Depuis plusieurs semaines, les cadres du gouvernement afghans assurent leurs arrières et mettent leur famille en sécurité, en Europe. Fin septembre 2015, en effet, la ville de Kunduz retombait sous le contrôle des Talibans. Le retrait des forces occidentales d’Afghanistan ne laissait que peu de doute sur l’avenir de ce pays dirigé par un régime corrompu et mal défendu par une armée démoralisée.
La province de Kunduz, dans le nord de l’Afghanistan, constitue l’un des berceaux de l’ethnie pachtoune ; il n’est donc pas surprenant que les Talibans y jouissent d’une influence importante, même si celle-ci n’est pas comparable avec la domination qu’ils exercent dans leurs fiefs traditionnels du Sud, dans le Helmand et à Kandahar notamment.
La province frontalière du Tadjikistan est connue pour son agriculture, notamment le coton. C’est aussi un point commercial stratégique de passage vers les pays de l’ex-Union soviétique et de trafic de marchandises légales et illégales, drogue, armes…
En 2001, la ville de Kunduz fut, avec Kandahar, l’une des dernières villes d’Afghanistan à entrer dans le giron de l’Alliance du Nord et à se soumettre aux combattants du célèbre commandant Massoud, emmenés par le général Daoud Daoud, et aux Ouzbeks de Dostum.
Les Talibans partis, les forces de l’OTAN se déployèrent dans différentes régions et Kunduz, de même que Mazar-e Charif (dans la province voisine de Balkh), fut confiée aux forces allemandes qui assumèrent le leadership au sein d’une « Provincial Reconstruction Team » (PRT), chargée de mener à bien des actions civilo-militaires (éducation, aide à l’agriculture, santé…), mais aussi la formation de l’armée et de la police ; cela avec l’aide d’autres État (États-Unis, France, Grande-Bretagne…).
Toutefois, après une période de calme relatif, la rébellion islamiste amorça progressivement son retour. Dès lors, dans l’affolement et la précipitation, les Américains renforcèrent leur présence à Kundunz et dans toute la province, et c’est la société privée américaine Dyn Corp qui fut chargée de la formation de la police. Par la suite, des États de plus en plus nombreux furent impliqués dans un peu tout, sans aucune chaîne de commandement réel. Le résultat ne fut déplorable : on assista à un bricolage sécuritaire, sensé colmaté les brèches ouvertes par la rébellion ; des mânes d’argent se volatilisaient du fait de la corruption ; et le tout sans aucune avancée réelle pour la population de plus en plus hostile à la présence occidentale. C’est dans ce bourbier que l’influence des Talibans s’est renforcée…
À Kunduz comme partout ailleurs en Afghanistan, à la suite du désengagement militaire et du départ des troupes de combat de la coalition internationale, la sécurité est du ressort des seules forces afghanes. A priori, on pouvait supposer que les forces armées et la police afghanes, plutôt bien équipées et encadrées et entraînées pendant presque quinze ans, fussent à même de défendre leur pays. La chute de Kunduz démontre à quel point il n’en est rien.
L’armée nationale afghane (ANA) et la police nationale (ANP) n’ont pas résisté longtemps aux forces talibanes, pourtant très inférieures en nombre. Quelques centaines d’hommes (le nombre est invérifiable mais doit être compris dans une fourchette de 500 à 1.500 combattants, selon les renseignements recueillis sur le terrain) ont mis en déroute les forces loyalistes présentes dans la province (soit 8 à 10.000 hommes), qui ont été chassées de la ville en quelques heures seulement, le 28 septembre.
Durant les quelques jours pendant lesquels ils ont occupé Kunduz, fidèles à leur politique, les Talibans n’ont pas agressé la population, l’enjoignant à poursuivre une vie normale. Les habitants, en aucun cas affolés ou inquiets, ont vaqué librement à leurs occupations et côtoyer les combattants armés sans particulièrement se soucier du changement de régime. La rébellion s’est ainsi attaquée uniquement aux objectifs militaires et aux forces de sécurité (police et services de renseignements). L’hôpital a tout de même été investi, mais à la recherche de militaires et policiers blessés. Les Talibans ont en outre pris le contrôle de la prison de la ville, pour libérer une centaine des leurs.
On notera que, dans ce premier temps, les pertes dans les rangs de l’armée et de la police ont été quasiment nulles, signe évident qu’elles avaient laissé le champ libre aux Talibans et avaient pris la fuite sans véritablement défendre leurs positions.
Après trois jours, le 1er octobre, l’armée afghane a repris position dans les rues de Kunduz. Mais il ne faut pas se leurrer sur la réalité de ce retournement de situation : s’il n’a fallu en définitive que peu de temps à l’armée régulière pour reprendre la ville, cela n’a cependant été possible qu’avec la participation active des forces spéciales américaines, allemandes et britanniques, censées pourtant ne plus prendre part directement aux combats.
Et ce retour des forces gouvernementales afghanes à Kunduz ne s’est pas fait sans casse pour la population : un soutien aérien s’est révélé impératif, qui s’est par ailleurs soldé par une effroyable bavure, à savoir la destruction de l’hôpital de campagne de l’ONG Médecins sans frontière (MSF) et plus la mort de plus de trente civils (un terrible bilan qui laisse perplexe, si l’on met ce nombre en rapport avec celui annoncé par les autorités afghanes concernant l’offensive talibane elle-même : deux policiers et quatre civils tués). Le bilan final de la contre-offensive sur Kunduz reste difficile à établir : selon le ministère de la Défense, 150 Talibans auraient été tués… Mais il est également question de 30 morts du côté des civils…
Pourquoi les événements de Kunduz sont-ils déterminants ? Car il est dans ce cas impossible pour les autorités afghanes et les militaires occidentaux de claironner, comme ils en ont pris l’habitude après chaque attentat terroriste, que la prise de Kunduz est un des derniers soubresauts d’une rébellion en passe d’être vaincue. Cette attaque, organisée et planifiée, menée par plusieurs centaines de combattants, dépasse de loin les quelques attentats qui ont touché le pays en 2014 et 2015, mêmes ceux d’ample envergure et qui dont la préparation avait manifestement demandé une excellente coordination et des complicités à plusieurs niveaux.
Il s’agit là du pire revers enregistré par le gouvernement d’Ashraf Ghani depuis son accession à la présidence et d’une démonstration sans appel de l’échec de la coalition internationale : quinze ans de présence militaire étrangère, du sang répandu en vain et des sommes folles dépensées pour rien. C’est un retour aux années 90’ ; l’acte deuxième de la marche des Talibans vers le pouvoir.
L’un des objectifs annoncés par le président Ghani était de ramener la paix dans le pays et de favoriser la négociation avec les rebelles ; la prise de Kunduz lui a opposé une fin de non-recevoir. À l’inverse, le mollah Akhtar Mansour, désigné cet été à la tête des Talibans –en dépit de la contestation de certaines chouras-, vient de remporter une victoire personnelle et d’asseoir définitivement son autorité, et cela aussi bien au sein de ses troupes que sur le plan national et international. Il est devenu « l’homme avec lequel il faudra compter ».
C’est un revers aussi pour les États-Unis, l’OTAN et les forces internationales : après plus de dix années d’interventions en Afghanistan, de 2001 à 2014, la preuve est désormais faite que la coalition internationale a été incapable d’éliminer les Talibans, voire même de les affaiblir. En s’emparant de la cinquième ville du pays, la rébellion a fait montre de sa puissance. L’impact psychologique sur le moral des troupes régulières afghanes, de leur hiérarchie et des membres du gouvernement est dévastateur.
On assistait déjà, depuis plusieurs semaines, à une véritable hémorragie des cadres afghans, qui assurent leurs arrières en faisant partir leur famille vers l’Europe. Ce processus s’accélère largement. Réfugiés hors des frontières jusqu’en 2001, puis revenus au pays ensuite, bon nombre d’entre eux sont déjà prêts à repartir et ne se battront pas pour défendre leur pays.
Les forces afghanes ont laissé paraître, sinon de leur incompétence, leur faiblesse. Peu motivées, sans encadrement solide, elles ne tarderont pas à s’écrouler en cas d’attaque massive des Talibans.
Le gouvernement de Kaboul a déjà perdu la partie.
Mais c’est la stabilité de la région qui se joue : déjà, le Tadjikistan est la cible de groupes djihadistes proches des Talibans…