Hassan Rohani a été réélu le vendredi 19 mai 2017 à la présidence de la République islamique d’Iran. Avec un vote massif du peuple iranien, il remporte les élections dès le premier tour, avec 57% des voix, devançant son principal rival, Ebrahim Raissi, présenté comme « conservateur ».
À l’âge de 68 ans, le président Rohani, souvent considéré comme « modéré » par la presse occidentale, devra faire face à plusieurs défis d’ordre économique (chômage, inflation, croissance, corruption) et politique (relations devenues difficiles avec le Guide suprême qui soutient l’opposition).
Au niveau national, en effet, le Guide suprême, Ali Khamenei, a félicité le 22 mai dernier le peuple iranien de s’être massivement rendu aux urnes (73% d’électeurs se sont déplacés), mais il a « omis », dans son discours, de citer le vainqueur de l’élection, une omission qui témoigne des relations tendues entre le président et le Guide ; or, les pouvoirs du président sont très limités.
Au niveau international, le président américain Donald Trump, depuis la capitale saoudienne, a accusé l’Iran de soutenir le terrorisme et promet de remettre en question l’accord sur le nucléaire de 2015, et donc d’entraver les efforts d’ouverture promus par Rohani, sur le plan économique du moins, ce qui lui vaut sa popularité actuelle…
Firouzeh Nahavandi, directrice du Centre d’Études de la Coopération internationale et du Développement (CECID) et collaboratrice du Courrier du Maghreb et de l’Orient, décrypte cette actualité de premier plan pour la région du Golfe persique et les relations internationales ; elle est interrogée par Anass El Azhar Idrissi.
Anass EL AZHAR IDRISSI (CMO) – Qui sont les deux principaux candidats de l’élection présidentielle, Hassan Rohani présenté comme « modéré » et Ebrahim Raissi comme « ultra-conservateur » ?
Firouzeh NAHAVANDI – Je pense que la première chose qu’on peut dire des deux candidats, même si leur parcours final est un petit peu différent, c’est que ce sont des hommes de l’establishment.
Tous les deux ont fait totalement leur carrière au sein de la République islamique, sont tous les deux partisans de l’ayatollah Khomeiny depuis le départ. Ce sont deux personnes qui ont également été des personnalités avec des responsabilités au sein de la justice et au sein de la sécurité.
C’est surtout vrai pour Rohani, qui a eu plusieurs postes au sein de services de sécurité divers dans le régime. Raissi, quant à lui, est surtout connu pour avoir été le procureur général de la République islamique d’Iran et donc est connu pour avoir eu une responsabilité très importante lors des emprisonnements et des exactions qui ont eu lieu après la guerre Iran-Irak…
A. EI – En 1988…
F. NAHAVANDI – En effet. Il a donc laissé un souvenir assez lourd chez les Iraniens dans ce cadre-là. Rohani, lui, est connu du grand public – et pas seulement des Iraniens – pour être celui qui avait fait signer le moratoire pour les accords sur le nucléaire et donc avoir finalement signé les accords de 2015 sur le nucléaire avec les puissances occidentales. Mais, à part ces éléments-là, ils ont tous les deux faits carrière au sein de la République islamique, ils en connaissent bien le système et les rouages.
A. EI – Quels étaient les enjeux politiques, économiques et sociaux pour les électeurs iraniens ?
F. NAHAVANDI – Les enjeux étaient finalement très importants. Le premier enjeu et premier problème, je pense, pour tous les Iraniens, a été que la relative paix qui s’est établie et la levée des embargos après la signature des accords sur le nucléaire de juillet 2015 continuent. Et que l’Iran ne soit pas embarqué dans une nouvelle aventure qui allait miner son système économique en particulier.
Donc, premier élément, c’était que le retour de l’Iran sur la scène internationale, que son positionnement qui s’améliorait se poursuive. Et que l’Iran soit à nouveau respecté et fasse partie de cette hiérarchie internationale, voire prenne une place importante sur la scène internationale.
Deuxième élément, qui est le plus important au niveau interne, c’est la situation économique. Ce que les Iraniens attendent – et attendaient déjà – avec l’élection de Rohani, c’était l’amélioration de la situation économique. Dans ce cadre, il faut quand même dire que le premier mandat de Rohani n’a pas du tout entraîné les résultats escomptés par les Iraniens. Il y a eu quelques améliorations dans la mesure où certains embargos ont été levés, mais la position des Américains est restée très forte puisqu’ils n’ont pas levés tous les embargos ; et au contraire leur position fait que beaucoup d’Européens sont frileux, voire ont des problèmes à pouvoir établir des relations économiques sereines avec l’Iran. Néanmoins, si la situation économique ne s’est pas améliorée – et ce ne sera probablement pas encore le cas aujourd’hui – c’est que finalement, on peut dire que seulement 20% des problèmes économiques iraniens étaient liés aux embargos. 80% des explications sont à trouver en interne. Ce qui est aussi un vrai problème pour l’économie iranienne, c’est la mainmise sur l’économie de quelques fondations religieuses et des milices paramilitaires, et surtout la présence généralisée, institutionnalisée de la corruption à grande échelle.
L’Iran est très mal placé dans la liste des pays les plus corrompus et c’est une véritable question qui a d’ailleurs été traitée pendant les débats qui ont menés à l’élection présidentielle, mais qui aura énormément de mal à être résolue dans le cadre actuel, même si Rohani a promis d’essayer de résoudre cette question.
À côté de cela, le fait que la situation soit déplorable en dépit du fait que ce pays soit pétrolier, il ne faut pas l’oublier. Ce pays est assis sur du pétrole, qui est d’ailleurs sa source de revenu principale. Ce qui est la faiblesse de l’économie iranienne, qui est donc mono-productrice.
La conséquence, c’est que 10% de la population, officiellement, vit en-dessous du seuil de pauvreté, que la classe moyenne est, au contraire de ce que certains peuvent dire, en mauvaise posture et qu’elle disparaît, que les inégalités de revenus et de situation sont énormes.
Ce pays fonctionne autour de la consommation d’un très petit pourcentage de nantis qui tournent et gravitent autour des personnes liées au régime. Il faut être introduit et bien lié car ce sont eux qui détiennent la fortune de ce pays à travers les fondations et les milices, à travers les mariages entre les différentes familles. C’est un problème réellement important.
Le problème économique, qui est aussi un défi pour la suite et qui est aussi une conséquence des premiers éléments, c’est un chômage qui dépasse les 10% avec un chiffre probablement sous-estimé parce qu’on considère que le chômage touche 30% des jeunes – et on peut dire que les jeunes sont une partie importante de cette population – ; et surtout dans certaines régions isolées et à minorités ethniques, on avance même le chiffre de 50%. Cela explique que dans des régions défavorisées comme le Sistan-et-Baloutchistan – où se trouve d’ailleurs la population sunnite – le chômage est énorme.
Il y a le chômage, mais aussi l’inflation, qui tourne autour des 10%, même si elle a fortement diminué. Il reste surtout que la croissance économique, qui était escomptée après la levée des embargos et des restrictions économiques liées au nucléaire, n’a pas repris. On considère qu’il faut une croissance de 8% durant quelques années pour que les problèmes soient résolus. Officiellement, cette croissance tourne autour de 1%. C’est déjà mieux que la croissance négative des années précédentes, surtout sous le premier mandat de Rohani, mais ce n’est pas suffisant pour pouvoir répondre aux besoins de la population. Et ce, d’autant moins que l’Iran est engagé sur des fronts militaires qui lui coûtent également beaucoup : Syrie, Irak, Liban, Yémen… Ce sont des dépenses militaires qui gangrènent aussi la situation iranienne.
A. EI – Quels seront les grands défis économiques auxquels devra faire face Rohani ?
F. NAHAVANDI – Il devra certainement lutter contre la corruption, premier défi. Deuxième défi, trouver le moyen de créer des emplois. Cela veut dire qu’il doit compter sur – ce qui n’arrive pas directement – les investissements étrangers et les rapports avec l’étranger.
Il faut qu’il y ait à l’intérieur des décisions qui soient prises. Donc chômage, inflation, lutte contre les inégalités. C’est tout de même une situation grave pour beaucoup d’Iraniens.
Il y a un autre défi qui est en lien avec l’économie, c’est de résoudre la situation plus que catastrophique que l’on trouve en matière d’écologie et dans la question environnementale. Mers et rivières desséchés, pollution extrême à Téhéran et dans les autres villes. Tout cela a un effet sur la situation économique, en particuliers sur l’agriculture ; et donc c’est aussi un grand défi, du point de vue économique en tout cas.
Nous n’avons pas parlé du défi politique. L’Iran, encore une fois, se trouve en très mauvaise posture en termes de Droits de l’Homme. Le premier mandat de Rohani n’a absolument pas modifié la situation, au contraire puisque le nombre d’exécutions et d’emprisonnements a été multiplié.
D’un point de vue politique, il y aurait bien évidemment aussi l’équilibre des pouvoirs et plus de libertés, ce qui, dans le cadre de la Constitution et du modèle iranien actuel, est difficile.
A. EI – Concernant les investissements étrangers, il y a tout de même une certaine frilosité de la part des banques européennes qui ont peur des sanctions américaines…
F. NAHAVANDI – Bien sûr. D’un point de vue des investissements, il y a d’une part le problème du maintien de l’embargo américain sur plusieurs produits et concernant les investissements… Les investisseurs en particuliers les Européens et les Chinois qui investissent énormément en Iran ne respectent pas cela… Tout produit où il y aurait ou serait confectionné ou aurait un lien avec un élément qui lui-même a un lien avec l’Iran est aussi interdit.
Il y a aussi une liste noire qui se trouve sur internet de toutes les personnes avec qui il ne faut pas avoir de relations. Ceci complique beaucoup la situation et les échanges. Il y a aussi et surtout les banques iraniennes qui sont à court de devises. La situation des banques iraniennes aussi doit être améliorée. Le problème c’est que ceux qui voudraient investir veulent aussi être payés et remboursés de suite. Et l’Iran est incapable de le faire. La Chine contourne cet interdit car les contrats sont faits de manière différente. Évidemment, on tourne en rond… et les investissements, au début de l’embargo, on avait l’impression et espérait investir vite en Iran car on y voyait un « Eldorado » – et effectivement c’est un grand marché, un pays qui a les moyens – ; mais concrètement, il y a tellement de problèmes à résoudre qu’investir n’est pas si simple que ça.
A. EI – Concernant la relation entre Rohani et Khamenei, ce dernier avait fait un discours le 22 mai dernier où il félicitait le peuple Iranien d’avoir voté tout en omettant de prononcer le nom de Rohani. Quel est le véritable pouvoir du président de la République islamique d’Iran ?
F. NAHAVANDI – Apparemment, il [ndlr : Khamenei] est allé encore plus loin que le fait de ne pas le citer car il y a eu récemment un discours où il a évoqué la destitution du premier président de la République iranienne, qui était Bani Sadr ; et certains ont lus à travers les lignes que peut-être il s’agissait d’un avertissement à Rohani et qu’effectivement les relations ne sont pas très bonnes.
Rohani est quelqu’un qui a toujours été dans la lignée de Khamenei. Encore une fois, on peut constater parmi les présidents, depuis le début de la République islamique, à part Bani Sadr qui a été destitué et un autre qui est mort, que la majorité des présidents ont rempli deux mandats. Mais à la fin de leurs mandats, ils ont tous été en conflit avec le Guide, que ça soit Khomeini ou Khamenei. Rohani, en bons termes avec Khamenei au départ, commence à vouloir faire autre chose et est mal vu par Khamenei. Ça a été le cas d’Ahmadinejad qui était proche de Khamenei aussi et a changé ensuite de position.
On peut dire que le président actuel n’était pas le favori pour la course présidentielle. Le favori, c’était plutôt celui qu’on appelle dans les sphères occidentales le « conservateur » par rapport au « modéré » qu’est Rohani. Je pense qu’il faut vraiment être prudent avec les termes car ils ne correspondent en rien à la réalité en Iran. On emploie ces termes pour faciliter la compréhension mais on peut être modéré et terme économique et conservateur en terme moral, on peut être conservateur d’un point de vue économique et plus libéral d’un point de vue moral. C’est plus compliqué que cela en Iran, mais quoique ce soit, c’était probablement Raissi qui était le candidat favori de Khamenei.
Alors on peut se demander ce qui s’est passé et comment Rohani est sorti des urnes. La version optimiste dirait que c’est le vote des Iraniens. Mais dans le cadre iranien, on peut quand même se dire que Raissi aurait pu sortir et c’est ce que beaucoup attendaient, pas parce qu’ils le voulaient mais parce qu’ils se disaient que les manipulations iraient dans ce sens-là. Je pense qu’il y a eu une prise de conscience du pouvoir qu’un deuxième 2009, un deuxième mouvement vert n’était pas nécessairement ce qui était le mieux pour l’Iran actuellement et que si Raissi sortait des urnes, ça aurait créé des troubles, qui auraient été impossibles à gérer actuellement en Iran.
Le véritable pouvoir, le président n’en a pas beaucoup et on le voit bien à travers les différents épisodes internationaux, à savoir que de toute façon, la forme du pouvoir en Iran est constituée de manière à ce qu’il y ait, au-dessus de tous, le Guide. C’est lui qui en dernière instance prend toutes les décisions. C’est lui qui est le chef des armées, du judiciaire, c’est lui qui, à chaque élément que vous allez prendre, est en dernier lieu le responsable.
Le pouvoir du président ne vaut que pour ce qu’il peut en faire, et ce n’est pas beaucoup. C’est un président élu au suffrage universel, mais n’importe qui ne peut pas se présenter comme candidat ou être accepté pour les élections, à savoir que c’est le Conseil des Gardiens de la Constitution qui rejette ou accepte les candidatures. Il y en a eu plus de mille ces dernières élections et finalement il n’y en a eu que quelques-unes de retenues et à la fin, deux personnes restent en lice car les quatre ou cinq autres candidats se sont désistés en faveur de l’une ou de l’autre. Donc on a un écrémage des candidats selon une grille de la République islamique et puis après cela, dans les candidats qui sont tolérés, il y en a un qui va être élu, que le peuple choisira éventuellement, considérant que c’est le moins mauvais parmi les candidats.
Mais toutes ses décisions peuvent être contrées par l’une ou l’autre institution islamique ; et quand je dis « institution islamique », il s’agit d’institutions non élues et mises en place à l’origine par Khomeini, en vis-à-vis des institutions élues, dont la présidence, ce qui fait toute la complexité du modèle iranien. Les institutions élues ont moins de pouvoirs que les institutions non élues.
A. EI – Concernant la récente visite du président américain Donald Trump à Ryad… Trump a diabolisé à nouveau l’Iran en l’accusant de financer le terrorisme et voudrait aussi revenir sur les accords nucléaires de 2015. S’ajoute à cela l’embargo sur le Qatar, auquel on reproche entre autres ses relations avec l’Iran. Devant cette actualité récente, comment s’effectuera l’ouverture de la République islamique d’Iran sur le monde occidental ?
F. NAHAVANDI – C’est un vrai problème pour le futur. Les Iraniens, que ce soit dans les discours de Rohani ou de Khamenei, ont diminué la portée des discours de Trump.
Néanmoins, nous ne savons pas encore quelles seraient les conséquences de ce discours. Je vais parler tout de suite de l’Arabie Saoudite, mais il ne faut pas oublier que Trump, durant sa campagne, a quand même été fort sceptique concernant l’Iran et avait déclaré qu’il allait remanier les accords et les rejeter. Ça n’a pas été fait. Donc, avec Trump, il faut distinguer ce qu’il dit et ce qu’il fait. Ce n’est pas toujours en accord dans le bon ou le mauvais sens d’ailleurs.
Maintenant, effectivement, il a fait un discours qui d’ailleurs ressemble fort au discours de Bush à l’époque de Khatami, parce qu’au moment où Khatami était président, il avait amorcé une ouverture vers l’extérieur, comme le fait actuellement Rohani. Bush est arrivé avec son discours classant l’Iran dans l’axe du mal. Ça a beaucoup affaibli Khatami à l’intérieur puisque ça a alimenté le discours de tous ses ennemis, les conservateurs en Iran, qui démontraient que l’Iran avait beau s’ouvrir vers l’Occident que ces derniers n’en veulent pas. Ça a été un point d’affaiblissement pour Khatami. Pour Rohani, c’est aussi une position parallèle, à savoir que les efforts qu’il fait pour ouvrir le pays vers l’extérieur, face à ce discours qui qualifie l’Iran de porteur du terrorisme au même titre que Daesh est un discours qui affaiblira Rohani. Il n’y a pas beaucoup de possibilités dans ce sens-là. Ça lui donnera du fil à retordre s’il veut avoir les mains libres avec l’extérieur. Dans ce sens-là, effectivement, c’est problématique.
Ce qui est problématique, c’est la détérioration de la situation régionale avec l’Arabie Saoudite et l’Iran, même s’ils ne sont pas officiellement en guerre -et je pense qu’ils ne le seront pas puisque ça serait au détriment de l’Arabie Saoudite- ; ou alors une intervention américaine, qui créerait un embrasement total. Cela créé des tensions qui sont terriblement négatives pour l’établissement de la paix dans la région.
On voit se mettre en place un axe chiite, un axe sunnite, avec des compétitions entre l’Iran et l’Arabie Saoudite pour dominer les deux groupes. Cela n’augure en rien de belles perspectives.