Le djihad, c’est avant tout une croisade contre un Occident post-colonial en perte de valeurs et de repères ; et, pour l’Occident, l’offensive contre le djihadisme ne pourra pas être simplement militaire. Nous assistons en effet, depuis des mois, à une subite prolifération du réseau djihadiste de Daech dans le monde, résultat de la volonté de ce groupe de dépasser les limites des deux États que sont la Syrie et l’Irak : la ville libyenne de Derna est déjà devenue un émirat islamique, après Jund al-Khilafa en Algérie et Ansar Bayt al-Maqdis en Égypte, tandis que les groupes extrémistes d’Afrique noire prospèrent et font allégeance au Calife al-Bagdadi, à commencer par Boko-Haram qui, par ses attentats de plus en plus dévastateurs, contribue à déstabiliser la puissance économique du Nigéria. Comment, si soudainement, en est-on arrivé là ?
« Nous n’avons pas, semble-t-il, d’approche cohérente ou globale de l’extrémisme islamique tel qu’il se développe dans le monde », a pu écrire, récemment, Nicholas Baines, évêque de Leeds. C’est absolument vrai et il faudrait ajouter que nous avons eu une position contradictoire au cours du temps, ce qui n’a fait qu’aggraver la situation.
Les motivations qui ont poussé l’Occident à intervenir dans le monde arabo musulman aujourd’hui en crise profonde sont diverses et contradictoires. La défense des Droits de l’Homme, toujours mise en avant avec obstination, a caché des calculs plus sordides : la réappropriation de zones géostratégiques riches en hydrocarbures et l’éradication ou l’affaiblissement de régimes qui refusent de se ranger dans le camp occidental, à commencer par ceux de l’Iran, de l’Irak (gouverné par une majorité chiite) et de la Syrie de Bachar al-Assad.
La cible de la stratégie multiforme du « containment » est toujours active, avec un objectif caché à court terme : changement de régime imposé par la guerre (« regime change »), mise en place de régimes pro-occidentaux et création de zones économiques favorables aux intérêts occidentaux.
Par un jeu subtil de dominos, c’est à plus long terme la Russie et la Chine qui sont visées. Mais cette stratégie vieille déjà de plusieurs décennies dans un monde de plus en plus instable et dangereux est-elle souhaitable ? Les peuples de cette immense zone convoitée deviennent dans ce contexte des pions au service des ambitions de camps planétaires qui les dépassent et les submergent, car les ambitions de l’Occident stimulent à leur tour celles de l’autre camp, entrainant le monde aux portes d’un nouveau brasier planétaire. Plus les États-Unis interviennent en Syrie, plus la Russie intervient à son tour. Et il n’est pas étonnant que, dans ce contexte international, le monde arabo-musulman ait servi de nouveau champ de bataille où, par l’intermédiaire de « proxies » régionaux, chaque camp essaye d’agresser l’autre.
La Libye, aujourd’hui en lambeaux, avait été le premier laboratoire de cette guerre de l’ombre. Le Levant aura été le second. Sur ce dernier, le régime syrien aura cristallisé toutes les passions, régime honni pour les uns en raison du peu de cas qui est fait en Syrie des Droits de l’Homme, régime qu’il faut défendre à tout prix pour les autres en raison de son attachement aux principes de la laïcité et de la protection des minorités religieuses non sunnites. L’Occident s’est positionné dès le départ comme étant viscéralement hostile au régime syrien, sans jamais avouer pour autant ses ambitions de domination géostratégique, son désir de maîtriser les ressources énergétiques de la Syrie et, surtout, de son voisin, l’Irak, d’y faire transiter ses gazoducs et pipelines.
Dans ce jeu régional, plusieurs puissances occidentales, avec naïveté, voire complaisance, ont aidé à la création et au développement de monstres qu’elles pensaient sous contrôle et qui ont rapidement commencé à combattre les valeurs et les intérêts vitaux de leurs premiers bayeurs de fonds.
Daech est l’un d’entre eux ; le Front al-Nosra, que d’aucuns pensaient avoir apprivoisé, en est un autre.
Les conséquences de la période coloniale
Les raisons du retournement de ces groupes contre l’Occident sont multiples. Déjà, la haine de l’empire colonial est toujours vivace dans les mentalités du monde arabo-musulman, et encore plus parmi les islamistes extrémistes. Les États européens se sont longtemps comportés en prédateurs, en invoquant comme prétexte les bienfaits « supérieurs » de la civilisation occidentale. Ainsi, en 1916, en plein conflit mondial et dans le plus grand secret, Français et Britanniques redessinaient ensemble la carte du Moyen-Orient post-ottoman, les accords Sykes-Picot définissant pour chacune des deux puissances des zones d’influence et des frontières aujourd’hui contestées de toutes parts.
En effet, de ce dépeçage où seuls les intérêts des puissances coloniales servaient de fil conducteur, sont nés des États artificiels qui ne pouvaient résister éternellement aux contradictions qu’ils portaient en eux, contradictions multiformes, historiques, raciales, culturelles et religieuses.
C’est ainsi que fut fondé l’Irak, doublement pénalisé : à la juxtaposition de peuples arabes et kurdes, s’ajoutait une division bien plus forte, religieuse cette fois, entre sunnites minoritaires et chiites majoritaires, qui se vouaient une haine mutuelle farouche. L’Irak a ainsi été construit sur des bases irrationnelles ; il ne pouvait que se désintégrer. Il est en train de le faire. On évoque désormais la création d’un « Sunnistan », à cheval sur l’Irak et la Syrie, si l’Occident arrivait à vaincre les forces de Daech. Apparaîtrait alors de facto un « Chiistan », tout à côté de cette nouvelle entité…
La Syrie, sous-ensemble, lui aussi artificiel, de ce qu’était autrefois le Levant, souffre de maux identiques. Quand les Français héritèrent, entre les deux guerres mondiales, de l’administration mandataire de ce pays, ils se rendirent vite compte de la difficulté de gérer cette mosaïque religieuse et ethnique ; et, en effet, le mandat français fut ponctué de soulèvements identitaires et communautaires quasi permanents, au point qu’une partition en entités homogènes fut alors envisagée. Le diagnostic était bon, mais la solution ne fut jamais mise en œuvre. Aussi le pays était-il également condamné à exploser. C’est chose faite ; et la faute première n’incombe pas aux Syriens, mais aux puissances qui ont créé cette anomalie étatique.
Ce qu’on peut dire pour la Syrie vaut aussi pour le Liban, autre partie démembrée du Levant historique, un Levant qui aurait pu être consolidé unitairement comme il existait à l’origine. En effet, comme l’a montré la guerre civile libanaise, ce pays souffre des mêmes maux que son voisin syrien : une juxtaposition de religions antagonistes que sont, pour l’essentiel, le sunnisme, le chiisme et le christianisme, sans oublier la composante druze. Ces deux États étaient inévitablement soumis à des dissensions.
Le Liban ne pouvait qu’être paralysé ; il l’est, avec des vacances prolongées du pouvoir au sommet de l’État. Il risquait d’exploser ; il l’a fait, avec cette longue guerre civile ponctuée d’interventions étrangères, qui s’est entendue de 1975 à 1990, se soldant par 130 000 à 250 000 victimes civiles, bilan plus lourd que le bilan syrien actuel.
Certaines factions de ce pays instable regardent vers Téhéran et, les autres, vers Riyad, ennemis jurés. Comment le Liban peut-il dès lors être gouverné ?
Il importe à présent de poser la question : à qui la faute ?
C’est celle de l’Occident. Le colonialisme est responsable de ces découpages absurdes qui ont donné naissance à ces États indépendants irrationnels, mais qui n’ont en réalité que l’apparence de l’État puisqu’ils portent en eux les germes de leur propre autodestruction. Il ne faut pas s’étonner que, dans chacun de ces pays, la haine interraciale et interreligieuse ne trouve pas de répit. En conséquence, les groupes extrémistes trouvent là le carburant nécessaire à leur combat.
Comme si ce n’était pas déjà beaucoup, les puissances coloniales ont tué dans l’œuf, depuis 1920, les rêves d’unité du peuple kurde, qui a toujours été au centre d’inextricables guerres qui l’ont sans cesse écartelé entre la Syrie, la Turquie, l’Irak et l’Iran.
Le Kurdistan unifié, évoqué après les deux guerres mondiales, apparaissait comme un projet trop ambitieux ; il a donc été repoussé sine die pour satisfaire les intérêts des puissances régionales. Il ne faut pas s’étonner non plus qu’aujourd’hui le peuple kurde fasse entendre sa voix. La question kurde est reposée avec beaucoup plus d’ampleur dans le contexte du conflit irakien actuel et, à leur tour, les Kurdes de Turquie rêveront d’indépendance si leurs frères irakiens l’obtiennent. La route de l’émancipation sera longue tant sont nombreux les obstacles qui y ont été dressés, mais il sera impossible, désormais, d’éluder la question d’un Kurdistan indépendant. Un éclatement de la Turquie actuelle pourrait en résulter, ce qui explique l’inaction coupable du président turc Erdogan face aux extrémistes terroristes de Daech à Kobané.
Ce sont toutes ces questions historiques, la création d’États artificiels, la juxtaposition illogique de composantes ethniques et religieuses antagonistes, qui sont à la base de la tourmente qui déstabilise le monde arabo musulman.
L’éclatement de l’ordre occidental
Il a suffi d’une seule étincelle, provoquée par les printemps arabes brouillons et désordonnés, pour que l’incendie se développe, l’Occident trouvant alors de multiples raisons d’intervenir, davantage pour sauvegarder ou faire prospérer ses intérêts que pour sauver des peuples à la dérive. Cela est vrai aussi de la Libye hétéroclite composée d’Arabes et de Berbères et qui comprend des régions historiquement opposées depuis toujours, comme la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzan.
La dénonciation de ces Etats artificiels par les groupes djihadistes leur donne des raisons de vouloir établir d’autres frontières plus « justes », celles q’imposerait la réunion des « croyants », une union volontariste de plus en plus élargie, sur laquelle s’est greffée la résurrection des califats de l’âge d’or de l’Islam. C’est ainsi que Da’ech a justifié son califat auquel se rallient désormais nombre de groupes djihadistes à travers la planète.
La période coloniale a aussi engendré un mépris de l’Occident pour les peuples arabo-musulmans, pourtant dépositaires d’une des plus grandes civilisations de l’Histoire.
À son tour, ce mépris généralisé en Occident a généré, par réaction logique, un autre mépris, celui de la communauté arabo-musulmane pour l’Occident, un Occident accusé de faire l’apologie du matérialisme, de la marchandisation de l’homme, un monde où Dieu n’a plus de place. Ce mépris, aujourd’hui, s’exprime haut et fort dans certains partis islamistes. C’était, entre autres, la doctrine historique du fondateur de la confrérie des Frères musulmans. Au début des insurrections des printemps arabes inorganisée, la charia n’était pas au programme des révolutionnaires ; si dans le temps cette thématique s’est facilement imposée dans nombreux pays en proie à l’insurrection, c’est parce que le monde arabo musulman est très sensible au fait que le monde occidental a « perdu son âme » et s’est engagé dans un combat effréné pour le consumérisme, le mercantilisme et l’affairisme, bref pour une sorte de nihilisme. Il est donc aisé pour les tenants de l’islamisme de mettre l’Occident hors jeu et de proclamer que « c’est l’islam seul qui est la solution ». Dans ce contexte, il est facile, pour les tenants du djihad, d’enflammer les cœurs et les passions.
Le djihad, c’est avant tout une croisade contre cet Occident en perte de valeurs et de repères. Pour l’Occident, l’offensive contre le djihadisme ne pourra pas être simplement militaire. Cette offensive devra aussi conquérir le cœur des musulmans. C’est loin d’être gagné !
Si on pose maintenant un regard lucide sur les quatre dernières années, force est d’admettre que l’Occident a effectivement perdu ses repères, à commencer par l’Amérique.
Jusqu’en 2011, l’Occident a cru que les dictateurs des pays arabo- musulmans étaient les meilleurs garants des ses intérêts ; il les a donc appuyés et même défendus. C’était le cas un peu partout, notamment en Égypte, en Tunisie, et même la Libye de Kadhafi avait certains attraits pour l’Occident. Quand les révoltions du « Printemps arabe » ont balayé les régimes tunisien et égyptien, sans que l’Occident, médusé, ose intervenir, on a assisté pendant des mois à un grand vide diplomatique dans les pays occidentaux. Qui pouvait-on aider ? Puis, quand les urnes ont pu parler et ont donné le pouvoir aux partis islamistes à Tunis et au Caire, les pays occidentaux se sont mis à adouber ces vainqueurs, partis dont les membres n’étaient autres que les victimes des dictatures que l’Occident avait soutenues. Cette volte-face avait quelque chose d’irrationnel et de malsain, mais il fallait que l’Occident défende ses intérêts géopolitiques et il fallait adouber les nouveaux maîtres et oublier que ces derniers avaient connu l’exil, la prison, la répression de la part des anciens maîtres qui avaient été les alliés de Washington et des capitales européennes. C’est alors que l’Amérique d’Obama à commencé de courtiser les Frères musulmans au Caire et le parti Ennahda en Tunisie, partis avec lesquels elle partageait le tropisme d’une économie libérale et avec lesquels il était possible de « faire des affaires ».
Ces Frères, tant honnis à l’époque des dictatures, sont ainsi devenus des partenaires économiques fréquentables sur qui on pouvait compter. Dans cette perspective, il n’était pas question de mettre en exergue des différends d’ordre philosophique qui auraient pu constituer des obstacles pour de tels rapprochements. Par exemple, il n’était pas question pour l’Amérique d’Obama de mettre l’accent sur la doctrine historique des Frères musulmans, de souligner leur passé militant pour la cause nazie et antisémite.
Mohamed Morsi et Rached Ghanouchi ont dès lors été salués comme des apôtres de la liberté et couverts d’honneurs. Pendant tout ce temps, fidèle à son nouveau cap, l’Amérique d’Obama passait sous silence, ou tout du moins minimisait, toutes les atteintes aux principes des Droits de l’Homme et des libertés individuelles qui se développaient dans ces deux pays et qui alimentaient une protestation populaire grandissante. Quand la révolution Tamarod emporta le gouvernement islamiste égyptien sous la pression de la rue, la diplomatie américaine se trouva à nouveau déboussolée, d’autant plus que, au bout du compte, c’était encore une fois l’armée qui revenait au pouvoir. Le nouveau raïs égyptien ne cacha pas son hostilité à l’Amérique qui avait adoubé son plus grand ennemi et, par réaction bien naturelle, il commença à se rapprocher de la Russie de Poutine qui n’attendait que cela. Ce fut une déconvenue supplémentaire pour la diplomatie américaine, qui dut encore s’incliner tout en se ridiculisant. Il a fallu beaucoup d’arguties et de promesses financières pour qu’au milieu de l’année 2014, le conflit israélo-palestinien aidant, l’Amérique puisse se remettre en selle au Caire, sans que pour autant les relations chaleureuses de l’époque Moubarak soient renouées. Pis, le nouveau président égyptien, qui a fait de sa lutte contre le terrorisme interne et externe l’axe fort de sa politique, a commencé à suspecter l’Amérique d’Obama d’avoir indirectement contribué à la propagation du terrorisme à ses frontières avec la Libye, au temps où l’Amérique appuyait la confrérie…
La « djihadisation » du Monde arabe
Si cette stratégie américaine à l’égard du monde arabo-musulman a été un désastre avec sa succession de décisions contradictoires, sans vision et sans cap, c’est avec la Syrie que cette stratégie a complètement échoué.
Viscéralement hostile à Bachar al-Assad, la stratégie du président Obama a consisté à user et abuser du concept nouveau de guerre par procuration consistant à faire faire à d’autres la guerre, engendrant inévitablement dans pareils cas opacité et bavures. Alors que la guerre menée par les rebelles modérés s’enlisait, la diplomatie américaine a avalisé le recours croissant à des combattants étrangers, laissant aux pays du Golfe, l’Arabie saoudite et le Qatar en premier lieu, le soin de financer ces nouveaux combattants, et à la Turquie, en second lieu, la responsabilité de la logistique consistant surtout à laisser ses frontières ouvertes.
Cette stratégie de procuration visait, à ses débuts, donc dès 2012, à augmenter à la marge l’efficacité jugée insuffisante des rebelles syriens dits modérés. Mais le « robinet » une fois ouvert a contribué à amplifier rapidement le flux des combattants venus de tous les coins du monde arabo- musulman. L’Amérique ferma résolument les yeux sur cette dérive, et ce, au moment même où des groupes djihadistes, marginaux à l’origine, prenaient une plus grande ampleur, grâce aux financements généreux mais ciblés des pétromonarchies qui privilégiaient certains groupes, précisément ceux que nous sommes obligés de combattre aujourd’hui.
C’est ainsi que ces groupes djihadistes, dotés alors d’un armement de pointe, que les autres factions rebelles ne possédaient pas, et d’avoirs financiers abondants, connurent une attractivité telle qu’ils réussirent à phagocyter la majorité des autres groupes rebelles et à attirer un flux de plus en plus grand de combattants étrangers.
Ainsi naquirent les deux grands groupes islamistes devenus terroristes que sont Jabhet al-Nosra –qui a fait allégeance à al-Qaeda– et surtout Daech, qui est devenu l’ennemi de tout l’Occident après les crimes contre l’humanité commis en Syrie et en Irak.
Pendant les dix-huit mois où ces groupes, partis pratiquement de rien, se sont développés avec célérité, pour assumer le leadership de la rébellion, rares étaient les voix en Occident pour critiquer cette ascension fulgurante qui a eu pour corollaire la disparition rapide de la rébellion dite « modérée ». Cette dernière, incarnée par l’Armée syrienne libre (ASL), n’aura pas survécu à ce phénomène.
Cette erreur sur la nature même des hommes qui étaient censés mener la guerre pour le compte de l’Occident est une vraie tragédie qui laissera des traces indélébiles dans l’Histoire ; elle démontre en outre l’aveuglement des dirigeants occidentaux, qui ont eu la responsabilité de gérer l’intervention en Syrie depuis 2011. Camus écrivait que « mal nommer les choses peut ajouter à la misère du monde » ; mais mal nommer les hommes et les prendre pour ce qu’ils ne sont pas intrinsèquement est le meilleur moyen de perdre les repères et d’instaurer le chaos. Le chaos existe sur ces terres du Levant et c’est l’Occident qui l’a amplifié.
L’Iran a beau jeu d’affirmer que nombre de rebelles entrainés en Jordanie se retrouvent enrôlés aujourd’hui par al-Nosra ou Daech. En fait, l’Occident n’a jamais pu maîtriser la nature complexe et les objectifs de ces centaines de groupes djihadistes, dont les motivations changent sans cesse, au gré des circonstances. Ces groupes djihadistes n’obéissaient ni à l’Amérique, ni à une quelconque autorité militaire de l’opposition, autorité qui a presque disparu avec le temps. Ils n’obéissent qu’à eux-mêmes. S’ils ont fait allégeance aujourd’hui soit au Front al-Nosra soit à Daech, parfois par conviction, le plus souvent par intérêt, cela ne peut résulter que d’une démarche particulière que l’Occident n’a pas repérée et encore moins empêchée. Ce sont à ces absurdités qu’a abouti la guerre dite « par procuration ». Il est difficile de faire une guerre par procuration en confiant à des groupes mal maîtrisés et aux pulsions inconnues la direction d’un conflit devenu planétaire.
L’Amérique et ses alliés, qui, aujourd’hui, semblent tétanisés par les actes de barbarie de Daech, portent donc une lourde responsabilité dans cette situation. Pis, Daech, conscient que son groupe échappait à tout contrôle de la part de l’Occident, a développé un mode de recrutement très efficace en utilisant Internet, qu’aucun État n’a pu empêcher jusqu’ici au niveau mondial. De plus, ses moyens financiers et militaires énormes lui donnent la possibilité d’attirer des milliers de jeunes djihadistes du monde entier et de mener une guerre d’usure contre l’Occident, longue et dispendieuse. Les États-Unis ont été pris au piège de leurs propres contradictions, contradictions qu’ils sont obligés de gérer au mieux maintenant, en essayant par exemple de renouer contact avec un Iran qui s’annonce incontournable dans cette guerre et, peut-être même, secrètement, avec le régime de Bachar al-Assad, dont les troupes aguerries seront indispensables quand la guerre terrestre deviendra indispensable.
L’Occident a ainsi nourri le monstre planétaire qui menace aujourd’hui de lui faire grand tort. Est-il préparé pour contrer cette menace ? Très peu. Fukuyama n’avait pas raison lorsqu’il affirmait que l’Histoire était aux affres de l’agonie et que l’avenir de l’humanité ne serait plus qu’une ligne droite ennuyeuse. Il n’avait jamais songé que, parmi ce milliard de Musulmans qui peuplent notre monde, héritiers d’une grande civilisation, une partie pourrait se révolter un jour, par la magie d’un sentiment profond de dépossession imputé à un Occident trop sûr de lui.
La victoire de l’Occident ne peut pas être que militaire. Il n’y aura pas de victoire contre Daech tant que l’Occident ne fera pas son introspection, ne remettra pas en question sa civilisation matérialiste et le nihilisme profond qui l’accompagne, que, consciemment ou non, il essaie d’imposer au monde entier.
Ce ne peut être que comme cela que la terreur islamiste disparaitra dans le monde.