Entre 2011 et 2015, la Région arabe, plus spécifiquement l’éventail des États et sociétés frappées par les crises armées issues du « Printemps arabe » et une Égypte régulièrement confrontée à des incertitudes de sécurité alimentaire, recevaient plus d’un tiers du total des fonds consacrés à l’aide humanitaire par le gouvernement russe.
Ainsi, en matière d’aide humanitaire internationale russe, la Région arabe a dépassé les pays issus de l’ancienne URSS, comme le Tadjikistan et la Transnistrie, qui en furent longtemps les premiers bénéficiaires.
Bien que les médias aient fait très peu attention à cet aspect de l’intervention russe au Moyen-Orient, l’aide humanitaire fait intégralement partie de la présence et des activités de la Russie dans la Région arabe. Dans un certain sens, elle en reflète même les mobiles ; et, sans grande surprise, la plus grande partie de cette aide fut destinée à la Syrie ou, du moins, aux zones sous contrôle gouvernemental et à plusieurs villes assiégées par l’État islamique (EI).
Parmi les démarches russes remarquables, on citera en effet les appels de la Russie à l’ONU pour l’ouverture de couloirs humanitaires à Alep (et au Yémen), le parachutage d’aide d’urgence à Deir ez-Zor encerclée par les milices de l’EI, la mise en place à Hama et l’approvisionnement de camps, pour accueillir les personnes déplacées (et, dans le contexte de la guerre yéménite, l’appui à des camps de déplacés à Sanaa et dans le gouvernorat de Darwan).
Consistant principalement en de l’assistance alimentaire et médicale et de l’appui logistique à des structures de protection civile locales, l’aide russe est délivrée bilatéralement, d’une part, directement aux structures gouvernementales et quasi-gouvernementales et, d’autre part, aux sections locales du Croissant-Rouge, et multilatéralement, par l’intermédiaire du programme alimentaire de l’ONU ainsi que des fonds d’urgence humanitaires onusiens.
Tradition soviétique
Globalement, depuis une dizaine d’années, la Russie apporte officiellement en moyenne 35 millions de dollars d’aide humanitaire par an.
C’est peu comparé, par exemple, à l’aide déboursée par les monarchies pétrolières du Golfe arabo-persique, rien que dans la Région arabe. Néanmoins, ce chiffre ne représente qu’une partie des volumes réels, car il s’agit de sommes officiellement rapportées sur base volontaire par le gouvernement russe aux organismes onusiens chargés de la coordination et du recensement des flux de l’aide humanitaire mondiale. Si on y ajoute les quantités d’assistance humanitaire non-rapportées – comme celle offerte aux parties du sud-est ukrainien contrôlées par la résistance – ou insérées dans la coopération militaro-sécuritaire, comme c’est souvent le cas en Syrie qui en est le principal récipiendaire, ce chiffre est probablement beaucoup plus élevé. Notons aussi que l’aide humanitaire russe en Région arabe est quasi-exclusivement une aide gouvernementale, contrairement à celle destinée au sud-est ukrainien dont une partie non-négligeable est mobilisée par la société civile, l’Église orthodoxe et la population russes.
En Région arabe, la Russie, qui est le principal héritier des engagements internationaux de l’Union soviétique, se meut dans un espace dont les contours furent établis par l’active intense de l’URSS dans cette partie du monde. Si Israël bénéficiait d’un clair appui soviétique jusqu’au milieu des années ‘50 environ, les alliances de l’URSS dans la région se sont concentrées par la suite sur quatre ou cinq alliés arabes, parmi lesquels les liens les plus étroits se nouèrent avec l’Égypte nassériste et la Syrie. L’URSS n’ayant à l’époque pas d’enjeu économique ni pétrolier majeur dans la région, ses intérêts y furent, si près du canal de Suez, principalement de nature militaire et stratégique, comme en témoigne l’établissement de la base navale soviétique à Tartous (Syrie), en 1971.
L’aide au développement et l’assistance humanitaire, en général des composantes importantes du « soft power », furent de fait insérés dans la coopération militaire.
Bon nombre de cadres militaires, techniques et administratifs desdits alliés arabes furent également formés en URSS, ce qui explique l’existence de liens et réseaux actifs jusqu’à ce jour dans les relations entre la Russie et les États concernés au Proche-Orient. Quant à l’activité idéologique de l’Union soviétique dans la Région arabe, elle fut dirigée vers le soutien aux diverses forces politiques et sociales qui contribuaient à un climat antioccidental, plutôt que vers l’établissement de régimes socialistes ou communistes proprement dits (cfr. Marie Mendras, La logique de l’URSS au Moyen-Orient, Politique étrangère 48/1).
Assistance insérée
Depuis 1991, la Russie a connu une évolution sur le plan de sa position et de ses priorités de bailleur d’aide humanitaire.
Si elle a montré, depuis le milieu des années ‘90 et dans les années 2000, une certaine volonté d’accéder et de se conformer au groupe du DCD-CAD (Direction de la coopération pour le développement de l’Organisation pour le Coopération et le Développement Économique-OCDE) – c’est-à-dire à la « première classe » de financeurs d’aide, dominée par les principaux bailleurs occidentaux et les principes et modes de travail privilégiés par ceux-ci –, la Russie adopta par la suite une politique d’aide internationale beaucoup plus ancrée dans un projet politique autonome. Ainsi, depuis une dizaine d’années, se manifestent, dans le comportement international de la Russie (et plus encore dans le Monde arabe), trois principes directeurs aussi pertinents qu’ils sont enracinés dans des expériences historiques : la volonté de (re)devenir un pôle important d’un « monde multipolaire » après le « moment unipolaire » des années 1990 ; l’insistance sur les dynamiques de la régionalisation dans la politique mondiale dans lesquelles des ensembles régionaux cristallisent des intérêts et préoccupations aux conséquences vitales ; et une aversion pour tout changement de régime par la force, surtout si celui-ci est imposé par ou orchestré de l’extérieur (cfr. Ekaterina Stepanova, La Russie a-t-elle une grande stratégie au Moyen-Orient ?, Politique étrangère 2016/2).
L’assistance russe est-elle aujourd’hui ancrée dans des intérêts économiques et commerciaux?
En 2012, le commerce entre la Russie et la Région arabe se monta à 12 milliards de dollars environ, tandis qu’au début du siècle il oscillait aux alentours de 6,5 à 7 milliards de dollars par an. Malgré cette nette augmentation, la région occupe une importance plutôt secondaire dans le commerce extérieur de la Russie, surtout en comparaison avec l’Union européenne et l’ancienne URSS.
Les principaux pays qui, ensemble, absorbent à peu près la moitié du commerce russo-arabe sont la Syrie, l’Égypte, et les Émirats arabes unis. À cela s’ajoute annuellement 1,5 à 2,5 milliards de dollars d’investissement (parfois masqués comme assistance au développement) dans l’amélioration à la modernisation de l’infrastructure logistique et pétrolière (cfr ; Vladimir Isaïev et Alexandre Filonik [Владимир А. Исаев, Алексанр О. Филоник], Российско-Арабские торгово-экономические отношения, Восточная аналитика, 2011/2 2011).
L’Égypte du général al-Sissi, qui ne présente pas elle-même un contexte de conflit armé mais dont on observe depuis peu la réorientation vers la Russie au détriment du Golfe arabo-persique, a diplomatiquement soutenu les appels de la Russie à l’ONU à l’ouverture de couloirs humanitaires à Alep.
Une neutralité en cause
Depuis nombre d’années, l’Égypte reçoit de la Russie une aide qui relève plutôt de l’assistance économique – notamment des livraisons de grain et des prêts à des tarifs avantageux – et développementale que de l’aide humanitaire à proprement parler.
Finalement, contrairement aux pays d’Asie centrale, du Caucase et de la Région caspienne, la Région arabe n’est pas liée à la Russie par les rapports étroits que génèrent une immigration de travailleurs substantielle et une économie de redistribution, cette dernière étant souvent considérée, en Russie, comme une forme à part entière d’assistance financière à des pays et sociétés à bas-revenu.
Quant aux réfugiés syriens et autres réfugiés qui ont fui les crises armées issues du « Printemps arabe » et ont obtenu l’asile en Russie-même, leur nombre reste très limité et ne dépasse probablement pas les 8.000 individus dont nombre sont ethniquement arméniens, font partie des minorités arabo-chrétiennes ou ont fait des études ou du commerce en Russie avant les conflits en question.
Un autre facteur à prendre en compte, ce sont les liens étroits entre la Russie et la sphère arménienne qui s’étend bien au-delà de l’Arménie, jusqu’à Alep et à la province de Lattaquié, en Syrie, avec leurs importantes populations d’origine arménienne. Des communautés qui bénéficièrent d’ailleurs des convois humanitaires arméno-russes, dont les quarante tonnes d’aide d’urgence qui furent livrées à Lattaquié et à Alep en février 2017.
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L’aide humanitaire de la Russie à destination de la Région arabe est avant tout ancrée dans le sécuritaire et n’est donc (pour autant que l’aide humanitaire en général peut l’être en ces temps-ci) nullement neutre.
Au-delà des intérêts géopolitiques proprement dits, comme la sauvegarde de la base navale méditerranéenne de Tartous et le contrôle de potentiels gazoducs régionaux, il existe en Russie, dans l’opinion officielle ainsi qu’au sein de sections de l’opinion publique citoyenne, une forte conviction que les réseaux islamistes sunnites et les « mouvements démocratiques » qui cherchent à déstabiliser la Syrie et la Région arabe en général font partie des mêmes forces encadrées et financées de l’extérieur qui vont s’en prendre – ou s’en sont déjà pris sous l’une ou l’autre forme au cours des deux dernières décennies – à la Russie elle-même, ainsi qu’à son étranger-proche.
Dans ce sens, l’assistance humanitaire en Région arabe est, pour Moscou, un maillon significatif d’une logique d’auto-défense plus large.