L’Irak ne cesse de faire la une des médias internationaux, suite à la tragédie subie par les minorités yézidie et chrétiennes dans le Califat proclamé par l’État islamique. Cette offensive djihadiste au Kurdistan, véritable « surprise stratégique », a justifié la réaction militaire de l’Occident, avec un retour à l’interventionnisme américain et une aide militaire européenne aux Kurdes. Sur le plan politique, le départ de Nouri al-Maliki, l’ancien premier ministre irakien, a coïncidé avec un rapprochement spectaculaire entre Bagdad et les communautés sécessionnistes : les grandes tribus sunnites se rallient progressivement à la lutte contre l’EI, et le gouvernement kurde se voit obligé de rompre avec une approche nationaliste de sa sécurité. Mais cette entente nationale « inespérée » n’est en réalité qu’un nouveau jeu de dupes…
Croisade internationale contre l’État islamique
À ceux qui pensent que les Etats-Unis entament un véritable retour au Moyen-Orient : il n’en est rien ! En tout cas dans l’esprit du président américain Barack Obama, pour qui la région reste un tombeau des ambitions.
Après deux mois d’inaction, le bombardement des djihadistes montés à l’assaut du Kurdistan à Makhmour a constitué avant tout une intervention d’urgence pour protéger des intérêts vitaux. Le scénario catastrophe de la prise d’Erbil, située à moins de 30 km du front, signifiait la capture de centaines de citoyens et militaires américains. Après le fiasco de l’ambassade américaine de Benghazi, le département de la Défense ne pouvait se permettre une nouvelle « intelligence failure ».
Barack Obama a immédiatement présenté l’opération comme une action sur « long terme ». En réalité, le président, qui a le dossier irakien en horreur, pas plus que le vice-président Joe Biden, le « Mister Iraq » du camp démocrate, n’a de plan concret pour résoudre cette question « syro-irakienne ».
Deux virages stratégiques seraient nécessaires : armer les tribus sunnites et ouvrir le dialogue avec l’État syrien. Ils ne sont pas envisagés pour le moment. On s’en tient donc à des bombardements d’appui, mais qui perdront de leur efficacité à mesure que les djihadistes adapteront leur tactique à cette menace.
La réaction américaine est-elle toutefois le signal d’une fin programmée pour l’État Islamique (EI) ? Malgré le fil à retordre que les frappes donnent aux combattants de l’EI, cette « croisade de l’Occident » donne aux djihadistes une formidable opportunité en termes de propagande : de « guerre civile arabe », leur combat est devenu celui du djihad contre le reste du monde, ligué contre eux.
Reste que les divisions internes au Califat deviennent peu à peu une menace tangible pour l’EI : dans le gouvernorat d’al-Anbar, la puissante confédération tribale des Dulaimi a commencé à tourner ses armes contre les djihadistes ; à Mossoul même, une grande partie de la population qui vivait du pèlerinage des lieux sacrés est en ébullition, prêts à se rebeller. Si les Sunnites se soulèvent à leur tour contre l’EI, c’est toute la rhétorique de libération de leur leader, Abou Baker al-Baghdadi, qui s’effondrera.
Dans le camp adverse, en revanche, les dernières opérations montrent une coordination croissante entre les Kurdes et Bagdad. Après avoir brisé le siège d’Amerli, au terme d’une opération conduite conjointement par l’armée irakienne, les milices chiite et les Peshmergas, les combats se concentrent à présent à SuleimanBeg, ville sunnite située à moins de 15 km de la localité de TuzKhurmatu, position kurde la plus au sud, en direction de la capitale irakienne. Si cette avancée est conservée, elle permettra la première jonction entre le Kurdistan et l’armée irakienne ; et le contrôle de la route Bagdad-Kirkouk coupera en deux les territoires contrôlés par l’EI, entre la vallée du Tigre et celle de la Diyala.
Mais il est peu probable que l’EI laisse s’opérer un tel encerclement sans sévèrement contre-attaquer.
Retour sur la défaite de Sinjar : pourquoi les Kurdes ont-ils dû reculer ?
Revenons deux mois en arrière. Après la débandade de l’armée irakienne, les médias occidentaux ont tous fait le déplacement au Kurdistan pour photographier le visage buriné des Peshmergas, encensés comme étant la « seule armée capable de vaincre l’État Islamique ».
Cette image rassurante confortait en réalité le renoncement de l’Occident à intervenir dans ce conflit.
Fin juin, j’avais eu l’opportunité de visiter plusieurs des lignes de front entre le Kurdistan et la coalition sunnite emmenée par l’EI. Le tableau était tout différent…
Les kurdes face au syndrome de la Ligne Maginot
Depuis le retrait de l’armée irakienne, les Kurdes avait l’EI comme seul voisin en Irak. De Tel-Afar, à la frontière de la Syrie, jusqu’à Jalawla, à quelques kilomètres de la frontière iranienne, le front serpentait sur plus de sept cent kilomètres, au milieu du vide semi-désertique de la plaine du Tigre.
La position kurde était fixe, ce qui la rendait inconfortable : il s’agissait de se protéger des tentatives d’infiltrations, des attaques surprise sur les check-points, voire d’une potentielle offensive d’envergure.
C’est là que le bât a blessé : le dispositif défensif du Kurdistan était si étiré que l’écart entre chaque poste fortifié, gardé par une dizaine d’hommes seulement, variait parfois de quarante à plus d’une centaine de mètres. Une automitrailleuse, un VAB (transporteur de troupes blindé) ou parfois un tank T-55 vétuste, c’était souvent les seuls équipements à disposition des combattants kurdes.
Les djihadistes, équipés de l’arsenal abandonné à Mossoul par l’armée irakienne, étaient parfois plus lourdement armés que les Kurdes.
Exemple significatif de l’état d’infériorité matérielle des combattants kurdes : à Tazeh, au sud de Kirkouk, les djihadistes tentaient régulièrement des incursions en direction de la métropole kurde. Le capitaine de l’unité de Peshmergas qui défendait la position m’y avait montré un antique véhicule blindé Humvee, cadeau de l’armée américaine à l’armée irakienne : des projectiles de mitrailleuse lourde, tirés depuis le village voisin, en avaient percé de part en part les portes rouillées, tuant ses occupants…
Le quotidien précaire des Peshmergas sur le front
Le calme tout relatif du front ronge le moral des Peshmergas davantage que les combats sporadiques.
Dans la chaleur brûlante de la plaine, le Ramadan avait transformé les tours de garde en calvaire.
Ces journées interminables, qui pouvaient favoriser le relâchement, donnaient au contraire libre cours à la peur inavouée de l’attaque surprise.
Ainsi, les Peshmergas que nous avions rencontrés passaient leurs journées à visionner sur leurs smartphones chinois des vidéos de faits d’armes des djihadistes de l’EI, notamment leur vidéo de propagande mensuelle, le Bruit des épées.
Une production réalisée professionnellement, et qui met en scène les attaques des moudjahidin : caméra Gopro fixée sur le torse, un groupe attaque à l’aube un check-point irakien. Trois pick-up Toyota s’avancent lentement ; ils accélèrent au dernier moment vers le barrage dont la garnison est à moitié endormie. À une vingtaine de mètres du check-point, trois combattants sautent de l’un des véhicules et contournent les fortifications pour y lancer des grenades, à revers. Réveillés en sursaut, la majorité des soldats sont massacrés avant d’avoir tiré un seul coup de feu. En moins de 2 minutes, le poste avancé est nettoyé, pillé, et évacué.
À ce désœuvrement et à cette angoisse, s’ajoutent des conditions de vie difficiles : après des années de disputes, Bagdad a interrompu depuis janvier ses versements de fonds à l’autorité kurde. Les soldats, au même titre que les fonctionnaires, n’ont reçu qu’un mois de solde depuis janvier, soit 450 dollars américains. En face, les djihadistes ont été gratifiés du triple…
Une cette frustration décuplée par les traitements inégaux dans l’approvisionnement des troupes du Kurdistan, autre faiblesse de l’armée kurde…
Une armée affaiblie par un manque de coordination
A rebours de l’image d’unité nationale que donne le Kurdistan, dont la classe politique a fait un pas décisif vers l’indépendance, cette « guerre patriotique » n’a pas éclipsé les rivalités partisanes entre les deux partis kurdes historiques.
Leur autorité sur l’armée, issue de la fusion imparfaite de leurs milices, supplante souvent celle du ministère de la Défense.
En quelques kilomètres de front, on peut rencontrer successivement les bérets rouges du PDK, leurs alter-ego verts de l’UPK, puis des forces spéciales, pour croiser enfin des milices kurdes tribales venues chercher une parcelle de gloire.
C’est ce manque de coordination qui serait la cause de la défaite des Peshmergas à Jalawla, qui a ruiné les efforts d’un mois de combats…
Ces observations, effectuées durant la première semaine de juillet 2014, amenait à conclure que l’armée kurde n’avait plus grand chose à voir, aujourd’hui, avec l’ancienne guérilla des partisans rompus à la guerre irrégulière dont le renom faisait trembler l’adversaire.
L’expérience des jeunes soldats kurdes se limite à la garde de check-points et à des opérations sécuritaires et le Kurdistan est très démuni, même si les Peshmergas du PKK syrien et turc, venus en renfort, se sont révélés redoutables.
La double offensive de l’État islamique à Sinjar et à Makhmour n’était pas imprévisible : ces deux points constituaient les têtes de ponts des zones sunnites en direction du Kurdistan. On notera que, pour la première fois, les djihadistes y ont utilisé contre les Peshmergas leurs véhicules lourds.
Cela étant, il convient de rappeler que le Kurdistan a pris une responsabilité historique, depuis 2003 et la chute du régime baathiste, en protégeant les minorités irakiennes de la guerre civile ; et, abandonné de tous, il a dû assurer seul sa défense, faute d’alliés.
Toutefois, des témoignages convergents montrent que la sécurité du front à Sinjar a pâti de l’obsession kurde pour Kirkouk.
La conséquence politique de cette situation de détresse a contraint le Kurdistan à demander l’aide militaire de l’Iran et de l’Occident ; et donc d’accepter leur agenda.
Deux mois après les déclarations d’intention du président du gouvernement autonome du Kurdistan, Massoud Barzani, de promouvoir un référendum sur l’indépendance du Kurdistan, les partis kurdes semblent avoir temporairement abandonné cette option et tentent à présent de pousser leurs intérêts dans le nouveau gouvernement irakien, à Bagdad.
La nouvelle entente nationale est un jeu de dupes
La nuit du 13 août, lorsque Nouri al-Maliki a accepté de démissionner, de retirer les troupes déployées à Bagdad et de soutenir Haider al-Abadi, le candidat issu d’un putsch au sein même du parti de l’ex-premier ministre, une vague d’espoir a gagné la population irakienne : le « petit Saddam » était tombé.
Saluée par la communauté internationale et par l’ensemble des partis irakiens, l’arrivée d’al-Abadi et ses déclarations d’apaisement et d’unité nationale ont nourri l’espoir d’un possible retour en arrière, à la situation antérieure au cauchemar de ces trois derniers mois.
Effectivement, un gouvernement qui accueillerait à nouveau l’Alliance Kurde et des partis sunnites devrait être formé rapidement. Une loi d’amnistie en faveur des centaines « d’ostracisés » de l’ère Maliki est à l’étude. On parle aussi très ouvertement de l’autonomie des régions…
Mais les observateurs peinent à déterminer le nouveau projet sur lequel le gouvernement pourrait construire cette concorde : l’équilibre diplomatique confectionné à grand peine depuis un mois se révèle n’être qu’un enchevêtrement inextricable de contradictions.
Ainsi, l’État irakien associe à présent l’OTAN, l’Iran et la Syrie comme des alliés indirects. Les États-Unis soutiennent militairement le Kurdistan sécessionniste, tout en défendant l’intégrité de l’Irak. Les tribus sunnites voudraient se débarrasser de l’État islamique, mais refusent catégoriquement le retour sur leur territoire de l’armée irakienne et des milices chiites, réclamant par contre des armes et l’autonomie, ce que Bagdad ne saurait leur accorder. Les Kurdes ont un pied en Irak et un au dehors : ils exigent le ministère du Pétrole, tout en refusant la rétrocession des « territoires contestés » et des champs d’hydrocarbures annexés à la faveur de la débandade de l’armée irakienne face à l’EI ; ils ont en outre conforté leur alliance avec la Turquie, mais celle-ci soutient toujours de facto les djihadistes, en laissant les marchandises passer librement en échange d’un trafic de pétrole qui satisfait la politique énergivore d’Ankara. Enfin, au grand dam d’Ankara, le gouvernement d’Erbil s’est rapproché de son concurrent kurde, le PKK…
On comprend que ce nœud gordien d’intérêts discordants n’est qu’un accident de l’histoire : l’État islamique a dynamité pour un temps les équilibres géostratégiques constitués après l’épisode du « printemps arabe ». Tandis qu’un nouveau statu quo doit émerger, plusieurs des protagonistes devront faire des choix.
De cette entente universelle, il y aura des dupes, et des victimes.
Al-Abadi sera le premier à ne pouvoir contenter tous ceux qui, aujourd’hui, lui ont accordé leur confiance. L’homme est un politicien apprécié, mais l’ancien porte-parole du parti d’al-Maliki reste un apparatchik chiite : il sait que sa base politique n’acceptera pas les concessions promises aux Kurdes et, surtout, aux Sunnites. Le changement de tête de l’exécutif n’est donc, en foin de compte, qu’un ravalement de façade dû aux circonstances.
Al-Maliki, bien que poussé vers la sortie en juillet, conserve d’ailleurs une influence considérable sur l’armée et la politique. Tout récemment, il se mettait en scène en visitant les régiments victorieux à Amerli.
Mais la rapidité de sa chute a prouvé que, malgré ses efforts, il ne fut l’homme le plus puissant d’Irak qu’en apparence. Cette place est plus que jamais occupée par Qassem Soleimani, l’influent commandant des Gardiens de la Révolution iranien. La simultanéité médiatique d’un cliché du vieux Pasdaran sur le front à Amerli, des louanges de Massoud Barzani à l’Iran pour son appui militaire et du rapprochement Irano-Saoudien dans la lutte contre le djihadisme démontre une fois encore que Téhéran détient toutes les cartes importantes dans la région.
Comme le remarquait avec cruauté l’éditorial du magazine irakien Mashrek, le 19 août dernier : « Al-Maliki n’était qu’un comédien dans une pièce de théâtre iranienne. Son départ ne signifie pas la fin de cette pièce de théâtre. L’Iran continuera à s’ingérer dans les affaires intérieures de l’Irak sous différentes formes. Un véritable changement en Irak n’est qu’une illusion ».