La victoire contre l’État islamique à Tikrit signifie-t-elle le retour de l’Irak ? L’offensive sur Tikrit est certes un tournant décisif sur le front oriental de la guerre faite à Daesh… Mais le rôle prééminent joué par les milices chiites, appuyées par l’Iran, présente un goût de revanche sectaire à l’encontre des populations sunnites d’Irak et des puissances qui les soutiennent dans la région. À ce titre, la bataille de Tikrit est une défaite plus que symbolique pour l’avenir de la réconciliation en Irak, mais aussi pour la Coalition occidentale, qui n’a pas participé à l’initiative de cette offensive, incapable d’influencer les opérations, et se révèle dès lors impuissante face à un Iran désormais triomphant au Moyen-Orient.
Tikrit, un objectif stratégique, et un symbole pour le camp chiite
Comment expliquer l’attention, exceptionnelle, depuis le début de la guerre universelle à Daesh, dont a bénéficié l’offensive du 2 mars sur Tikrit, dans la presse internationale comme dans les chancelleries ?
L’enjeu stratégique était certes de premier ordre : la prise de la ville devait faire sauter le « verrou » de la route de la vallée du Tigre vers Mossoul. Mais ce sont davantage les symboles politiques attachés à Tikrit et à l’histoire récente de l’Irak qui ont motivé l’intérêt pour cette bataille en particulier.
Quelques jours avant l’assaut sur Tikrit, la Brigade Badr, une des principales milices chiites, diffusait une affiche de propagande qui proclamait : « Nous arrivons, ô Tikrit ! ».
L’image met en scène le leader du mouvement, Hadi al-Amiri, à côté duquel figure l’Ayatollah Khamenei, guide suprême de la révolution iranienne. Aucun symbole irakien n’est représenté ; c’est un serment presque sacré qui est ainsi formulé : les Chiites avancent pour frapper l’ennemi au cœur.
Les villes de Tikrit et d’ad-Dur sont effectivement les fiefs historiques de Saddam Hussein et d’Izzat al-Duri, général au nombre des anciennes figures du régime qui avait rejoint l’insurrection baathiste et l’État islamique (présumé tué lors de l’assaut du 17 avril 2015).
Pour la population chiite irakienne, ce symbole avait été ensanglanté lors du « massacre de Speicher », du nom d’une base militaire aérienne située au nord-ouest de Tikrit :
le 12 juin 2014, dans la continuité de l’offensive spectaculaire des djihadistes de l’État islamique parti de Mossoul vers le sud du pays, quelques 1.500 cadets de l’armée de l’air irakienne – des Chiites en majorité – furent liquidés avec l’aide de milices sunnites locales. Le massacre a touché les classes moyennes chiites au cœur : dans le monde arabe, l’armée de l’air est le corps le plus prestigieux, préempté par les familles qui peuvent financer les études de leurs fils.
Ces derniers mois, la « nécessaire » vengeance des martyrs de Speicher s’est manifestée comme la thématique omniprésente dans les tracts et discours de propagande des miliciens chiites, principaux protagonistes de la prise de Tikrit.
Les milices chiites, fer de lance de la reconquête et instrument du jeu régional iranien
Nées du désordre de l’occupation américaine et de l’influence iranienne, jugulées un temps par l’autoritarisme de l’ancien premier ministre chiite, Nouri al-Maliki, les milices chiites ont pris un spectaculaire essor depuis l’offensive djihadiste de juin 2014.
Suite à l’effondrement de l’armée (illustrée notamment par la débandade des 60 .000 militaires qui défendaient Mossoul), la fatwa du Grand Ayatollah Ali al-Sistani [ndlr : d’origine iranienne, al-Sistani, qui réside à Najaf, exerce une grande et réelle influence sur les Chiites d’Irak] affirmant le devoir religieux de défendre l’Irak a suscité une explosion du recrutement par ces groupes armés. Ils forment à présent une force militaire dominante, qui dispose d’une représentation politique au gouvernement ; ces milices reçoivent ainsi un financement de l’État, tout en conservant une quasi-autonomie opérationnelle sur le terrain des combats.
Les différentes milices se font certes concurrence et connaissent des divisions politiques. Deux éléments en assurent cependant la cohésion : l’Iran, pourvoyeur de matériel militaire et qui assure la supervision logistique et opérationnelle, et la population chiite irakienne, base humaine et politique de ces factions.
Une opération militaire menée par le camp chiite et sous supervision iranienne…
L’offensive du 2 mars 2015, lancée le jour de l’anniversaire du soulèvement chiite de 1991 contre Saddam Hussein, est inédite de par son ampleur ; elle a été planifiée par les seuls chefs des milices chiites et par leurs conseillers militaires iraniens, et ce n’est que tardivement qu’un état-major restreint de l’armée irakienne a été associée aux opérations déjà en cours. Exclus de la préparation, donc, le nouveau premier ministre, al-Abadi, pourtant constitutionnellement chef des armées, et le ministre de la Défense, al-Obeidi, un Sunnite de Mossoul, nommé à ce poste quelques mois plus tôt…
L’offensive a été rendue possible grâce à la « mobilisation populaire » chiite et conduite notamment les milices Badr, Asa’ib Ahl al-Haq, Kata’ib Hezbollah et Kata’ib Imam Ali, appuyés par les forces spéciales irakiennes (la 2e Golden Brigade). La configuration des unités déployée tire les leçons de l’impréparation des offensives précédentes, et de l’efficacité limitée de l’armée irakienne conventionnelle, qui n’a eu cette fois qu’un rôle de support.
Les milices chiites formaient ainsi les deux tiers des 30.000 fantassins de la force loyaliste, auquel s’ajoutaient deux brigades de l’armée régulière irakienne, avec la participation toute symbolique de troupes kurdes (moins de 500 combattants) et quelques éléments issus de tribus sunnites (moins de 2.000 hommes).
À Tikrit, principal lieu de fixation des combats, les djihadistes de l’État islamique ont opposé un dispositif basé sur une accumulation de pièges – plus de 5.000 IED [engins explosifs improvisés]selon l’armée irakienne –, mais peu de combattants, moins d’un millier, principalement des tireurs embusqués et des kamikazes.
Cette défense organisée depuis plusieurs mois, qui ne visait pas à empêcher la prise de la ville, que l’État islamique savait indéfendable, a toutefois considérablement ralenti l’offensive, qui a longtemps piétiné dans le centre-ville, entièrement piégé et transformé en forteresse. Une tactique défensive qui a irrémédiablement conduit au ravage de la ville, au fur et à mesure que progressaient l’assaut et s’est révélée cohérente, donc, avec la stratégie de communication de Daesh en direction de la population sunnite, qui veut montrer que son retrait signifie la destruction totale des territoires perdus, la terre brûlée.
Une opération médiatique, mise en scène de la nouvelle dynamique chiite
Sur le plan médiatique, cette offensive de Salaheddin [ndlr : le gouvernorat qui regroupe les agglomérations de Tikrit, Baiji et Samarra] a été conçue et présentée par le camp chiite comme le modèle de la reconquête à venir de l’ensemble du territoire irakien : c’est un message adressé à tout l’Irak, à ses adversaires régionaux, mais aussi de la Coalition occidentale qui a déployé sa force aérienne dans la région.
La presse locale et internationale a été préparée plusieurs semaines à l’avance, à grand renfort de rumeurs et « d’indiscrétions ». Mais, durant les premiers jours de l’opération, une stricte opacité médiatique a été maintenue, si bien que les observateurs, dans ce premier temps, ont dû se contenter d’arbitrer la guerre de propagande que se livraient les organes médiatiques loyalistes et islamistes.
L’exclusion initiale des Occidentaux, lors de la préparation de l’offensive, visait à démontrer qu’ils ne jouent qu’un rôle secondaire dans la reconquête de l’Irak. Mais, sur ce point, l’objectif n’est que partiellement atteint : l’écrasante supériorité numérique des milices chiites s’est révélée inutile une fois engagée la guerre urbaine, dans Tikrit ; et elle n’a pas empêché des pertes importantes parmi les loyalistes, ce qu’ont rapidement trahi la saturation des hôpitaux de Baiji et Samarra et le nombre d’enterrements de « martyrs » à Najaf.
Finalement, ainsi, le piétinement des combats dans le centre-ville, véritable forteresse des djihadistes, a conduit des officiers de l’armée régulière à demander un appui aérien occidental. Un appel unanimement condamné par les milices, considéré comme une trahison du « story telling » de la victoire-éclair de Tikrit. Aussi, après les premières frappes américaines et françaises, plusieurs groupes se sont retirés du champ de bataille.
Ce clivage au sein des forces réunies à Tikrit pourrait mener les chefs des milices chiites à choisir, lors des futures opérations d’importance, de marginaliser davantage encore l’armée régulière irakienne, la réduisant dès lors à un rôle de simple support auxiliaire et à l’image d’un « faire-valoir » aux yeux de la Communauté internationale.
L’affirmation politique et militaire des éléments les plus belliqueux du camp chiite semble en effet se faire aux dépends de l’État irakien, voire en complète rupture avec le gouvernement d’al-Abadi.
Quelle guerre sectaire ? Le massacre des Sunnites de Tikrit n’a pas eu lieu ! Mais…
Les djihadistes de Daesh, en s’appuyant les vives tensions communautaires générées sous le gouvernement d’al-Maliki, ont franchi le pas ultime de la logique génocidaire à l’encontre des populations chiites, systématiquement massacrées dans les territoires conquis par l’État islamique. À l’heure de la reconquête, de nombreuses organisations internationales se sont inquiétées publiquement des risques de vengeance et d’exactions sur les civils sunnites.
Ces craintes se fondent sur des précédents. Les milices chiites viennent d’achever la reconquête de la Diyala, province frontalière avec l’Iran. De nombreuses rumeurs d’exécutions sommaires, tortures, et rackets sur les populations soupçonnées de collaboration ont rapidement émergé dans une quasi opacité médiatique qui a occulté les réalités des opérations de ces groupes.
Fait avéré et documenté, le nettoyage par les milices chiites des villages sunnites entourant la localité d’Amerli, un fief turkmène chiite, a probablement constitué la vengeance des massacres commis par Daesh dans la région en juillet dernier. Aussi, le souvenir de Speicher demeurant présent dans tous les esprits chiites, on pouvait craindre le pire à l’occasion de l’offensive de mars à Tikrit.
Cependant, l’agitation des médias et chancelleries occidentales s’est dégonflée en quelques jours, car les nettoyages ethniques annoncés n’ont visiblement pas eu lieu. Pas, en tout cas, dans les proportions redoutées… Mais…
Des exactions ciblées : règlements de compte ou message politique ?
Tikrit est depuis longtemps une ville fantôme et sa région, zone de combat permanente depuis des mois, pour le contrôle de la raffinerie de Baiji notamment, avait déjà perdu 80% de sa population qui avait fui la guerre.
Lors de la reprise de la ville par les milices chiites, des exactions ont bien eu lieu. Mais la propagande du gouvernement irakien en a nié l’existence… Les chaînes de télévision ont au contraire immédiatement mis en exergue la participation au combat de tribus sunnites locales et ont multiplié les images d’habitants fêtant l’arrivée des miliciens, tentant ainsi de démontrer que la « majorité silencieuse » sunnite n’avait pas supporté l’État islamique et attendait le retour de l’État.
Cela dit –et si des massacres de masse n’ont pas eu lieu-, les Sunnites de la région n’ont pas été épargnés pour autant : malgré cette apparence de « retrouvailles nationales », plusieurs villages, tels Hawja, Albo-Ajeel ou Ad-Dawr, et plusieurs quartiers, outre quelques maisons particulières directement visées, ont été méthodiquement pillés et brûlés. Pourquoi ces destructions ciblées ? Selon plusieurs témoignages, les miliciens auraient été aiguillés à la fois par des instructeurs iraniens, officiers de la force Quds présente en Irak, mais aussi par des membres de tribus sunnites…
Une part de vengeance tribale expliquerait donc aussi les exactions de Tikrit. Mais pourquoi ces rivalités entre tribus sunnites éclatent-elles aujourd’hui, au milieu de la guerre faite à Daesh ? Ces règlements de compte sont en réalité intrinsèquement liés aux racines du drame irakien que nous développerons plus bas, celui qui a abouti à jeter une majorité de la population sunnite de la région dans les bras de « l’opposition armée », de l’État islamique, un jour de juin 2014.
Ainsi, il est envisageable que les miliciens chiites parviennent à maîtriser leur haine de l’ennemi sunnite et que la reconquête de l’Irak ne replongera pas le pays dans la guerre intercommunautaire.
Mais, au-delà de la propagande officielle, l’acte fondateur de cette reconquête, la prise de Tikrit, ne témoigne ni d’un sursaut sunnite en faveur de l’État, ni d’une volonté chiite de réconciliation.
Au contraire, le message politique qu’ont adressé au pays les exactions chiites, même limitées, est sans ambigüité : il s’agit de la continuation de la politique de soumission des Sunnites par le camp chiite, qui s’appuie comme au temps du gouvernement d’al-Maliki sur des autoritarismes locaux.
Soumission ou marginalisation, voire révolte : le choix piégé des Sunnites de Salaheddin depuis 2003
Pendant la longue période ottomane qui a précédé l’Irak moderne, la région de Salaheddin est demeurée pauvre et agricole, écartelée entre les zones d’influence des grandes cités voisines de Bagdad, Mossoul et Kirkouk. Par la suite, la période baathiste, qui poussera la jeunesse de la région à s’engager dans l’armée, contribuera à l’essor du gouvernorat. Mais c’est surtout, en 1979, le coup d’État de Saddam Hussein, natif de la région, qui donnera à Tikrit et à certaines de ses tribus un rôle prééminent dans le nouveau régime.
C’est ici que la réalité se détache de la manière dont les médias internationaux appréhendent les populations de la région de Tikrit, perçue comme un pur fief baathiste ou un bloc politique sunnite cohérent.
Car la profonde division de la communauté sunnite de cette région, résultat du destin particulier de Tikrit et de ses tribus, est l’une des clés qui permet de comprendre la force de l’opposition terroriste à Tikrit après l’invasion américaine de l’Irak, en 2003, et le renversement du régime baathiste de Saddam Hussein ; et de comprendre aussi cet étrange spectacle qui a accompagné la bataille de mars 2015, dans lequel des habitants sunnites dansaient dans les rues de leurs villages avec les miliciens chiites, à quelques kilomètres à peine d’autres villages sunnites, rasés par ces derniers.
Dans les années 1980-90, la mainmise sur l’armée d’officiers issus de la confédération tribale des al-Joburi, très implantée à Tikrit et dans la vallée du Tigre, va donner l’idée à plusieurs membres de cette tribu de tenter l’aventure du pouvoir par divers complots contre Saddam Hussein. L’échec de ces putschs successifs aura pour conséquence la répression, puis la marginalisation de cette tribu et de ses complices. Dans le gouvernorat de Salaheddin, sa disgrâce va bénéficier à d’autres tribus restées fidèles au maître de Bagdad, comme celle des al-Duri, dont le sheikh était Izzat al-Duri ; comme aussi les al-Qaysi, qui géraient le lucratif trafic de pétrole de la raffinerie de Baiji.
Le bouleversement politique occasionné par l’invasion américaine permet alors aux anciens putschistes de prendre leur revanche. À rebours de la majorité des Sunnites du pays, qui refusent toute collaboration avec le nouveau régime [ndlr : les États-Unis, pour assurer leur contrôle sur l’Irak, ont promu et soutenu un gouvernement essentiellement chiite, finalement confié au premier ministre chiite Nouri al-Maliki, à l’encontre de la communauté sunnite, qui avait été le principal soutien du parti Baath et de Saddam Hussein], les al-Joburi s’impliqueront très tôt dans le nouveau processus politique et tireront les fruits de cette relation privilégiée avec la puissance occupante, ravie, quant à elle, de disposer de relais sunnites locaux dans une zone jugée stratégique.
Ainsi, dans le gouvernorat de Salaheddin, les al-Alam al-Joburi (du nom d’une petite ville située à quelques kilomètres au nord de Tikrit) vont immédiatement s’imposer comme les maîtres de la région, particulièrement le clan des al-Jebara al-Joburi, leur leader, Hussein, devenant vice-gouverneur de la province, jusqu’à son assassinat en 2011.
La confiance des Américains leur permettra d’investir les postes de sécurité du gouvernorat, mais aussi de profiter du système de financement de projets par la coalition internationale de l’époque, menée par les États-Unis, via le CERP (Commander’s Emergency Response Program, une structure de financement mise en place pour la reconstruction du pays).
Habiles, les « contractors » d’al-Alam ont monopolisé les appels d’offres concernant les reconstructions de ponts, d’écoles, de centrales électriques, etc., empochant d’importantes commissions et influant par ailleurs sur le choix des zones qui recevaient l’aide occidentale.
Les al-Jebara al-Joburi s’allièrent ensuite avec un clan de Baiji, les Khalaf al-Baiji al-Joburi, représenté par Ahmad Abdallah (élu plus tard gouverneur en 2013), ce qui leur permettra de prendre pied dans le trafic de carburant autour de la raffinerie, un marché auparavant aux mains des Al-Qaysi.
Jusqu’à la fin de l’occupation américaine, ce tandem clanique règnera sans partage sur le gouvernorat, soumettant à leur autorité les autres tribus et familles commerçantes en multipliant les arrestations arbitraires et pratiquant un racket décomplexé.
Pour les autres tribus, qui avaient raté le coche de la participation au nouveau régime, les années 2003 à 2009 furent une période de vexations permanentes, de disette et d’émigration, accentuée par les lois de « débaathification », qui envoyèrent au chômage nombre de leurs membres, anciens fonctionnaires, policiers ou militaires… Des dizaines de villages, comme ceux d’al-Dawr, Albu Ajeel, Awja, ou Balad entrèrent en opposition au nouveau régime et devinrent les fiefs de la résistance armée au gouvernement d’al-Maliki, hébergeant d’abord les milices baathistes clandestines, puis les djihadistes d’al-Qaeda.
L’espoir d’un réveil sunnite brisé, le régime d’al-Maliki promeut Salaheddin
Par la suite, toutefois, le revirement américain de 2009 a offert une porte de sortie honorable à ces tribus, via le « réveil sunnite » et la création des Sahwas, des milices tribales sunnites qui, ralliées au gouvernement de Bagdad, chassèrent al-Qaeda du gouvernorat de Salaheddin.
Mais cet espoir d’un réveil sunnite, soutenu par les États-Unis, se brisa rapidement, du fait de l’empressement du nouveau président américain, Obama, à se désengager d’Irak, en 2011 ; il laissait ainsi le pays aux seules mains du chiite al-Maliki, lequel s’était spectaculairement rapproché de l’Iran l’année précédente, dans le but d’assurer sa réélection.
Dès 2011, ainsi, tandis que Bagdad prenait place au sein de l’axe Téhéran-Damas, les Sahwas et les partis politiques sunnites furent perçus par le régime à la fois comme une menace sécuritaire et un obstacle à la logique de centralisme autoritaire qu’al-Maliki souhaitait imposer en Irak.
Les arrestations et destitutions de poste toucheront particulièrement la région de Salaheddin, affectant sans distinctions les al-Joburi loyalistes et les « nouveaux ralliés » membres des Sahwas. Cette nouvelle marginalisation des Sunnites ramènera l’opinion publique de la région dans les bras de l’opposition militaire djihadiste ou baathiste…
Ce sont les tribus locales qui, à la suite de la prise de Mossoul, livreront Tikrit à Daesh, et qui participeront au massacre de Speicher. Le village d’al-Alam sera assiégé et pillé, et les derniers civils, kidnappés.
Les leçons de Tikrit et l’impasse politique de l’après-Daesh
Pendant la bataille de mars 2015, ce sont bien ces al-Alam al-Joburi qui se sont affichés avec les miliciens chiites, puis les ont guidés vers les villages « complices » de Daesh, qui payèrent à leur tour le prix de la vengeance.
Le message politique pour les populations sunnites qui demeurent encore sous le joug de Daesh est terrible. Il signifie qu’il n’y aura pas de pardon pour ces tribus ou villages dont les membres, individuellement ou non, ont rejoint les rangs des djihadistes. Pas de réconciliation ou solution négociée pour ces Irakiens qui forment, selon les estimations, entre 70 et 90% des combattants de Daesh en Irak.
La deuxième leçon de Tikrit, c’est que le nouveau gouvernement, qui reconquiert actuellement le pays, revendique de moins en moins la figure rassembleuse de l’État, ce pour quoi il avait été promu sous la conduite du premier ministre (chiite) al-Abadi. En effet, ce gouvernement prend de plus en plus la forme sectaire et assumée des milices chiites, nouvelles puissances de l’Irak face auxquelles les seules options sont la soumission, la fuite ou la mort.
À ce titre, les annonces récentes de recrutement de membres de tribus sunnites par les milices chiites, interprétées par les médias occidentaux et présentées par les médias officiels irakiens comme un beau symbole d’unité nationale, devraient être analysées sous un angle moins optimiste : elles montrent au contraire le désespoir politique de ces populations et la soumission de leurs tribus au camp chiite triomphant, d’autant plus que la Coalition internationale ne semble plus capable d’en tempérer les ambitions.
Le voyage au bout de la nuit des Sunnites irakiens (ou la recherche désespérée d’une « lumière américaine » au bout du tunnel)
Une interview trop vite oubliée, publiée en octobre 2014 par David Ignatus dans The Washington Post, donnait la parole à des chefs tribaux sunnites irakiens réfugiés à Amman, en Jordanie.
Le journaliste était parvenu à saisir le fond de la pensée de ces élites sunnites ralliées par pragmatisme à l’État islamique en juin 2014. Le sheikh Zaydan al-Jobouri, d’al-Ambar, y décrivait l’époque du gouvernement de Nouri al-Maliki : « La communauté sunnite a deux options : combattre Daesh et laisser les milices [chiites] nous dominer ou le contraire. Nous avons choisi Daesh pour une raison. Daesh ne fait que tuer nos gens. Le gouvernement irakien tue nos gens mais viole aussi nos femmes. »
Et le sheikh de conclure : « Nous voulons une relation stratégique avec les Américains. Pour nous, c’est la lumière au bout du tunnel. »
Effectivement, la création des Sahwas et le ralliement des Sunnites à l’État irakien, à partir de 2007, s’étaient faits avec l’encouragement et sous la protection des états-Unis, seule garantie contre la domination chiite. Aujourd’hui, malgré de multiples tentatives de médiation à Amman, à l’initiative des conseils de tribus ou de la puissante confédération des Dulaimi, les tribus sunnites ont échoué à convaincre les Américains de s’impliquer à nouveau dans le processus politique ou de leur fournir de l’armement pour assurer elles-mêmes leur sécurité.
Pire, aux yeux des Sunnites, la Coalition internationale, marginalisée par l’opération chiite à Tikrit, a montré qu’elle était incapable d’orienter la reconquête du pays selon une méthode qui poserait les jalons d’une réconciliation nationale… Choisissant finalement d’opérer quelques frappes à Tikrit plutôt que de montrer leur impuissance, les Occidentaux n’ont pas résolu l’impossible équation d’un appui militaire nécessaire pour vaincre l’État islamique tout en refusant de s’impliquer dans le jeu politique irakien pour l’accompagner dans la gestion politique de l’après-Daesh.
Pire encore, à une plus vaste échelle, le message politique chiite de Tikrit est aussi désastreux pour l’équilibre géopolitique régional : les puissances sunnites perçoivent l’expansion de l’influence iranienne régionale comme une menace existentielle.
Après le renoncement américain en Syrie, en 2013, le supposé désengagement occidental en Irak, après Tikrit, aura sans doute joué un rôle non-négligeable dans la formation de l’actuelle coalition sunnite qui bombarde aujourd’hui les Houthis au Yémen.
Les événements de Tikrit constituent un avertissement quant à la nouvelle donne en Irak : l’armée régulière irakienne s’efface progressivement devant des groupes armés qui poursuivent le processus de féodalisation politique par le sécuritaire, un processus entamé par l’ex-premier ministre chiite Nouri al-Maliki.
La réconciliation par le retour de l’autorité publique n’aura donc pas lieu…
Sans implication occidentale, la victoire ne sera pas inclusive, mais sera bâtie, à nouveau, sur la soumission politique des Sunnites, avec des conséquences encore inconnues sur le jeu des acteurs régionaux, sur celui des deux grands rivaux : l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite.
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