L’État islamique (EI) contrôle depuis plus de deux ans un corridor de 50 à 100 km de large, qui lui permet de relier son bastion de Rakka aux terres fertiles du nord de la région d’Alep et à la frontière turque, par laquelle peuvent transiter armes, pétrole de contrebande et combattants étrangers désireux de rejoindre le Califat.
Cet accès vital est désormais en danger, depuis l’accélération des offensives de ses ennemis, notamment des forces majoritairement kurdes des SDF (Syrian Democratic Forces – Forces démocratiques Syriennes), armées par les États-Unis et soutenues par les frappes aériennes de la Coalition internationale.
Les SDF forment une alliance, née en 2015, postérieurement à la bataille de Kobanê, et ce de la volonté de Washington de s’appuyer sur les YPG (principale force kurde liée au parti PYD, parti dominant des Kurdes de Syrie, lui-même lié au PKK), pour combattre l’EI sur le terrain, tout en permettant la reconquête des régions où vivent les Arabes sunnites et où les Kurdes sont considérés comme des ennemis. L’alliance s’est ainsi constituée par le ralliement, aux forces du YPG, des milices arabes et assyriennes du gouvernorat d’Hassaké, ainsi que de brigades liées à l’Armée syrienne libre (ASL) en provenance des gouvernorats d’Alep et de Rakka. Les SDF ont multipié les succès face à l’EI, particulièrement dans le gouvernorat d’Hassaké, mais aussi face aux rebelles opposés au régime de Bashar al-Assad, dans le nord du gouvernorat d’Alep.
Bien que théoriquement multi-ethnique, la stratégie des SDF obéit cependant aux impératifs de leur principale composante kurde, le YPG, dont l’objectif est de relier les territoires kurdes du nord de la Syrie entre eux (le Rojava), notamment le canton d’Afrin, situé au nord-ouest d’Alep et séparé des deux autres cantons déjà réunis (la Jazeera et Kobanê), par le corridor encore tenu par l’État islamique. Cet objectif est d’autant plus important que de nombreuses populations kurdes vivent dans la région.
La Turquie, qui s’oppose avec virulence à cet objectif kurde (redoutant l’apparition en Syrie, à sa frontière, d’une entité kurde indépendante et proche du PKK), a usé de son influence au sein de l’OTAN pour bloquer pendant plusieurs mois les offensives kurdes à l’ouest de l’Euphrate, jetant son dévolu sur les rebelles syriens de la région d’Azaz, soutenus par Ankara et que la Turquie préférerait voir contrôler les territoires bordant ses frontières.
Fin mai 2016, les SDF annoncèrent l’imminence d’une grande offensive au sud d’Ayn Isa, en direction de la capitale de l’EI, Rakka.
Dès les premiers jours de l’offensive, toutefois, il était clair que la conquête ne progresserait pas plus loin que les quelques villages repris aux djihadistes. Cette grande offensive, qui, en réalité, n’en était pas une, avait probablement pour objectif de masquer les préparatifs importants qui avaient lieu au même moment à l’est de l’Euphrate dans le but de prendre Manbij.
Cette nouvelle offensive fut lancée le 30 mai, sur trois axes principaux : l’un, sur la rive est de l’Euphrate, pour renforcer le passage de Tishrin ; l’autre, à l’ouest du barrage de Tishrin, où les SDF avaient déjà pris pied, vers le sud de Manbij ; et le dernier, à l’Ouest du pont détruit de Qarah Qawzaq, et plus au nord, où un pont temporaire fut jeté pour traverser le fleuve. L’offensive avança rapidement, au sud et au nord de Manbij, les deux armées se rejoignant à l’ouest de Manbij, aux environs du 10 juin, isolant ainsi complètement la ville.
Après d’autres avancées et une contre-attaque ratée de l’EI le 20 juin, le siège de Manbij se mit progressivement en place. Bien que désavantagés en nombre, équipement et soutien aérien, les combattants de l’EI, dont les effectifs sont estimés entre 600 et 1.000 hommes, se sont retranchés dans Manbij, la présence de plusieurs milliers de civils dans la ville empêchant un développement plus massif de l’appui aérien.
Une nouvelle contre-attaque de l’EI, le 3 juillet 2016, ne réussit pas à briser le siège, mais permit aux djihadistes de reprendre des villages au sud, et s’avéra coûteuse en vies humaines et en matériel pour les SDF. La poursuite du siège de Manbij, s’il devait s’étendre sur une longue période, constituerait un défi de plus en plus important, mobilisant de nombreuses ressources et empêchant les SDF d’avancer plus à l’ouest.
Parallèlement à l’offensive de Manbij, l’armée syrienne, loyale à Bashar al-Assad, a lancé une offensive à l’est de Hama, vers la ville de Thawrah/Tabqah, dans la direction de Rakka. Largement appuyées par l’aviation russe, les troupes loyalistes ont avancé rapidement dans cette zone désertique, jusqu’à 10 km de Tabqa, mais elles durent faire face, à partir du 20 juin, à une contre-attaque foudroyante de l’EI qui les ramena à leur point de départ, autour de la ville carrefour stratégique d’Ithriya.
Au nord d’Alep, les rebelles d’Azaz, soutenus par la Turquie, en extrême difficulté au mois de mai face à l’EI, profitèrent de l’offensive de Manbij pour reprendre quelques villages et rétablir les communications avec la ville de Mare, située plus au sud. Ils ont aussi tenté de progresser le long de la frontière turque, vers l’est et la ville d’Al-Ra’i, mais la situation extrêmement fluide de ce front et les contre-attaques de l’EI n’ont pas permis d’établir des gains durables pour les rebelles.
Les opérations de ces mois de mai-juin et tout début juillet 2016 sont d’une importance stratégique capitale.
L’État islamique court le risque de perdre sa dernière connexion avec la frontière turque et un territoire densément peuplé, une situation qui met son avenir en grand danger, d’autant que les djihadistes sont en net recul en Irak également, où l’armée irakienne a récemment repris la ville clef de Falloudjah.
Concernant les SDF, les rebelles anti-Assad et les loyalistes, l’enjeu, en cas de défaite de l’EI, serait de savoir qui des trois prendra le contrôle du nord du gouvernorat d’Alep, notamment des villes d’Al-Bab, Deir Hafir et Manbij, et de la frontière turque.
Pour la Turquie, il s’agit d’éviter une victoire trop nette des SDF, c’est-à-dire des Kurdes, ou des loyalistes.
Quant aux États-Unis et à la Russie, enfin, tout l’enjeu est désormais de renforcer leur influence respective sur le dénouement du conflit.