Torturé et douloureux est le chemin de la démocratie…
Quand la saison de la colère commence à gronder, le 17 décembre 2010 dans la ville de Sidi Bouzid, après qu’un jeune vendeur de fruits et légumes ambulant, Mohamed Bouazizi, s’est immolé par le feu, elle gagne les villes de l’intérieur, qui souffrent de marginalisation économique et sociale, d’un taux de chômage élevé touchant surtout les jeunes (dont 42% ont moins de 25 ans), et particulièrement les diplômés.
Beaucoup de Tunisiens espèrent alors que l’ère de la dictature sera bientôt révolue et que le rêve commun d’une démocratie naissante se réalisera.
Quatre semaines de manifestations continues s’étendent à l’ensemble du pays, malgré une répression policière sans précédent. La contestation s’amplifie, l’indignation grandit devant l’arrogance de l’État qui répond à la protestation populaire par des tirs et de nombreuses arrestations. L’explosion de la colère résulte des disparités économiques et sociales entre les villes côtières et les régions de l’intérieur, de l’ouest et du sud, discriminées et où l’État n’investit pas, d’un sentiment amer d’abandon. Puis, c’est la frustration et l’humiliation qui pousse l’ensemble de la population à manifester ; et surtout la jeunesse, qui crie son mécontentement vis-à-vis d’un régime politique qui a muselé les libertés fondamentales et instauré un état policier auquel s’ajoute une corruption institutionnalisée et les abus scandaleux de la famille Trabelsi, la famille de l’épouse du président, qui a pillé le pays.
Cette jeunesse, plus politisée que ses pères, étouffe sous la censure imposée par la force, les arrestations quotidiennes, de tous ceux qui ont critiqué et condamné les choix politiques et le durcissement de la dictature sous Ben Ali.
Mais les mouvements d’indignation ne sont pas nouveaux, en Tunisie ; ils ont précédé le 17 décembre 2010 et ont émaillé l’histoire de la Tunisie indépendante…
Le plus représentatif et certainement le plus emblématique fut probablement le mouvement de gauche Perspectives qui, dans les années 60’-70’, s’opposa farouchement à l’instauration progressive de la dictature par Bourguiba.
En 1961, en effet, les étudiants tiers-mondistes remportent les élections de l’Union générale des Étudiants tunisiens (UGET), tandis que L’Action tunisienne, le journal du Neo-Destour (le parti unique créé par Bourguiba) annonce la victoire de la faction estudiantine qui supporte le pouvoir. Les contestataires, exclus de l’UGET, fondent alors le Groupe d’Études et d’Action socialiste (GEAST), indépendant de tout parti politique, et une revue, autofinancée par les membres et clandestine, Perspectives tunisiennes, qui n’aura de cesse de dénoncer la censure, la corruption du régime et l’unipartisme, appelant à des réformes politiques et sociales profondes du système en Tunisie.
L’ambition du mouvement est de refonder l’État dans une perspective démocratique, d’instaurer l’État de droit et les libertés individuelles, de promouvoir un enseignement public de qualité et l’égalité des citoyens, indépendamment du sexe. Son activisme acharné lui rallie les mouvements ouvriers, et sa base grossit considérablement, au point d’inquiéter sérieusement le pouvoir : manifestations, grèves, émeutes… le mouvement a payé un lourd tribut humain en termes d’emprisonnements et de répression dans son combat face aux attaques menées par la Sûreté de l’État. Plus de vingt ans de lutte, jusqu’à son étiolement dans les années 1980’ : ce n’est pas la répression violente des manifestations, les procès devant des tribunaux militaires, les peine de prison de dix ou vingt ans et les condamnations des leaders aux travaux forcés qui en vinrent à bout ; mais, comme souvent, maladie incurable de la gauche, les divisions et dissensions internes, qui le menèrent à sa dissolution.
Son héritage reste cependant intact : le souvenir des révoltes que le mouvement a régulièrement provoquées tout au long de ces vingt années d’activisme intense et une référence pour les militants d’une Tunisie démocratique, jusqu’à l’ultime révolte, celle qui allait annoncer le « printemps tunisien » et la révolution, à savoir l’insurrection du bassin minier de Gafsa, en 2008, sévèrement réprimé par le régime de Ben Ali.
Ainsi la révolution s’inscrit-elle dans le sillage de plusieurs épisodes contestataires qui l’ont préparée et dont, probablement, elle constitue l’aboutissement naturel, dans le sens de l’histoire de la Tunisie.
Le soulèvement populaire, bien que spontané, a vu la population s’organiser, se rassembler, manifester pacifiquement, multiplier les marches, jusqu’à la décision de l’Union générale des Travailleurs tunisiens (UGTT) de décider une grève générale, décrétée le 13 janvier 2011, et une manifestation fleuve qui, le 14 janvier, a déferlé, foule immense, du siège de l’UGTT jusqu’à l’avenue Bourguiba, cinq heures durant.
Beaucoup de jeunes, dans une ferveur générale, par vagues successives, ont scandé les slogans « Dégage ! » et « Travail, liberté, dignité ! », les maîtres mots de cette journée décisive pendant laquelle les citoyens ont défié les forces de l’ordre et, pour la première fois depuis longtemps, ont exprimé haut et fort leur détermination à en finir avec la dictature, celle du président Ben Ali.
Il était 14h00, ce 14 janvier, lorsque les scènes de violences policières ont commencé : lacrymogène, charges et tirs à balles réelles, qui ont endeuillé ce jour de manifestation pacifique. Le chaos qui en a résulté a poussé les manifestants à fuir. Mais c’était déjà trop tard pour le régime : fin de journée, on apprenait le départ de Ben Ali et de sa famille, embarqués dans un avion pour l’Arabie saoudite ; et la fin d’un règne de vingt-trois ans.
Peu de temps s’est écoulé, cependant, avant que les espoirs d’une délivrance, d’un changement radical, de l’avènement d’une Tunisie démocratique et moderniste commencent à s’évanouir, laissant place à une résignation qui se cristallise plus et plus depuis maintenant six années : l’État s’est révélé incapable d’instaurer l’ordre, la sécurité et le respect des institutions, à cause d’une crise économique que les nouveaux maîtres du pays ne semblent pas vouloir résorber par les mesures adéquates, qui mettraient à mal leurs intérêts, ces intérêts anciens qu’une classe politique pas si renouvelée continue de défendre… Et aussi à cause d’une nouvelle donne, imprévue : l’émergence d’un parti islamiste, Ennahdha, dont les responsables sont très vite revenus de l’exil auquel ils avaient été contraints après avoir tenté de déstabiliser l’État dans les années 80’ en s’attaquant à la sécurité et en tentant d’islamiser la société.
Depuis lors absents du paysage politique et n’ayant aucunement participé à la contestation, ni aux manifestations de janvier 2011, les islamistes sont rentrés au pays, pour cueillir les fruits d’une révolution qu’ils avaient ignorée. Les cellules dormantes de ce parti sont sorties de leur léthargie et se sont mises à l’œuvre, se préparant sans relâche aux élections, celles d’octobre 2011, qui devaient former une Assemblée constituante chargée de doter la Tunisie d’une loi fondamentale, sa constitution.
Avec de gros moyens financiers fournis par leurs alliés étrangers, les monarques du Golfe, et grâce à leur implantation dans tous les quartiers défavorisés de toutes les villes du pays, achetant les voix pour ici un pain, là quelques jouets distribués aux enfants, les islamistes ont recouvert la révolution de leur ombre.
La victoire d’Ennahdha n’était pas attendue par ceux qui avaient manifesté sur l’avenue Bourguiba. Ce fut comme un coup de massue qui ébranla tous les espoirs démocratiques et commença d’inquiéter les partisans de la liberté et de la modernité ; tandis que, parallèlement, le pays s’enfonçait dans un marasme brutal et soudain : crise économique, pauvreté, chômage, toujours des arrestations arbitraires et des pratiques que l’on croyait révolues, l’insécurité, puis les assassinats politiques… et le terrorisme salafiste.
C’est grâce à la société civile vigilante, mobilisée, active, rassemblée que le caractère moderniste de la constitution a pu être sauvé… en partie du moins : les avancées espérées concernant le statut des femmes, par exemple, le droit successoral n’ont pu être réalisés. Et, malgré tous les obstacles, tous les échecs sur ce parcours chaotique vers la démocratie, l’expérience tunisienne se poursuit, dans un contexte international difficile.
Les pays arabes, englués dans leurs propres abîmes, sont indifférents au modèle tunisien, alors qu’il peut présager d’un avenir un peu moins sombre pour eux.
Face à l’islamisme, le président Essebsi à appelé à la formation d’un gouvernement d’unité natioanle, après qu’Ennahdha a pris la supériorité numérique au parlement, suite à la démission de membres du parti Nida Tounes (la formation du président). Ce gouvernement, formé en août 2016, semble vouloir sauver le pays d’une main mise islamiste qui risquerait d’anéantir toute velléité démocratique et de limiter les tentatives du parti islamiste de vouloir s’opposer à des avancées législatives et de maintenir des lois obsolètes. Mais que penser des intensions d’Essebsi, qui fut de ceux qui ordonnèrent l’impitoyable répression des partisans de Perspectives ? L’ombre de l’ancien régime… Toujours.
Six ans après la révolution, la démocratie tunisienne demeure fragile et incertaine ; les jeunes n’ont pas accédé à la liberté qu’ils croyaient survenue, un matin de janvier 2011, et leur liberté est équivoque à cause de l’inertie de décideurs anciens qui cultivent un conservatisme social et d’autres, qui voudraient mener le pays sur le chemin d’un État théocratique.
Porter un short, s’embrasser dans la rue, se baigner en deux-pièces… c’est considéré comme autant de délits dans une société qui, sous la pression des islamistes, impose le foulard et brime les femmes. L’immixtion du religieux dans la vie privée comme dans l’espace public limite les libertés individuelles et enfreint le désir de se libérer du carcan des habitudes et des coutumes ancestrales.
La voie de salut, ce serait que la Justice joue son rôle et s’oppose à tous les dépassements, à la corruption, au banditisme, se presse d’organiser des procès équitables et de dévoiler la vérité concernant les assassinats politiques, que les politiques intègres fassent entendre leur voix et fassent pression pour que des lois progressistes soient promulguées, que la société civile demeure vigilante et qu’elle devienne un partenaire privilégié du pouvoir décisionnaire, que les régions soient consultées et participent à leur propre développement, qu’elles ne soient plus dépendantes d’un pouvoir central, que le ministère de l’Enseignement réfléchisse aux réformes essentielles afin de permettre à une jeunesse marginalisée de s’épanouir et de participer à des choix cruciaux pour l’avenir…
Une révolution qui ne ressemble pas aux autres révolutions, même si certains lui contestent cette appellation ; une révolution qui éclate pour des raisons économiques et sociales surtout, mais n’oublions pas que l’oppression et la répression ont provoqué un sentiment de frustration tel qu’il a suffit d’un drame pour que tout un pays dépasse la peur d’un dictateur, se mette debout et s’écrie « Travail, liberté, dignité ! ». C’est une révolution singulière. La liberté et le droit au travail, au respect, sont au cœur de ce mouvement de révolte qui a permis à la parole confisquée de se libérer et aux aspirations à la démocratie de s’exprimer.
Évidemment, pour parvenir à réaliser ce désir ardent, il faudrait que le contexte international soit propice, que l’Occident, toujours maître du destin arabe, épaule la volonté des Tunisiens d’accéder à la démocratie, mais qu’ils forgeront eux-mêmes.
2 Comments
Dans un pays musulman quelque qu’il soit, la démocratie a pour objet d’installler les islamistes au pouvoir puisque c’est la dictature de la majorité même relative qui prime. Quand on pense démocratie on pense aux régimes occidentaux mais dans las pays arabo-musulmans ce n’est pas exactement la même chose, la démocratie doit être imprégnée d’islamisme voire de Chariâa
Quant les monarques tiraient leurs pouvoirs de l’Eglise avant l’installation de la démocratie, le peuple était bien satisfait de cette situation jusqu’au jour où il en a ras le bol. Ce que je veux dire, c’est que la démocratie s’apprenne. On ne naît pas démocrate, on le devient.