ouvrage qui constitue la culture d’un titulaire d’un diplôme universitaire. Mais les habitudes sociales en la matière, l’influence sociale et l’inexistence de campagne de sensibilisation par l’État -sans oublier l’absence totale de volonté individuelle- ont pour conséquence que les statistiques relatives à lecture en Égypte sont parmi les plus basses au monde : en moyenne, en Égypte, on trouve un livre pour 250.000 personnes ; une moyenne de 6 minutes de lecture, annuellement ( !), par individu ; et un livre publié contre 200 en Europe occidentale.

Notons que, cela dit, le 25 janviers 2011, les nouvelles technologies et les réseaux sociaux ont tous joué un rôle important dans la mobilisation… Ironiquement… Car le seul mécène d’un projet de promotion de la lecture, pour tous, mais aussi celui de doter tous les écoliers du pays d’un ordinateur… ce fut l’épouse du président Moubarak.

« Malgré tout, c’est la révolution ! »

Pour certains, le 25 janvier fut seulement l’expression de la lassitude de la classe moyenne, de gens éduqués, d’écrivains et d’intellectuels, qui ont organisé quelques manifestations, un mouvement qui ne concernait que quelques centaines, voire quelques deux ou trois milliers de personnes au plus. Et cette lassitude n’allait jamais se traduire par un réel bouleversement de la donne sociopolitique en Égypte, compte tenu du caractère des masses populaires, résignées, calmes, et trop occupées à se ménager un gagne-pain. Un point de vue renforcé  partagé par beaucoup et, notamment, par les Égyptiens expatriés dans les pays du Golfe, ces États pétroliers où la vie est plus aisée sur le plan financier, lesquels n’étaient donc pas trop intéressés à manifester pour la démocratie aux pays des émirs…

Cette lassitude apparaissait donc circonscrite à un cercle très étroit, un cercle de personnalités publiques et d’individus appartenant aux couches supérieurs de la classe moyenne.

C’était oublier que la vie quotidienne des Égyptiens, depuis la régression du flux touristique (depuis les attentats des années 1990), s’était sensiblement dégradée face aux difficultés économiques ; là était la pierre angulaire, sur laquelle allaient s’appuyer ceux qui pensaient à la liberté et à l’avenir du pays, démocratique, dans le sens de l’histoire du XXème siècle.

Par ailleurs, plusieurs événements avant-coureurs auraient dû mettre la puce à l’oreille des observateurs : la création, en 2004, du mouvement Kifāya (كفايه– « Ça suffit ! »), qui a structuré l’opposition au gouvernement d’Hosni Moubarak. Les fausses élections du Club des Juges, en 2006.Les manifestations organisées par les ouvriers de la célèbre usine de tissage de coton a el-Mehalla el-Kobra –ouest du Delta–, en 2006, 2007 et surtout en avril 2008, qui constituèrent l’un des plus importants jalons sur le chemin de la révolution du 25 janvier 2011. Les fraudes massives lors des élections législatives de 2010. L’affaire Khaled Saïd (un jeune homme décédé à Alexandrie le 6 juin 2010, sous les coups des policiers qui l’avaient interpellé ; selon le rapport de la police, son décès est dû à une asphyxie après qu’il avait avalé une grande quantité de drogue qu’il portait au moment de son interpellation dans un cybercafé) et la campagne menée par les blogueurs sur Facebook : « Nous sommes tous Khaled Saïd »…

Tous ces évènements avaient progressivement échauffé une colère populaire mise sous pression et qui a éclaté le 25 janvier –s’exprimant notamment contre la police.

La révolte du 25 janvier avait donc des causes lointaines et concernait une base très large au sein de la population égyptienne, même si, le jour-même, sur la place Tahrir, la contestation avait commencé très modestement, par une manifestation contre le ministre de l’Intérieur, Habib al- Adly, et contre la police et ses pratiques ; c’est-à-dire contre les outils dont Moubarak se servait.

Les 18 jours que dura la manifestation sur la place, l’interaction entre les masse rassemblées, l’incapacité de Moubarak à prévoir l’évolution du mouvement protestataire et à réagir en conséquence, tout cela a peu à peu réagit chimiquement pour transformer cette manifestation en une « révolution ». Les molécules de la lassitude et de la colère et les atomes de l’espoir d’un avenir plus stable et plus rassurant ont fait éclater ce que la BBC a décrit à l’époque comme « the Smiling-Revolution » !

Le vieux paradoxe de l’œuf et de la poule…

C’est l’un des paradoxes les plus célèbres et les plus anciens, paradigme de la recherche sans fin des causes et paradoxe en cela qu’il n’apporte jamais aucune réponse satisfaisante.

L’œuf ou la poule ? Est-il possible de poser cette question dans le contexte des révolutions qui ont éclaté durant ces dernières années, appelées par erreur « le Printemps arabe », alors qu’elles ont été le printemps de la démocratie, qui est passé par l’Espagne et le Portugal, puis par l’Europe centrale e l’Amérique latine, par autant de territoires, tous en recherche d’une équation politique satisfaisante pour ces peuples et qui corresponde à l’époque actuelle, pour se hisser au progrès humain politique le plus avancé –au moins  jusqu’ à présent-, à savoir la démocratie ?

Autrement dit, est-il donc possible dans ce cadre révolutionnaire de poser la question suivante : un peuple doit-il avoir un minimum de culture et d’éducation avant de faire une révolution ?

Autrement formulé encore : afin d’éviter les dérives qu’engendre le manque d’éducation, faut-il acquérir ce minimum avant de se révolter ? Est-ce qu’un peuple doit attendre d’être « prêt » pour faire une révolution ?

Mais peut-être nous n’avons pas le choix, car les révolutions sont nées de circonstances indépendance et de toute forme de contrôle ? Une révolution est-elle une affaire à préparer à l’heure et à la minute ? Mais s’agira-t-il encire d’une « révolution » dans ce cas-là ?

Est-ce que la démocratie est une simple pilule à avaler ? Ou passe-t-elle par l’apprentissage d’une culture sociale et d’une pratique politique, qui commencent au sein de la famille, s’acquierent à l’école et se développent au-delà ? Ou est-ce qu’une nation devient « démocratique » par le fait du changement politique ?

N’est-il pas plus judicieux de favoriser le développement d’un courant et d’une tendance libéraux et civils, de les amener à travailler pendant des années sur  l’être humain, à travers des associations, pour l’amener à mieux appréhender la démocratie et à prendre avec habileté le tournant démocratique ?

N’aurait-il pas été plus facile, en Égypte, avec un peuple mieux éduqué et instruit, d’affronter les vagues de fatwa des Frère musulmans et des salafistes, ces derniers décrétant la démocratie « haram » (interdite par Dieu) et les premiers prétendant devant le peuple que, voter pour les Frères musulmans, c’était suivre le choix de Dieu ?

Plusieurs figures du monde politique égyptien avaient mis en garde contre les dérives et les dangers d’une révolution dans le contexte d’analphabétisme égyptien ; Ahmed Nazif (premier ministre du gouvernement du président Moubarak), Omar Soliman (président  du Service des Renseignements militaires), Hecham Qandil (premier ministre du gouvernement du président Mohamed Morsi), Pakinam el-Sharquawi (porte-parole du président Mohamed Morsi), Khairat al-Chater (numéro deux et trésorier des Frères musulmans)… tous avaient averti le peuple égyptien, qu’il n’était pas encore prêt pour la démocratie.

Était-ce une réponse satisfaisante ?

Et al-Sissi, dans tout ça ?

Parlant de l’écrasante majorité des Égyptiens -et non de la « crème des cultivés » qui ne sont pas représentatif de la société égyptienne-, le choix du président al-Sissi était le choix de celui qui, même symboliquement, représente la dernière institution viable et solide qu’il restait encore en Égypte après les errements révolutionnaires de quatre années terribles.

Ce choix, ce fut celui de la bouée de sauvetage du peuple égyptien.

Un choix qui s’est imposé, face aux difficultés et aux menaces croissantes et inextricable qui planaient sur l’Égypte et grevaient le pays.

Le défi auquel le monde intellectuel égyptien doit désormais s’atteler, c’est de travailler sur l’homme, sur cet Égyptien primaire, afin de combattre la pauvreté, la mendicité, l’analphabétisme et les maladies endémiques.

Tout ce qui contribuera, au cours de la prochaine décennie, à mener sans heurt l’Égypte vers une transition politique naturelle et attendue.

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Tarek BEBARS

Philologue (Le Caire - ÉGYPTE)

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