« La guerre avec les Irakiens, avec ces Chiites ! C’est ça, notre nouveau combat ! »
Le serpent kurdo-turco-sunno-chiite qui s’enroule sur lui-même en Irak et en Syrie pourrait rapidement dissiper le mythe d’un Kurdistan prêt à tout pour son indépendance, y compris à lâcher ses alliés occidentaux dans leur lutte contre l’État islamique.
Entre mythe et glamour, les héros médiatiques de l’Occident prendraient alors du plomb dans l’aile, sur quelques malentendus…
On sait le rôle essentiel que les désormais célèbres Peshmergas, les combattants kurdes, jouent dans la guerre que le monde (presque) entier livre à l’État islamique (EI), « DAESH » selon l’acronyme du nom arabe de l’organisation qui s’est emparée d’une bonne moitié de l’Irak et de près des deux tiers de la Syrie où elle a implanté la capitale, ar-Raqqa, d’un nouvel État, islamique, ainsi de facto imposé à la face de la Communauté internationale médusée.
En effet, où en serait aujourd’hui l’expansion de cet État islamique, sans les milices kurdes, qui ont suppléé sur le terrain irakien à la défaillance d’une armée nationale incapable d’arrêter à Mossoul 800 djihadistes déterminés qui affrontaient pourtant pas loin de 60.000 soldats irakiens ? Jusqu’où aurait avancé l’EI, sans les combattants kurdes du YPG, qui ont reconquis une partie du nord de la Syrie, tandis que l’armée régulière, fidèle au président Bashar al-Assad et soutenue par l’aviation russe et les milices du Hezbollah libanais, s’afférait plutôt, d’une part, à achever les vestiges de l’Armée syrienne libre, les forces de la révolution, abandonnées par l’Occident, et, d’autre part, à repousser les katibas de Jabhet al-Nosra, la version syrienne d’al-Qaeda ?
Par ailleurs, les miliciens kurdes, appuyés par les frappes aériennes de la Coalition internationale emmenée par les États-Unis, ont constitué (nb : avec, tout de même, les milices irakiennes chiites, renforcées par des effectifs iraniens), cette armée au sol que l’Occident n’a pas voulu déployer face à la sauvagerie des djihadistes de l’EI et sans laquelle aucune contre-offensive n’aurait été réalisable, les frappes n’ayant, sans présence d’infanterie sur le terrain, d’autre effet que celui de contenir la progression des colonnes islamistes, et en plaine uniquement (en zones découvertes), comme ce fut le cas lorsque, en août 2014, les combattants de l’EI s’étaient approchés à moins de 20 km de la capitale du Kurdistan irakien, Erbil.
Ce que l’on sait moins, en revanche, c’est à quel point les Kurdes sont divisés, au bord, disent certains, d’un « clash » généralisé ; et combien leurs visées, profondément nationaliste et ethnocentrique, devraient à présent les amener à déserter l’alliance contre l’EI et, même, à jouer, en Irak du moins, ces djihadistes sunnites contre les combattants chiites de Bagdad.
Certes, on n’ignore pas les querelles de famille qui pourrissent depuis toujours les relations entre les clans kurdes d’Irak. Le Parti démocratique du Kurdistan (le PDK), centré sur Erbil, à l’ouest, est intrinsèquement attaché au puissant clan des Barzani, dont l’actuel chef de file, Massoud Barzani, accessoirement président du gouvernement régional autonome du Kurdistan irakien, tient les troupes d’une main de fer, n’hésitant à faire disparaître ses opposants déclarés… Ce parti, d’obédience libérale, s’oppose à l’Union patriotique du Kurdistan (l’UPK), basé à Souleymanieh, à l’est, et lié au clan des Talabani et à la famille de son leader, Jalal. Mouvement à tendance plus socialiste, l’UPK est par le fait allié du Parti des Travailleurs du Kurdistan, le célèbre PKK dirigé par Abdullah Öcalan (emprisonné en Turquie depuis 1999), actif en Turquie principalement, et allié aussi de l’avatar syrien de ce dernier, le YPG (Unités de Protection du Peuple, branche armée du Parti de l’Union démocratique, le PYD, le plus puissant parti des Kurdes de Syrie), dont les milices ont sauvé Kobanê de l’assaut islamiste et marchent dorénavant sur ar-Raqqah.
On sait aussi comment les deux grandes formations kurdes (PDK et UPK) se sont livré une guerre fratricide de 1994 à 1996, une véritable guerre civile ; et comment le clan Barzani, vaincu par les Peshmergas de l’UPK et du PKK qui avaient conquis Erbil, n’avait pas hésité à demander l’aide militaire du dirigeant irakien de l’époque, Saddam Hussein… Et c’est ainsi juchés sur les chars de Saddam que, en 1996, les Peshmergas du PDK avaient repris Erbil à leurs frères ennemis, les reconduisant ensuite jusqu’à Souleymanieh et obligeant nombre d’entre eux à se réfugier en Iran (principal soutien de l’UPK) et dans les monts Qandil, dans le nord-est de l’Irak (à la frontière turque), fief du PKK (le PKK que l’UPK trahira plus tard, temporairement, renonçant à son alliance avec le PKK, condition imposée en 1999 par le PDK lors des accords de réconciliations PDK-UPK, qui se partageront le Kurdistan irakien en deux zones d’influence, ainsi que la manne pétrolière).
Par contre, on sous-estime aujourd’hui, à la fois, la rancœur qui demeure très vivace et anime les rapports entre ces deux principales factions et, à la fois, l’ampleur des enjeux qui les opposent et des coups-bas qu’elles s’assènent régulièrement, au point que le PDK en vient désormais à saboter ouvertement le PKK et les Kurdes de Syrie (YPG) en lutte contre l’EI…
Juchés sur les chars de Saddam ? Oui, les Peshmergas du PDK étaient assis sur les chars de celui-là même qui, à peine quelques années plus tôt, en 1988, avait mis fin aux velléités autonomistes kurdes en gazant des milliers de villages du Kurdistan irakien, une opération baptisée « Anfal » (référence à la huitième sourate du Coran, dite « Le Butin »). Plus de 180.000 Kurdes, hommes, femmes et enfants, furent ainsi exterminés dans des conditions atroces, et 2.000 villages furent vidés de leur population. Ainsi, en fut-il de l’alliance Saddam-PDK, que les Kurdes de l’UPK et du PKK n’ont toujours pas pardonnée et qui reste présente dans tous les esprits…
« Barzani !? Il n’est pas kurde ! Il sacrifie la vie de milliers de Kurdes ! Il aide Erdoğan à dresser des Kurdes contre des Kurdes ! », s’est indigné un partisan de l’UPK lorsque j’ai évoqué devant lui le leader du PDK. « Barzani… En 1994, on aurait pu lui mettre une balle dans la tête ! On a oublié de le faire… C’est con ! »
C’est que le PDK a pour principal soutien la Turquie du président de plus en plus omnipotent Recep Tayyip Erdoğan, chef incontesté de l’AKP (le Parti de la Justice et du Développement, parti islamiste proche des Frères musulmans et qui domine la vie politique turque). Or, la Turquie d’Erdoğan, depuis le début de l’expansion djihadiste en Syrie et en Irak, a non seulement soutenu l’État islamique militairement (fourniture d’armement aux islamistes par les services secrets turcs, facilitation du transit des djihadistes européens à destination de la Syrie par les aéroports et le territoire turcs, appuis logistiques divers et même appui militaire –l’artillerie turque a bombardé les forces kurdes qui se battaient à ses frontières contre l’EI), espérant ainsi permettre à l’EI d’écraser les milices kurdes de Syrie (YPG) et d’affaiblir indirectement de la sorte les forces autonomistes kurdes de Turquie (PKK) ; mais la Turquie d’Erdoğan a également procédé à un intense trafic de pétrole, ce pétrole puisé par l’EI dans les champs pétrolifères d’Irak et de Syrie passés sous son contrôle et que des hommes d’affaires turcs achetaient à bas prix, avec l’assentiment du gouvernement d’Ankara. Un ballet de camions-citernes, un va-et-vient incessant de véhicules à la queue leu-leu qui, traversant la frontière turque à vide, en direction de l’EI, regagnaient la Turquie lourds d’hydrocarbures… Un trafic qui a considérablement diminué lorsque, consciente du phénomène, la Coalition internationale a commencé à bombarder les convois, au grand dam d’Ankara… Un trafic indécent qui n’a pu avoir lieu qu’avec la complicité des autorités d’Erbil, qui prenaient leur part au passage, du PDK, de l’ouest du Kurdistan irakien, par lequel transitait cette précieuse marchandise. Tandis que les Peshmergas de toutes les factions risquaient leur peau sur le front contre l’EI, les barons du PDK permettaient à l’ennemi, pour leur enrichissement personnel, de vendre son pétrole et d’engranger ainsi des bénéfices colossaux, qui lui servaient à se réapprovisionner en armes et munitions…
Aujourd’hui, le PDK a fermé la frontière syro-irakienne. Le PDK, en effet, contrôle le seul passage qui relie le Kurdistan irakien et le Rojava, le Kurdistan syrien. C’est aussi la seule voie d’approvisionnement pour les combattants kurdes syriens (YPG), enfermés entre la Turquie hostile, au nord, les brigades de Jabhet al-Nosra (al-Qaeda), à l’ouest, et l’État islamique, au sud. Or, depuis des mois, cette frontière irako-syrienne est rendue imperméable par les Peshmergas du PDK, sur ordre d’Erbil, qui empêche ainsi l’envoi d’armes au YPG et le passage des Peshmergas de l’UPK prêts à se porter en renfort en Syrie. Le PDK interdit aussi régulièrement le passage aux journalistes, dans le but de réduire au minimum la médiatisation des combats menés par le YPG, assisté de miliciens du PKK.
De toute évidence, la défiance à l’égard de l’UPK (que Barzani et le PDK visent à affaiblir en affaiblissant le PKK et le YPG) et l’alliance de plus en plus personnelle et solide qui lie Massoud Barzani et Recep Tayyip Erdoğan priment sur l’unité des Kurdes.
Ainsi, Massoud Barzani a-t-il relancé en 2016 l’idée d’un référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien, dans ses frontières actuelles.
C’est en fait le souhait d’Ankara, qui voudrait fixer au plus vite les frontières d’un Kurdistan indépendant, avant que les Kurdes de Syrie et ceux de Turquie, dont la combativité est en plein essor depuis qu’Ankara a mis un terme aux négociations sur l’autonomie régionale et a repris les hostilités contre l’immense minorité kurde de Turquie, deviennent suffisamment puissants (l’État islamique, en dépit des efforts des services secrets turcs, s’épuisant et reculant) pour imposer l’idée d’un « grand Kurdistan » qui enlèverait une partie de son territoire à la Turquie ou, du moins, une forte autonomie régionale (renversant la conception nationaliste ottomane défendue par l’AKP) qui ferait perdre à Ankara ses prérogatives sur au moins un tiers du pays (c’est en effet, plus probablement, le scénario à envisager, puisque les factions kurdes de Turquie elles-mêmes semblent avoir définitivement renoncé à la perspective de faire sécession et de se rattacher à un Kurdistan indépendant ; idem concernant les Kurdes de Syrie, qui évoquent de plus en plus clairement l’option du fédéralisme).
Par ailleurs, la « question kurde », c’est aussi celle de la participation des forces kurdes d’Irak à la poursuite de la guerre contre l’État islamique…
Il semble en effet que le PDK, qui a déjà fait le choix du sacrifice des Kurdes de Syrie, serait en train de changer, du tout au tout, de stratégie et… d’ennemi.
Ainsi, aux limites des territoires désormais contrôlés par les Peshmergas du PDK, les forces kurdes, depuis plusieurs mois, édifient de puissantes fortifications, sur des dizaines de kilomètres, tout le long du front. C’est une sorte de « Mur d’Hadrien », un « limes romain » qui s’allonge, rempart de terre de quatre mètres de haut, ponctué d’immenses tertres surmontés de bunkers. De toute évidence, ce n’est pas « du provisoire »…
Il se dresse à présent face à l’État islamique… Mais aussi face aux positions de l’armée irakienne, là où elle a repris le territoire aux djihadistes, s’approchant ainsi du Kurdistan.
Il y a fort à parier que les Kurdes n’avanceront pas plus loin et laisseront dorénavant ceux qu’ils appellent « les Irakiens » (eux, les Kurdes, semblent n’avoir plus rien à faire avec ce pays) se dépêtrer avec les Sunnites de « DAESH » (l’armée irakienne est à 90% chiite et est appuyée par des paramilitaires irakiens et iraniens, des milices, chiites elles aussi). Seule, peut-être, la question de l’annexion de Mossoul reste en suspens… Mais, pour le reste, les territoires revendiqués par les Kurdes d’Irak sont déjà sous le contrôle des Peshmergas.
« La guerre avec les Irakiens, avec ces Chiites ! C’est ça, notre nouveau combat ! », m’a lancé un colonel kurde (PDK), sur le front, où les tensions se font de plus en plus vives entre Peshmergas et milices chiites. « Les accrochages avec les Irakiens se multiplient ; il y a eu des morts… »
Pour sécuriser le territoire qui court tout le long de ce limes, qui matérialise désormais les frontières d’un Kurdistan de facto de plus en plus indépendant, les Peshmergas ont rasé plusieurs villages arabes (sunnites), aménageant ainsi un no man’s land où les djihadistes n’ont plus aucun moyen de reprendre pied.
« Les Arabes ? On ne peut pas avoir confiance… DAESH, c’est qui, selon toi ? Les Arabes sont des Arabes… », a renchéri le colonel. « L’Irak n’est plus un pays. C’est devenu une province iranienne. Bien sûr, le Kurdistan n’en fait plus partie. Les Sunnites de Daesh vont perdre ; c’est une question de temps. Ils vont être vaincus. Après, les Chiites de Bagdad et de Téhéran vont vouloir reprendre le Kurdistan et le pétrole. Ce sera notre prochaine guerre. »
Un sentiment devenu réalité, que m’a confirmé un volontaire américain, rencontré sur le front, au sud de Kirkouk : « Pour eux [les Kurdes du PDK], l’ennemi, ce n’est pas DAESH. C’est Bagdad. Les Arabes chiites… DAESH, c’était un problème accessoire, mais, pour eux, il est déjà réglé : ils ont pris les territoires qu’ils voulaient. Maintenant, DAESH, pour les Kurdes, c’est en quelque sorte un allié : il occupe et affaibli les Chiites de Bagdad ; et, en somme, il a permis aux Kurdes d’affirmer leur indépendance. »
« En automne de l’année dernière, on a pris ces villages, les ruines que tu vois là-bas. On allait s’y fortifier, mais un ordre est arrivé d’Erbil et le colonel nous a dit : ‘Non ! Vous reculez, maintenant ! Parce que, là, on est chez les Arabes !’ », ajoute un autre. « On a reculé et, depuis lors, ils laissent les Irakiens se débrouiller seuls… »
« Tu le vois bien… Ici, on ne se bat plus depuis des mois… En face, ce n’est plus l’État islamique ; c’est l’armée irakienne… », conclut un troisième. « Tu comprends ? Ici, ce n’est plus une ligne de front… C’est la frontière. »
La volonté du PDK d’en finir avec la guerre s’explique aussi parce qu’elle coûte cher, et que les principaux revenus d’Erbil se sont amenuisés avec l’effondrement des prix du pétrole, à tel point que le Kurdistan irakien n’a plus les moyens de payer ni ses fonctionnaires, ni les Peshmergas… Une situation qui inquiète déjà Washington qui aurait décidé de verser leur salaire aux combattants kurdes pour les maintenir au sein de la Coalition.
Ainsi, toute personne qui a (un peu) de connaissances sur le contexte kurde actuel sait le jeu malsain que joue le PDK. Contrairement à ce que la plupart des observateurs parisiens ou bruxellois croient naïvement, la Turquie n’est pas du tout opposée à la proclamation d’un État kurde indépendant… Mais uniquement en Irak, dans les frontières actuelles du Kurdistan irakien autonome… et sous la conduite de ses alliés du PDK.
Ainsi fixées et reconnues internationalement, les frontières de ce nouvel État ne pourront plus que très difficilement être modifiées, et elles ne concerneront ni les zones kurdes de Turquie, ni celles de Syrie. C’est le meilleur moyen pour Ankara, de son point de vue, de résoudre une bonne fois pour toute la « question kurde ».
Évidemment, PKK, YPG et UPK sont contre cette perspective; le PDK la soutient à 100%… Car c’est aussi une question de politique intérieure kurdo-kurde : affaiblir le PKK et le YPG, c’est indirectement mais très concrètement diminuer l’influence et le poids de l’UPK et accroître par là même le contrôle déjà dominant qu’exerce le PDK au sein des institutions du KRG (le Gouvernement régional du Kurdistan), notamment avec l’appui diplomatique des États-Unis et de plusieurs États européens qui préfèrent négocier avec les pragmatiques d’Erbil qu’avec les idéologues de Souleymanieh.
Certes, l’échec ou la réussite du référendum voulu Massoud Barzani, qui pressent maintenant ses partenaires à se décider, apportera une première réponse à la « question kurde ». Mais ce référendum, même s’il débouche sur la création d’un Kurdistan indépendant au détriment de l’Irak, ne la réglera pas pour autant.
L’UPK reste l’allié des Kurdes de Syrie et de Turquie et acceptera difficilement la domination du PDK. La question des autonomies kurdes en Turquie et en Syrie défrayeront à n’en pas douter l’actualité des mois à venir. Et puis… il ne faudrait pas trop rapidement enterrer l’État islamique : les territoires kurdes et chiites se sont libérés, mais il va falloir maintenant se battre dans les villages sunnites… Et, ça, c’est une autre paire de manches.