Le Kurdistan irakien avait fait un pas de plus vers l’indépendance, un pas très audacieux, confiant en sa destinée… Le résultat du référendum du 25 septembre 2017 organisé par le gouvernement régional ne fait aucun doute : la majorité absolue des habitants de la région déjà autonome du Kurdistan irakien (92,7%) a voté « oui » à l’indépendance.
Mais le rêve, chéri depuis des dizaines d’années, a été de courte durée, et il ne deviendra pas réalité dans un futur proche…
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Sans même une intervention aussi massive de l’armée irakienne, qui a finalement douché d’eau froide l’euphorie kurde qui s’était exprimée le jour du référendum, l’indépendance apparaissait compromise au regard des enjeux régionaux impliquant plusieurs puissances locales.
Composé de trois provinces, le Kurdistan est une région du nord de l’Irak, autonome depuis 1991. C’est une région de 4,6 millions d’habitants et riche en pétrole. La majorité kurde de cette région aspire à l’indépendance depuis un siècle. Mais, la situation économique difficile en raison de la récente baisse des prix du pétrole et la dégradation de la situation sécuritaire, lorsque le groupe djihadiste de l’État islamique a commencé de monter en puissance, ont accéléré ce souhait.
Toutefois, l’indépendance du Kurdistan irakien constituerait une provocation et un objet de vive inquiétude pour deux puissances régionales, la Turquie et l’Iran, mais aussi pour le régime syrien, puisqu’elle ferait tache d’huile chez ces voisins, en renforçant le rêve d’indépendance des minorités kurdes établies dans ces trois pays. Ce qui explique la contestation et les menaces formulées par la Turquie et l’Iran qui avaient mis Erbil en garde dès l’annonce de la tenue du référendum.
Et l’hostilité à l’indépendance du Kurdistan irakien ne s’est pas limitée à ses voisins immédiats : le 21 septembre, le Conseil de Sécurité de l’ONU estimait que le référendum d’indépendance du Kurdistan irakien aurait pu perturber les opérations en cours contre le groupe de l’État islamique, dans lesquelles opérations des forces kurdes jouaient un rôle capital, et que la proclamation de l’indépendance aurait en outre eu pour effet de contrecarrer les efforts pour assurer un retour volontaire et en sécurité de plus de trois millions de réfugiés et de personnes déplacées. En effet, les grandes puissances qui étaient engagées contre l’État islamique craignaient que le référendum kurde et tous les bouleversements qui devaient naturellement s’ensuivre, en matière de sécession à l’égard de l’État irakien, risquaient d’affecter la campagne contre les djihadistes, notamment en réduisant le soutien turc et iranien à cette campagne. Sachant, cela dit, que la Turquie n’a jamais été un acteur significatif dans la campagne anti-Daech : en réalité, jusqu’à très récemment, la Turquie a surtout servi de base logistique à l’État islamique ; une attitude qui s’inscrivait directement dans la politique turque anti-kurde. Et, en ce qui concerne l’Iran, le 4 avril 2017, le Hezbollah (entièrement sous contrôle iranien) et Fatah as-Sham, l’ex-Front al-Nosra (la branche syrienne d’al-Qaïda), ont conclu un accord pour évacuer les Chiites de Foua et Kefrya et chasser les Sunnites de Zabadani et Madaya, non loin des frontières libanaises. Cinq mois plus tard, le Hezbollah et l’armée libanaise ont conclu un autre accord, avec Daech, autorisant les djihadistes, vaincus le long de la frontière libano-syrienne, à quitter la zone et à circuler en toute sécurité à travers la Syrie pour rejoindre les zones encore tenues par l’État islamique. En d’autres termes, loin de coopérer avec les puissances occidentales pour infliger une défaite cuisante à l’État islamique, l’Iran et ses subalternes ont mené une guerre distincte, afin de chasser Daech de leurs zones d’influence, tout en permettant aux djihadistes de reformer leurs rangs pour se battre contre les États-Unis et leurs alliés, et en tout premier lieu contre les Kurdes de Syrie.
Aussi, face à l’hostilité internationale, des scénarios catastrophe se sont fait jour, qui prédisaient que, si le gouvernement kurde lançait immédiatement et unilatéralement la procédure de divorce avec l’Irak et convertissait les régions pétrolières du nord du pays en un État totalement indépendant, Bagdad, complètement dominé par l’Iran, allait certainement perdre pied et s’effondrer. Que la Turquie, forte du double discours des puissances occidentales (qui ont vu les Kurdes comme des alliés incontournables face à l’État islamique, mais balaient d’un revers de main l’idée d’un Kurdistan indépendant), envahirait probablement le nord de l’Irak (et même la Syrie). Et que l’Iran s’unirait à la Turquie, contre les forces kurdes. D’où l’appel de certains leaders kurdes à d’abord engager un dialogue avec le gouvernement irakien, dans le but de le convaincre qu’il valait mieux accepter un État voisin indépendant, mais avec lequel des relations stables et des accords économiques étaient possibles, plutôt qu’une région en rébellion et échappant de facto à la souveraineté irakienne.
Mais c’était sans compter sur la détermination de Bagdad, dont le potentiel de coercition a manifestement été sous-estimé par tous les observateurs. C’était aussi sans compter sur l’effondrement aussi total que rapide des lignes de défense kurdes…
C’est en effet la réponse de Bagdad qui est venue sanctionner sans délais la décision unilatérale des Kurdes de se séparer de l’État irakien et qui a coupé court en quelques jours de « combats » à tous les plans tirés sur la comète et à ce qui apparaît aujourd’hui comme une grosse farce : le tremblement de terre que d’aucuns craignait depuis des années si les Kurdes d’Irak proclamaient l’indépendance n’a pas eu lieu ; en lieu et place, les combattants kurdes se sont retirés et l’affaire s’est achevée dans la rigolade, d’un côté, et par une bonne gueule de bois, de l’autre.
Une réponse déterminée, de la part de l’État irakien qui a envoyé l’armée, ce qui a surpris tous les analystes. Le parlement irakien l’avait pourtant annoncé, dès le 12 septembre : le référendum était illégal et le gouvernement agirait par tous les moyens pour préserver l’unité du pays. Les parlementaires kurdes avaient alors quitté l’hémicycle… Le 25 septembre, Bagdad reprenait le contrôle aérien du Kurdistan et interdisait les vols internationaux sur Erbil et Souleymanieh ; et le parlement votait le déploiement de l’armée en direction du Kurdistan.
Incapables de tenir leurs positions, les célèbres Peshmergas, que la presse internationale avait présentés comme de fiers et invincibles guerriers, prêts à sacrifier leur vie pour leur cause éternelle, se sont débandés sans opposer presque aucune résistance à la progression spectaculaire et rapide des milices shiites et de l’armée irakienne, qui avait pourtant pris la poudre d’escampette, en 2014, face aux djihadistes de l’État islamique.
Ainsi, dès le 16 octobre 2017, après plusieurs jours de face à face, l’armée irakienne a repris la ville de Kirkouk (ville kurde mais également peuplée d’Arabes sunnites et de Turkmènes chiites qui avaient voté « non » au référendum), dont les Peshmergas de l’UPK s’enfuirent, abandonnant à Bagdad la principale région pétrolière occupée par les forces kurdes qui en avaient pris le contrôle en 2014, profitant de l’écroulement de l’armée irakienne face à l’État islamique. Quelques heures de manœuvres des chars irakiens, appuyés par les forces du contre-terrorisme et de la police fédérale, auront donc suffit à faire tomber Kirkouk, la « Jérusalem kurde », qui, en fin de journée, repassait sous l’obédience du gouvernement de Bagdad.
La défaite des Peshmergas est totale, comme à Touz Khormatou, une agglomération située au sud de Kirkouk, que les forces kurdes ont délaissée en moins d’une heure d’escarmouches, expulsées par l’armée irakienne et conspuées par les populations arabe et chiite qui ont fêté le départ des contingents kurdes en leur jetant des pierres et des détritus ; tandis que la communauté kurde de la ville, plusieurs milliers d’habitants, prenaient eux aussi la fuite, abandonnant leurs bien et leurs maisons qui furent systématiquement mises à sac.
Dans les heures qui suivent, c’est ainsi toute la province de Kirkouk qui repasse sous le contrôle de l’armée irakienne. Le 17 octobre, c’est autour de Sinjar de tomber ; là aussi, les Peshmergas (PDK) s’enfuient sans demander leur reste… Seules les unités du PKK résistent avant de se retirer dans les montagnes. Le 17 également, la plupart des agglomérations situées à l’est de Mossoul sont aussi reprises par les Irakiens, dont Makhmour et Bachiqa. La plaine de Ninive et la route d’Erbil sont ouvertes aux troupes de Bagdad.
Pendant ce temps, les partis kurdes s’insultaient mutuellement, le PDK accusant l’UPK d’avoir pactisé avec Téhéran et Bagdad et livré Kirkouk aux Irakiens, l’UPK accusant les Peshmergas d’avoir manqué de courage et abandonné leurs positions un peu partout… Et les députés des différentes formations de s’entre-déchirer au parlement, chacune refusant de porter la responsabilité de la débâcle.
Cette « guerre des deux jours » a permis aux forces irakiennes de reprendre aux Kurdes tous les territoires qu’ils avaient occupés en profitant de l’offensive djihadiste de 2014 qui avait mis l’armée irakienne en déroute. « L’Israël d’Irak » aura vécu…
Le 25 octobre, impuissant devant la défaite généralisée, le président Barzani implore Bagdad d’accorder un cessez-le-feu, et il renonce, temporairement, à faire valoir les résultats du référendum, donc à l’indépendance. Quatre jours plus tard, il annonce sa démission.
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L’offensive des djihadistes avait permis aux Kurdes de prendre le contrôle de secteurs qu’ils souhaitaient intégrer à leur État indépendant. La protection dont le Kurdistan irakien a ensuite bénéficié de la part de l’aviation de la coalition internationale menée par Washington contre Daesh a garanti un temps le tracé de ces nouvelles frontières établies de facto.
Le tracé de ces frontières constituait la question fondamentale dont les Kurdes entendaient débattre avec Bagdad tout en espérant se trouver suffisamment en position de force pour imposer leurs vues. La transformation automatique des anciennes limites administratives en frontières internationales risquait en effet de conférer un titre sur une partie du territoire que les sécessionnistes n’occupaient pas, et sur lesquels ils n’avaient en principe aucun droit particulier. Les « zones disputées » dans le nord de l’Irak sont au cœur des débats sur l’indépendance que les Kurdes réclament depuis longtemps. Cela concerne en premier lieu la ville de Kirkouk, mais également d’autres agglomérations, villages et cantons, et notamment les villages de la plaine de Ninive, peuplés majoritairement de Chrétiens.
Reste à savoir, à présent, quelle sera l’attitude de Bagdad. À savoir, aussi, qui prendra la succession de Barzani à la tête du gouvernement autonome du Kurdistan irakien ; et qui succédera à Jalal Talabani, le leader de l’UPK, décédé le 7 octobre, et ce que décideront les nouveaux leaders kurdes d’Irak…
En tout état de cause, les défis qui attendent le Kurdistan irakien sont nombreux et ce retour à la case-départ en augmente encore le nombre, qui viennent s’ajouter à la corruption dont le gouvernement kurde souffre particulièrement, à la faiblesse de l’économie kurde, que la baisse des cours pétroliers avait déjà handicapée et que la perte des zones pétrolières qui assuraient l’essentiel des revenus du Kurdistan va à présent littéralement mettre à terre –c’en est fini de la « petite Suisse du Moyen-Orient ».
Le 17 février 2008, le parlement du Kosovo déclarait cet « État » indépendant de la Serbie. Aujourd’hui, malgré le soutien de l’Occident, notamment des États-Unis, et l’avis de la Cour internationale de Justice que l’adoption de la déclaration d’indépendance n’a pas violé le droit international, seulement 111 des 193 États membres des Nations-Unies ont reconnu l’indépendance du Kosovo, et pas le Conseil de Sécurité de l’ONU, seule institution légalement apte à statuer sur la question.
Le chemin vers le Kurdistan indépendant et reconnu internationalement est donc très long encore. D’autant plus long que, après avoir cru faire un grand pas en avant, ce 25 septembre 2017, c’est en réalité un pas de géant, mais en arrière, qui a été fait par les Kurdes d’Irak, à l’heure où l’étaux se referme sur les Kurdes de Turquie et où, en Syrie, Daesh éliminé, l’œil du régime se tournera bientôt vers le nord…