Près de deux ans après la prise de Mossoul et la déclaration du Califat (juin 2014), l’État islamique (EI) est loin de s’être écroulé et étonne même par sa capacité d’adaptation et sa résilience. Mais sa situation diffère grandement selon les régions et les niveaux considérés : local, régional, international, politique, militaire, idéologique.
En Irak, les frappes massives de la coalition internationale conduite par les Etats-Unis (qui assurent 90% des frappes) ont permis de stopper la progression de l’EI et empêché la chute de Bagdad qui était dans sa ligne de mire. Dans certains cas, ils ont même permis de reprendre certaines villes importantes comme Ramadi, mais au prix de dégâts considérables et de nompbreux « dommages collatéraux »…
Même si l’EI a également perdu un quart environ des territoires qu’il contrôlait et bon nombre de ses chefs militaires, particulièrement ciblés par les forces spéciales de la coalition, cela ne l’empêche pas de continuer à fonctionner comme un proto-État. En effet, on estime entre 15.000 et 30.000 ses pertes en hommes depuis le début des frappes ; mais le taux de renouvellement dans ses rangs reste élevé, et ce en raison des exactions systématiques pratiquées par les milices chiites contre les populations sunnites à chaque reprise d’un village ou d’une ville. Le fait que les acteurs politico-militaires locaux (sunnites, chiites, kurdes) soient divisés et occupés à faire avancer leur propre agenda politique ne permet pas d’envisager, pour l’heure, une éradication de l’EI en Irak, mais promet au contraire une exacerbation et une extension prévisibles de la guerre civile.
En Syrie, l’entrée en guerre de la Russie, en septembre 2015, a radicalement changé la donne sur le terrain, mais dans un sens plutôt favorable à l’EI.
D’abord, en ciblant prioritairement les zones et les forces de l’opposition armée au régime syrien, la Russie a considérablement affaibli et, parfois, anéanti des factions entières de cette opposition, laissant le champ libre à l’EI pour renforcer sa mainmise sur les territoires qu’il contrôlait. Beaucoup de combattants ont rejoint ses rangs pour fuir les bombardements russes dans des régions jusque-là contrôlées par des ennemis déclarés de l’EI. De plus, le fait que les frappes russes génèrent énormément de pertes humaines parmi les civils a fait basculer une partie de la population du côté de l’EI, espérant ainsi être protégée ou épargnée des frappes, pendant que la majeure partie de la population a pris le chemin de l’exil, soit dans les pays voisins, notamment en Turquie, en Jordanie et au Liban, soit en Europe.
Ces réfugiés de masse en veulent tout à la fois aux régimes voisins d’être partie prenante de la coalition internationale et aux pays occidentaux de ne pas avoir fait tomber le régime syrien beaucoup plus tôt. Ce ressentiment permet à l’EI de recruter, dans les camps de réfugiés et dans les colonnes de migrants, de futurs agents qui risquent de déstabiliser, par leurs actions terroristes, les pays limitrophes et la paix sociale en Europe.
Ailleurs dans la région, l’EI pousse en effet ses pions et continue de mener des « actions qualitatives » qui renforcent son image et son recrutement. Au cours des derniers mois, il a perpétré des attentats majeurs dans la majorité des pays du Moyen-Orient. Ses cellules sont solidement implantées en Turquie, en Arabie saoudite, en Jordanie et au Liban. Au Yémen, en Égypte et en Libye, il a carrément créé des « provinces » (wilayât) qui reproduisent ses actions et fonctionnent sur le même modèle qu’en Irak, avec une occupation du territoire et un contrôle strict des populations et des ressources naturelles et économiques, posant un véritable problème de stabilité aux régimes en place.
Le cas libyen inquiète particulièrement les puissances occidentales parce qu’elles y voient le prochain foyer djihadiste d’envergure. La « province » de l’EI implantée dans ce pays profite, comme ailleurs, des divisions politiques internes et de la faillite de l’État central. À partir de Syrte, sur la côte, l’EI menace à la fois la sécurité de l’est comme de l’ouest libyen. Il s’étend également vers le sud pour faire la jonction avec les groupes djihadistes chassés par l’intervention française au Mali en janvier 2013, mais toujours actifs dans la région trois ans plus tard.
Il y a eu ainsi plusieurs ralliements à l’EI parmi les groupes anciennement affiliés à Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), ce qui a poussé AQMI à resserrer ses rangs en réintégrant d’anciens dissidents (Belmokhtar) et à s’aligner sur le mode d’action de l’EI (attentats de Bamako et de Ouagadougou).
Le groupe nigérian Boko Haram a déjà fait allégeance à l’EI et copié sa stratégie semant davantage de terreur parmi les populations des États d’Afrique de l’ouest. Grâce à lui, l’EI gagne des recrues dans tous ces pays et menace directement le Cameroun, le Niger, le Tchad, tout en étendant ses ramifications jusqu’au Sénégal et en Côte d’Ivoire.
Ailleurs dans le monde, l’idéologie panislamiste de l’EI gagne également du terrain face au vide idéologique et à l’incurie de certains États musulmans. Du Caucase jusqu’en Asie du Sud, les déclarations d’allégeance se sont multipliées avec, à chaque fois, des attentats meurtriers et une implantation durable. Plus que jamais, l’EI semble avoir supplanté Al-Qaïda dans ces contrées qui rêvent de ressusciter le Califat.
Dans les démocraties occidentales, et notamment dans une Europe tétanisée face à l’afflux des réfugiés fuyant les bombardements, l’EI joue sur du velours en instrumentalisant tout à la fois le ressentiment des communautés immigrées stigmatisées, la déception des jeunes révolutionnaires, et le ras-le-bol social. Il séduit désormais davantage de femmes, de convertis et de jeunes diplômés. La poursuite des bombardements français dans le chaos syro-irakien rend les attentats plus prévisibles que jamais.
Plus largement, le fait qu’il n’existe pas de projet politique pour la région à l’heure actuelle ni de discours fédérateur face à l’EI rend la lutte contre l’organisation très aléatoire et très coûteuse.
Militairement, l’EI peut être vaincu sur tous les terrains où il s’est implanté mais les conditions de la victoire ne sont pas actuellement réunies. Pis, l’opposition des fronts conduits par l’Iran et l’Arabie saoudite peut conduire à une guerre régionale durable qui ne manquera pas d’avoir des répercussions majeures sur le reste du monde en raison de la rivalité, également nocive, entre la Russie et la Turquie, laquelle ne cesse de se crisper sur le dossier kurde.
Mais, au-delà de l’aspect militaire, l’idéologie califatiste ne cesse de gagner du terrain partout dans le monde musulman et risque de poser de sérieux problèmes au cours des décennies à venir.
De fait, l’EI a déjà enterré les accords Sykes-Picot qui avaient dessiné les frontières du Moyen-Orient, il y a exactement un siècle (1916), au beau milieu de la première guerre mondiale.
Espérons que, cette fois-ci, la reconfiguration des États de la région ne se fera pas au prix d’une nouvelle guerre mondiale. On en serait de trois…
2 Comments
allez on a compris ! Vous semez l’alarmisme et la peur en Occident sur une base d’analyses qui ne reposent que sur des impressions.Ce n’est pas sérieux;
Mais oui, l’EI est déjà tombé, n’est-ce-pas ?