C’était à Jérusalem, en 1964 : treize partis et mouvements palestiniens, dont le Fatah et deux partis de gauche, le Front populaire de Libération de la Palestine (FPLP) et le Front démocratique de Libération de la Palestine (FDLP), fondaient l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) destinée à représenter officiellement et démocratiquement le peuple palestinien ; et l’intention des Palestiniens, dans un esprit de modernité, était bien de favoriser des pratiques démocratiques dans leur vie politique et sociale.
Présidée par Ahmed Alchukiri jusqu’en 1966, puis par le défunt Yasser Arafat jusqu’à sa mort en 2004, l’OLP est désignée par le sommet arabe qui se tient à Rabat, en 1974, comme le seul représentant du peuple de la Palestine ; en janvier 2005, Mahmoud Abbas en prend la présidence et, malgré le retrait de deux mouvements islamiques, le Hamas et le Jihad islamique, l’OLP maintient le cap vers l’instauration d’un État palestinien démocratique.
Les pratiques démocratiques que l’OLP entretenait en son sein même ont constitué un capital politique très important pour les Palestiniens qui ambitionnaient de développer un processus politique démocratique même sous occupation israélienne, dans les territoires mais aussi dans le cadre de leurs représentations dans les pays arabes dirigés par des régimes autoritaires.
Et avec le Liban, et la Tunisie récemment – après la révolution de janvier 2011 –, la Palestine a toujours été reconnue pour son pluripartisme, une société civile très forte et des syndicats très représentatifs présents dans toutes les instances politiques, sans oublier la réalité de la liberté d’expression.
Démocratie et unité nationale
Il est important de se souvenir que la démocratie représentative ne constitua jamais (ou presque) une préoccupation essentielle dans le cadre des combats qui ont eu lieu dans le Monde arabe ou ailleurs pour la libération nationale ; les exemples de l’Algérie, de l’Angola ou du Vietnam sont éloquents. En revanche, la lutte palestinienne s’est toujours inscrite dans un pluralisme politique remarquable, où coexistent diverses factions qui ont souvent étroitement coopéré. Ainsi, l’histoire de la lutte palestinienne, particulièrement entre 1968 et 1993, démontre sans ambiguïté une capacité institutionnelle à représenter la population dans un cadre incontestablement national.
Dans ce contexte, les principes essentiels sont le consensus et le partage du pouvoir (qui s’opposent à la tenue d’élections organisées par une seule faction et pour une partie seulement de la population palestinienne, tout en revendiquant néanmoins une légitimité « nationale »). En dépit des divergences politiques et des différentes formes de résistance pratiquées par les différents partis et factions, l’unité nationale palestinienne a été préservée et également le respect des résultats électoraux.
Comme on a pu le constater pendant toute la durée des deux Intifada contre les forces de l’occupation israéliennes, la première, populaire et non-violente (1987-1994) et la deuxième, qui fut plus offensive (2000-2004) l’unité a été préservée : un seul mot d’ordre fut respecté par tous les partis qui prirent part ensemble à ces deux soulèvements.
À ce sujet, la personne de Yasser Arafat est exemplaire. Sa légitimité n’a jamais été plus forte que lorsqu’il s’est imposé à la tête du peuple palestinien sur la base d’un consensus autour et de son leadership, et d’un programme national. Paradoxalement, sa légitimité et son leadership n’ont été mis en doute que lorsqu’il fut enfin élu, en 1996, à la présidence de l’Autorité palestinienne qui venait d’être instituée, élu par une élection libre et honnête, mais dans un contexte de division entre le Fatah et le Hamas.
En 1993, en effet, et malgré le fait que plusieurs partis politiques et représentants de la société civile étaient opposés aux Accords d’Oslo et au processus de paix israélo-palestinien qui reconnaissait l’État d’Israël et lui abandonnaient des terres palestiniennes, la majorité des Palestiniens ont applaudi le retour de Yasser Arafat jusqu’alors en exil et l’installation de la direction de l’OLP à Gaza (en 1994).
Alternance du pouvoir
En 1996, l’Autorité nationale palestinienne (fondée en 1994 en attendant la création d’un État palestinien et dont les compétences s’exercent sur les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie) a organisé des élections présidentielles et législatives, des élections boycottées par le Hamas et le Jihad islamique qui s’insurgent contre les décisions d’Oslo, mais qui ont ensuite reconnu les résultats des scrutins, légitimés par une forte participation, de plus de 70% dans la Bande de Gaza et de plus de 80% en Cisjordanie.
Le principe de partage du pouvoir, en fonction des résultats électoraux, a donc également été respecté.
Aux élections de 1996, Yasser Arafat a obtenu un peu plus de 80% des voix face à l’autre candidate, la figure féminine Samiha Khalil ; et Arafat est devenu le premier président palestinien. En 2005, l’actuel président, Mahmoud Abbas, a obtenu un peu plus de 60% des voix, face à Mostafa Bargouthi, candidat issu de la société civile.
En 2006, le président Mahmoud Abbas a mis en œuvre l’organisation d’élections pour renouveler le Conseil législatif palestinien (destiné à devenir un jour le parlement d’un État palestinien) qui n’avait plus pu être légitimé par les urnes depuis les élections générales de 1996 à cause de l’occupation et de la seconde Intifada ; une décision prise malgré des oppositions au sein de son parti (le Fatah), certains redoutant une victoire écrasante du Hamas qui, en 2005, venait de s’imposer lors des élections municipales (le Hamas qui, ayant boycotté les élections de 1996, n’était pas représenté dans le Conseil législatif, dès lors dominé par le seul Fatah) et alors que, en octobre 2005 Israël avait évacué ses 18 colonies de la Bande de Gaza, territoire d’élection du Hamas.
Ces élections, comme prévu, ont conduit le Hamas à une victoire totale, lequel a remporté 74 des 132 sièges du Conseil législatif, contre 45 seulement pour le Fatah, usé par l’exercice du pouvoir (le Hamas étant « classé » en tant que « mouvement terroriste », l’Union européenne et les États-Unis n’ont pas reconnu les résultats de ces élections, pourtant libres et démocratiques selon tous les observateurs internationaux présents). Le président Mahmoud Abbas a conséquemment ordonné la création d’un nouveau gouvernement palestinien, présidé par un premier ministre issu des rangs du Hamas, Ismaël Hania, qui prit ses fonctions en octobre 2006.
Alternance du pouvoir, élections libres, respect des résultats par les forces politiques opposées…
Ce gouvernement, constitué majoritairement de ministres « islamistes », a tenté de tenir le cap, malgré les pressions israéliennes, régionales et internationales, et malgré le boycott de beaucoup de pays, et le manque de moyens du fait du non-versement des aides financières promises à l’Autorité palestiniennes.
C’est ainsi très probablement cette non-reconnaissance de la démocratie palestinienne qui a provoqué… la division.
La division et l’occupation
La victoire du Hamas aux élections législatives de 2006 va entraîner une réaction hostile de la part d’officiers et de fonctionnaires issus des rangs du Fatah, lesquels vont refuser de prêter allégeance au nouveau gouvernement… Les dernières années du gouvernement de Yasser Arafat avaient vu s’installer un laisser-aller institutionnel et se développer une corruption endémique qui profitait à d’aucuns.
Affaibli par les difficultés économiques et l’absence de légitimité internationale, le gouvernement d’union nationale dirigé par Ismaël Hania ne parvient pas, alors, à contenir les factions dissidentes qui commencent à s’affronter dans les rues de Gaza (certaines sont directement dirigées par des élus du Fatah siégeant dans les institutions de l’Autorité palestinienne), pas plus que le président Abbas, qui, en décembre 2006, décide dès lors, unilatéralement, de dissoudre le Conseil législatif tout juste élu et annonce des élections générales (législatives et présidentielles). Le Hamas, à tort ou à raison, considère cette mesure comme une tentative du Fatah de s’opposer aux résultats des élections ; la guerre civile inter-palestinienne commence : entre décembre 2006 et juin 2007, plus d’un millier de Palestiniens trouvent la mort dans cette « guerre des Frères » sans pitié (défenestrations, exécutions publiques de membres de factions rivales, assassinats…), laquelle s’étend à la Cisjordanie.
En juin 2007, un décret présidentiel consomme la rupture : Mahmoud Abbas proclame l’état d’urgence et destitue le premier ministre Hania, s’arrogeant de facto tous les pouvoirs. Les forces du Hamas déclenchent une offensive dans les rues de Gaza et s’emparent du pouvoir dans la Bande de Gaza ; le Fatah en est chassé et se replie sur la Cisjordanie, à Ramallah.
Exécutions et vengeances se succèdent, dans un contexte d’épuration politique, et les factions font peser la terreur sur les citoyens…
Ainsi, depuis juin2007 et du fait de la division inter-palestinienne, on peut dire que les valeurs démocratiques ont commencé à sombrer en Palestine.
Deux gouvernements de fait se partagent l’autorité dans les territoires palestiniens ; un à Gaza, dirigé par le Hamas, et l’autre en Cisjordanie, contrôlé par le Fatah et le seul interlocuteur reconnu par la communauté internationale et Israël (nb : l’autorité palestinienne verse toujours les salaires de 70.000 fonctionnaires de Gaza pour beaucoup devenus inactifs, tandis que le Hamas a créé 40.000 postes civiles et militaires et paient lui-même les salaires de ces fonctionnaires).
Au point de vue institutionnel, les deux pouvoirs sont illégitimes : le mandat du président Abbas a légalement pris fin en 2009, et le Conseil législatif aurait dû être réélu en 2010 ; mais la division et l’absence d’accord entre le Hamas et le Fatah ont empêché l’organisation d’élections.
Conséquences dramatiques de cette division : une démocratie bafouée, entachée d’arrestations à Gaza et à Ramallah, par la police et les services militaires de deux camps (60% des budgets de deux gouvernements sont consacrés au secteur militaire). Et l’interdiction d’organiser des manifestations pacifiques ou de protestation (une vague d’arrestation par la police du Hamas a répondu à une manifestation contre la crise de l’électricité à Gaza, en janvier 2017).
Aucune élection n’a été organisée depuis 2006, ni municipale, ni législative, ni présidentielle.
La liberté d’expression est dorénavant presqu’absente des médias, dans les deux régions palestiniennes qui vivent comme de plus en plus séparées l’une de l’autre.
Depuis 2006, toutes les initiatives de réconciliation entre le Fatah et le Hamas ont échoué, aucune des deux parties n’étant prête à sincèrement faire des concessions ; jusqu’à la dernière tentative en date, qui avait réuni Mahmoud Abbas et Khaled Mechaal, le leader du Hamas, en 2014 : après un flot de déclarations de bons sentiments et des centaines de poignées de mains hautement médiatisées, le gouvernement d’union national promis aux Palestiniens par les deux responsables politique s’est évaporé dans fumées de querelles et de rancœurs.
Et les Palestiniens n’attendent pas plus de résultats des négociations qui ont repris entre les deux partis, à Moscou, en janvier 2017, suite à l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, à l’accélération et à la « légalisation » par le parlement israélien des implantations illégales de colonies juives dans les territoires palestiniens occupés et aux velléités du nouveau président américain de reconnaître Jérusalem comme la capitale officielle d’Israël.
La démocratie palestinienne est donc désormais en « stand-by », comme suspendue dans le temps… Même si l’on peut dire que, en Cisjordanie au moins, il y a des élections syndicales, ainsi que dans les universités où la société civile reste active ; mais à Gaza, aucune élection d’aucune forme n’est autorisée.
Même la célébration et la commémoration des événements nationaux sont interdites dans les deux régions.
Cette situation a provoqué une séparation géographique et institutionnelle entre Gaza et la Cisjordanie, un amenuisement progressif des contacts entre les deux régions, qui s’éloignent l’une de l’autre ; une situation qui fait le jeu de l’occupant israélien, et dont il se réjouit.
On l’a vu lors des trois offensives israéliennes contre la Bande de Gaza : les souffrances des Palestiniens de Gaza ont été presque ignorées par l’Autorité palestinienne basée à Ramallah : et encore avec le soulèvement populaire déclenché en Cisjordanie en octobre 2015, qui n’a pas été suivi ni relayé par le pouvoir dominant à Gaza.
La division et le spectacle lamentable que les factions hostiles offrent au regard du monde ont aussi desservi la cause palestinienne : elles ont détourné les yeux de l’opinion public international qui ne s’intéresse plus aux conséquences des mesures israéliennes atroces pour les familles palestiniennes qui, loin des débats politiques contre-productifs, doivent endurer l’occupation au quotidien, que ce soit en Cisjordanie (mur, colonisation, check-points) et dans la Bande de Gaza (blocus, fermeture des passages, bombardements de masse).
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Le potentiel de la démocratie palestinienne a été grandement affaibli par Israël et son occupation militaire, mais aussi par les acteurs palestiniens eux-mêmes, par le Fatah et le Hamas dont les querelles de pouvoir entretiennent la nature dysfonctionnelle du système politique palestinien et délégitimise des non-élus par le fait non-représentatifs du peuple palestinien. Le récent échec lourdement politisé de la tentative d’organiser des élections municipales en Cisjordanie et à Gaza, prévue en octobre 2016 et annulées, confirme largement l’état moribond de la démocratie palestinienne.
La question qui se pose : quel pouvoir sous occupation ? Une question posée par toute une population civile qui voit dans cette division un danger pour la démocratie palestinienne mais surtout une grande chance pour l’occupation israélienne qui se rit de cette « guerre des Frères » et poursuit allègrement sa politique coloniale et agressive, à Gaza comme en Cisjordanie.
Le retour à la démocratie n’aura pas lieu sans le retour de l’unité nationale et la réconciliation entre toutes les composantes politiques dans les territoires palestiniens ; et l’organisation libre d’élections municipales, législatives et présidentielles rendra alors sa voix au peuple palestinien.
Le seul espoir réside dans la capacité et la volonté des Palestiniens à reconstruire leur mouvement de libération nationale au service des intérêts nationaux et collectifs.
Afin que ces intérêts soient protégés et à l’abri des manipulations israéliennes et d’interférences extérieures.