Au Caire, malgré l’intérêt très relatif que suscite le « Mundial », les terrasses de café se sont couvertes de monde, ce lundi 30 juin, pour assister au match opposant l’Algérie à l’Allemagne, en huitième de finale. L’Algérie, l’unique représentant arabe qualifié… Le parcours encourageant de l’équipe algérienne fait ainsi office de cache-misère, à l’aune de la faiblesse affichée par les nations arabes en matière de jeu de balle.
L’Égypte n’est pas parvenue à se qualifier pour la compétition. Il faut dire que, depuis trois ans, les soulèvements arabes n’aidant pas, les non-performances de la sélection ont particulièrement déçues.
Bien que triple vainqueur de la Coupe d’Afrique des Nations, entre 2006 et 2010, l’Egypte n’a depuis lors pris part à aucune compétition internationale majeure. Au classement de la Fédération internationale de Football Association (FIFA), l’Égypte s’était positionnée à la neuvième place, à la fin de l’année 2010.
Janvier 2011 a marqué le début de la dégringolade.
En mars 2013, le pays pointait à la soixante-quinzième place, le pire classement de son histoire. Si le déclin du football égyptien n’est pas à imputer uniquement aux bouleversements qu’a connu le pays, il faut reconnaitre que l’instabilité et la crise politique a joué un rôle important.
Le déroulement du championnat égyptien a effectivement été fortement perturbé durant les trois années de transition politique. Suite à la révolution du 25 Janvier, il a été interrompu près de trois mois. Après le coup d’État militaire de juillet 2013, les autorités ont décrété son arrêt définitif, annulant ainsi les dernières journées de compétition.
Mais l’événement qui aura le porté le plus de dommage au football égyptien est sans conteste le drame de Port Saïd : le 1er février 2012, au cours d’une rencontre qui oppose Al-Ahly, le club le plus titré d’Égypte, et Al-Masry, le club de Port Saïd, les supporters d’Al-Masry envahissent le terrain, pourchassent d’abord les joueurs d’Al-Ahly, puis s’en prennent à ses supporters.
Les violences tournent rapidement au massacre : 74 personnes sont tuées.
L’apparente organisation des supporters d’Al-Masry fait peser de lourds soupçons sur une éventuelle préméditation…
La tragédie de Port Saïd permet surtout de mettre en évidence les liens complexes qui ont existé entre la révolution et le football en Égypte : bien que la justice n’ait jamais réellement été faite, ni les responsabilités jamais clairement établies, certains restent convaincus que le massacre était planifié. A-t-on voulu faire payer aux ultras d’Al-Ahly leur implication dans la révolution du 25 Janvier ?
Les ultras d’Al-Ahly, tout comme ceux de Zamalek, vouent une haine totale à la police. Depuis la fondation de leurs organisations en 2007, ils étaient habitués des confrontations avec la police. Une expérience qui leur fut précieuse, lorsque les ultras sont venus prêter mains fortes aux révolutionnaires du 25 Janvier.
L’émergence des ultras s’est ainsi imposée comme phénomène social, puis politique.
Le mouvement des ultras incarne d’abord un phénomène social. Il se forme en 2007 à l’initiative de supporters habitués à voyager et témoins du développement d’organisation semblable à l’étranger. Ils décident de développer des groupes similaires en Égypte. Basé sur une forte organisation interne et une certaine autonomie, ils réunissent des supporters partageant la même passion démesurée pour leur club. Rapidement, ils s’opposent à la police et développent une culture de la confrontation avec l’institution sécuritaire, résumée par l’abréviation « ACAB » : « all cops are bastards ».
En janvier 2011, le « Printemps arabe » souffle sur l’Égypte et oblige les mouvements des ultras à se positionner. Les groupes, notamment ceux attachés aux clubs d’Al-Ahly et Zamalek, réaffirment alors leur caractère profondément apolitique. Cela n’empêche cependant pas leurs membres de se mobiliser à titre individuel et de prendre part aux manifestations.
Poussés par leur rejet de l’arbitraire policier, ils y ont joué le rôle qu’on leur reconnait aujourd’hui.
Plus tard, ainsi, alors que les ultras d’Al-Ahly jugent que l’administration Morsi n’en fait pas assez pour traduire en justice les policiers responsables, selon eux, du massacre de Port Saïd, ils redescendent dans les rues du Caire. Alors que les coups de boutoirs de l’ancien régime se font de plus en plus insistants, ils refusent de répondre aux appels des opposants qui feront chuter le gouvernement islamiste le 30 juin 2013.
Particulièrement ancrés dans l’apolitisme, les groupes d’ultras n’ont donc jamais pris parti dans une Égypte profondément polarisée. Leurs membres peuvent d’ailleurs partager des idées politiques radicalement opposées. Mais cela ne menace pas la cohésion des groupes, puisque celle-ci est fondée sur l’attachement au club.
En revanche, certains joueurs ont clairement pris parti et exprimé leur rejet de la répression militaire. En leaders d’opinion, ceux-ci ont parfois payé le prix de leurs prises de position.
Ahmed Abdoul Zaher, attaquant d’Al-Ahly, marque en finale de la Ligue des Champions en novembre 2013. Célébrant son but, il indique le chiffre 4 de la main, symbole de l’opposition au coup d’État, suite à la répression sanglante de ses sit-in, notamment celui de Rabaa el-Adawiya. Malgré les marques de soutien populaire, Abdoul Zaher se voit signifier, quelques jours plus tard, sa suspension. Finalement contraint à l’exil, il joue désormais pour le club Al-Ittihad de Tripoli.
Le même jour, Mohammed Aboutrika, légende vivante et meilleur joueur de l’histoire du football égyptien, refuse de recevoir une médaille des mains du ministre égyptien des Sports. Mohammed Aboutrika sera contraint, par son propre club, à payer une lourde amende. Aussi populaire soit-il, le joueur engagé et opposant affirmé au coup d’État sera virulemment pris à partie par les supporters d’Al-Sissi, le nouveau raïs de l’Égypte.
Poussé au déclin et touché par la division, le football égyptien a donc payé un prix fort pour son engagement, conscient ou non, dans la révolution.