Dans le prolongement de son livre intitulé Sexe et Charia, Mathieu Guidère a mené une enquête sur les motivations et les mobiles qui poussent certains jeunes d’Europe et du Golfe à rejoindre les rangs de l’État islamique (DAECH). Il apparaît, à l’issue de cette enquête, menée sur le terrain réel et virtuel, que l’une des motivations majeures, commune à ces jeunes, est l’attractivité de la politique sexuelle de l’EI. Regard sur ces pratiques sexuelles d’un autre temps…
Dans un contexte social marqué par une frustration sexuelle exacerbée de la jeunesse musulmane et aggravé par un coût exorbitant du mariage dans l’ensemble des pays arabes, « l’offre de l’EI » en la matière paraît sans équivalent et sans concurrent. Non seulement l’organisation promet un « mariage religieux » facile et rapide, mais, en plus, elle offre une « aide à l’installation », sous forme d’allocation, destinée aux jeunes couples qui souhaitent s’établir dans les territoires qu’elle contrôle en Syrie et en Irak. Mieux, pour ses « soldats » et ses combattants (jund ad-dawla), elle a même remis au goût du jour des pratiques qui étaient en vigueur au sein des armées musulmanes à l’époque médiévale. Elle en a fait la publicité sous forme électronique, sur l’internet, et par écrit, sous forme de livrets distribués aux fidèles à la sortie des mosquées.
La communauté internationale a ainsi assisté, impuissante, à la fin de l’été 2014, puis à l’automne, a différentes atteintes graves aux Droits de l’Homme et en particulier à des exactions de type sexuel exercées d’abord contre les femmes de la communauté yézidie à Sinjar, puis contre les femmes des régions d’Irak et de Syrie passées sous le contrôle de l’État islamique.
Loin d’être des cas isolés ou le fait de combattants déconnectés de leur hiérarchie, ces exactions s’inscrivent dans une véritable « politique sexuelle », pensée et mise en place par l’État islamique dans tous les territoires qu’il contrôle.
Il ne s’agit pas seulement du recours au viol comme arme de guerre, mais d’une « théologie de la sexualité » en zone de guerre qui recourt à des fatwas et à des arguments pseudo-religieux inspirés de la pratique médiévale des armées musulmanes.
Les principes et les lignes directrices de cette « politique sexuelle » ont été d’abord exposées dans la revue officielle de l’État islamique, Dâbiq (numéro 4, octobre 2014). Ce magazine, de qualité professionnelle, a été diffusé à la fois sous format électronique et sous format papier, dans le nord de la Syrie et de l’Irak. Il est disponible également en anglais. La version arabe est enrichie de plusieurs références théologiques et fatwas appuyant les avis développés dans la revue.
De plus, l’État islamique a diffusé, début novembre 2014, dans les grandes villes qu’il contrôle, et notamment à Mossoul (Irak) et Raqqa (Syrie), des fascicules et des livrets explicatifs ayant pour titre : Questions-Réponses sur les femmes captives. Ces livrets ont été présentés à l’auditoire lors des prières du vendredi et distribués aux fidèles à la sortie des mosquées. Ils offrent une image vertigineuse de la nouvelle politique sexuelle mise en place par l’État islamique dans les territoires qu’il contrôle pour « attirer » de nouvelles recrues ou bien pour « fidéliser » les combattants déjà présents dans ces territoires.
Une étude approfondie de ces sources internes à l’organisation montre que les principes de la « politique sexuelle » de l’EI se réfèrent explicitement au droit de la guerre en Islam (fiqh al-harb) et au statut des non-musulmans (ahl al-dhimma) dans la théologie médiévale.
Pour ces deux domaines, il existe un fonds très riche d’ouvrages spécialisés et de traités théologiques qui s’inspirent à la fois du Coran et de la Sunna, en plus de l’histoire musulmane. Les propagandistes de l’EI prétendent ne rien inventer alors qu’ils procèdent, en réalité, à une réinterprétation complète du fonds ancien et réactivent, aujourd’hui, des avis juridiques anciens et des fatwas totalement désuètes ou carrément faussées.
Les femmes et le sexe selon l’EI
Dans le « droit de la guerre islamique » selon l’EI, la position majoritaire parmi les théologiens médiévaux qui inspirent la politique sexuelle actuelle et les pratiques de ses combattants est de considérer les femmes en général comme des « prises de guerre », c’est-à-dire comme un « butin », et de les traiter comme une « propriété » (mulk). Mais les sources anciennes insistent sur la nécessité de distinguer les femmes musulmanes des femmes non-musulmanes, ainsi que sur l’importance de ne pas confondre les femmes mariées des femmes non mariées (vierges).
Cela se traduit, dans la pratique de l’EI, par des opérations de tri, réalisées par les commandants militaires sur le terrain, après chaque bataille victorieuse. Le tri des femmes consiste d’abord à identifier les femmes musulmanes qu’il n’est pas permis de réduire en « esclavage » car elles sont réputées « libres » par définition, étant musulmane de confession.
Pour entretenir des relations sexuelles avec elles, il faut leur consentement. Le problème est de savoir comment identifier ces femmes-là.
Selon plusieurs témoignages, le processus d’identification paraît simple et rapide, pour ne pas dire expéditif. Il consiste à demander à la femme « otage » de prononcer la profession de foi musulmane (Il n’y a de dieu qu’Allah et Mohammed est son messager), ensuite à réciter au moins trois sourates du Coran (celles qui servent à la prière). Mais les commandants de l’EI, considérant les chiites comme des hérétiques, y ajoutent pour ces derniers des questions d’ordre « sémantiques », visant à détecter si la musulmane concernée est sunnite ou chiite. En règle générale, les chiites ont tendance à « insulter » par exemple l’épouse favorite du Prophète, Aïcha, ainsi que ses trois premiers successeurs (les califes Abu Bak, Umar et Uthman), tandis qu’ils honorent la mémoire de la fille du Prophète, Fatima, et de son cousin et gendre, Ali. Ces aspects sémantiques et culturels servent au tri des femmes.
Ainsi, même si une femme est musulmane, elle peut se retrouver « concubine » ou « esclave », sans le vouloir, parce qu’elle est simplement « chiite ». Autrement dit, dans la théologie interne à l’EI, seules les femmes sunnites sont considérées comme de « vraies musulmanes » et sont donc protégées de la réduction en esclavage.
Mais cela ne les protège pas, pour autant, des abus sexuels et des relations non consenties avec les combattants de l’organisation. En effet, la condition du consentement est généralement contournée par le fait que les menaces de mort sont monnaie courante et que le consentement de la femme est tout à fait formel en raison de l’obligation légale d’avoir un « tuteur » (waliy), rôle qui peut être tenu par n’importe quel homme musulman majeur.
La deuxième opération de tri, parfois concomitante de la première, consiste à séparer les femmes mariées des femmes non mariées. La raison de ce tri est double : d’une part, si la femme est musulmane et qu’elle est mariée, il est interdit –selon la théologie islamique médiévale– d’avoir des relations sexuelles avec elle, à moins qu’elle divorce de son mari ou que celui-ci soit mort. De plus, selon cette même théologie, la « mère captive » ne peut être séparée de ses enfants mineurs et, si elle est enceinte, elle ne peut être « vendue » ni « cédée », dixit les traités de l’EI. D’autre part, si elle n’est pas mariée, cela signifie qu’elle est encore vierge, étant donné que les relations sexuelles avant le mariage sont strictement interdites et assimilées à de la « fornication » (zinâ). Or, les femmes vierges présentent deux avantages dans la perception jihadiste : non seulement, il est possible d’avoir immédiatement des relations sexuelles avec elles (alors que, dans le cas des autres femmes, il faut attendre au moins trois mois pour savoir si elles sont enceintes ou non), mais elles sont surtout perçues, parmi les combattants de l’EI, comme un « avant-goût du Paradis », étant donné que le Coran promet des « houris » (vierges) à tout musulman après sa mort, surtout si la mort intervient dans le « jihad ».
Cette quête de la virginité à tout prix conduit les combattants jihadistes à rechercher les relations sexuelles avec des femmes de plus en plus jeunes, parfois à peine entrées dans l’âge de l’adolescence.
Il convient de préciser, à cet égard, que, du point de vue de la théologie interne à l’organisation (EI), le « butin féminin » est considéré comme « femme » à partir du moment où celle-ci a ses règles (menstrues), c’est-à-dire lorsqu’elle capable d’être enceinte et d’enfanter.
Les relations avec des non-musulmanes sur les territoires de l’EI
Les relations avec les non-musulmans dans les territoires sous contrôle de l’EI sont gérées, théologiquement, suivant le statut médiéval appelé « dhimma », qui signifie littéralement « protection », mais qui désigne un régime spécial (discriminatoire) de traitement et de taxation.
Ce statut remonte au début de l’Islam et stipule que les non-musulmans sont des « dhimmis », littéralement des « protégés » de l’État islamique. Cette « protection » a un prix et c’est pourquoi les « dhimmis » sont obligés de payer une taxe supplémentaire, la « jizya », que les musulmans ne paient pas.
En vertu d’un accord passé au début de l’Islam par le second calife musulman, Omar (634-644), le statut de « dhimmi » s’applique essentiellement aux chrétiens et aux juifs, « gens du Livre » résidant en territoire musulman. Cela exclut de fait les autres religions et confessions – comme les Yézidis – considérés comme des hérétiques ou comme des mécréants. Pour ces derniers, le statut de « dhimmi » ne s’applique pas et ils ne sont donc pas « protégés » par l’État islamique.
Pire, il est possible et licite, selon la théologie interne à l’EI, de les réduire en esclavage et de traiter les femmes non-musulmanes comme des « esclaves féminines » (jawârî), qu’il est possible d’utiliser pour son propre plaisir sexuel, ou bien de les « vendre » ou encore de les « offrir » (sic.). Selon les « théologiens » de l’organisation, ces esclaves féminines peuvent être également libérées par leur « maître » pour « racheter » un grand péché qu’il aurait accompli, tel qu’un homicide involontaire ou un parjure.
Par ailleurs, l’enquête montre que, dans la perception générale des combattants de l’EI, les femmes non-musulmanes permettraient « d’engranger des points » pour accéder plus rapidement au Paradis. En effet, le fait de les « convertir » à l’Islam serait, selon eux, la meilleure garantie d’atteindre cet objectif dans l’au-delà. Cette perception ancrée conduit souvent à la conversion forcée des femmes captives, après qu’elles ont subi des « mariages forcés ».
Au cours de ces derniers mois, les « théologiens » de l’EI ont voulu « encadrer » les pratiques sur le terrain en émettant un certain nombre de « fatwas » destinées à répondre aux interrogations des combattants et à « éviter les abus » (sic.). Par exemple, ils ont édicté une fatwa selon laquelle une « femme captive » peut être « battue » pour la corriger et lui instiller la discipline, mais elle ne peut pas être battue « pour le plaisir de son maître ».
Il y a eu également de nombreuses fatwas concernant les « types d’unions » qu’il est licite de contracter avec des femmes musulmanes et des femmes non-musulmanes, ainsi que les modalités pratiques pour « rompre une union » (divorce, répudiation, abandon).
Innovations de l’EI en matière de sexualité
Les « théologiens » de l’État islamique ont également émis un certain nombre « d’innovations doctrinales », visant à attirer davantage de candidats au « jihad » et à recruter de jeunes femmes.
L’innovation la plus importante concerne l’autorisation, par l’EI, du « mariage à distance », qui consiste pour une jeune femme et un jeune homme à s’unir, religieusement, à distance, par le biais de l’internet audiovisuel (Skype, FaceTime, Tango, etc.). Cette « innovation » a permis d’attirer de nombreux candidats, féminins et masculins, venus essentiellement des pays européens.
Cette « innovation » a également permis de faciliter et d’accélérer le processus des conversions des candidats hommes non-musulmans, car, selon la théologie islamique majoritaire, il n’est pas permis à une femme musulmane d’épouser ou d’avoir des relations sexuelles avec un homme non-musulman, à moins qu’il ne se convertisse à l’Islam, alors que le contraire est permis pour l’homme musulman. Ces nouvelles règles permettent à l’EI, à la fois, d’attirer de nouveau candidats et sympathisants et de contrôler strictement la sexualité et la vie intime de ses combattants.
Par ailleurs, le fait que l’homosexualité –masculine comme féminine– soit strictement interdite et punie de mort renforce le contrôle sur la sexualité des habitants des zones occupées par l’État islamique et contribue à diffuser une nouvelle « norme sexuelle ».
En conclusion, on peut admettre que le fait est désormais établi : beaucoup de jeunes hommes frustrés sexuellement rejoignent les rangs de l’EI en raison de sa politique sexuelle et des facilités qu’il met à la disposition des jeunes hommes et femmes pour avoir des relations sexuelles dans un cadre prétendument islamique.
Il est à noter, également, que ces pratiques d’un autre âge se diffusent aux autres continents : le groupe nigérian Boko Haram, qui a également déclaré le « Califat » sur les territoires qu’il contrôle, applique aux femmes prises comme otage la même politique sexuelle, en faisant appel aux mêmes justifications théologiques que l’État islamique.
Malgré les protestations des autorités religieuses musulmanes partout dans le monde, considérant ces pratiques comme aberrantes et non-islamiques, l’EI et les organisations jihadistes apparentées continuent de prospérer sur les ruines des États faillis et de l’ignorance populaire.
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