À la faveur de l’effondrement de l’armée irakienne devant la progression irrésistible des forces de l’État islamique, les Kurdes d’Irak, déjà pratiquement autonomes de Bagdad, se sont emparés de plusieurs agglomérations, dont la ville de Kirkouk, achevant ainsi de constituer leur pré carré. Chris Kutschera, journaliste spécialiste du Kurdistan et qui vient de publier La longue marche des Kurdes (qui conclut quarante années de reportage au Kurdistan), a répondu aux questions du Courrier du Maghreb et de l’Orient.
Le Courrier du Maghreb et de l’Orient – Vous avez dirigé Le livre noir de Saddam Hussein, paru en 2005. Le délitement de la société irakienne, qui a commencé sous le Baasisme, semble se poursuivre avec le gouvernement du premier ministre irakien Al-Maliki. Cette tendance régionaliste était-elle écrite à l’avance en Irak ?
Chris KUTSCHERA – La décomposition de la société irakienne que l’on observe en ce moment est la conséquence de 35 ans de dictature baasiste, qui a réprimé sauvagement toute tentative d’expression politique.
Un indice de cette dépolitisation est la quasi disparition du parti communiste irakien, qui a pourtant été l’une des principales forces politiques de l’Irak. Aujourd’hui, les irakiens ne se rattachent plus à des idéologies, mais à des « identités » religieuses – sunnite, chiite – ou ethniques – arabe, kurde, turkmène… – qui les ramènent aux « guerres de religions » des premiers siècles de l’Islam.
Et Al-Maliki est directement responsable de cette aggravation de la situation en ayant refusé – et en continuant de refuser – de former une coalition vraiment représentative de la communauté irakienne.
CMO – Dans votre livre La Longue Marche des Kurdes, vous revenez sur quarante années de péripéties surmontées par les Kurdes d’Irak. Depuis le début de la crise de juin, cette région autonome, le Kurdistan, se retrouve dans une position de force inédite : elle contrôle toutes les zones Kurdes du pays et vend son pétrole indépendamment du gouvernement de Bagdad. Mais, dans cette région conflictuelle, un petit état kurde est-il viable ?
Chris KUTSCHERA – En s’emparant de la région de Kirkouk et des autres territoires disputés, les Peshmergas (les miliciens kurdes) ont réalisé ce que les combattants du général Barzani, principal leader du mouvement indépendantiste, n’avaient pu faire au courant du XXème siècle .
En prenant le contrôle de pratiquement tous les « territoires disputé », les Kurdes irakiens ont rempli l’une des premières conditions que doivent remplir les états candidats à l’indépendance : le contrôle du territoire national.
Et l’exploitation des gisements de pétrole du Kurdistan permet de remplir une autre condition : l’indépendance financière.
CMO – Par le passé, malgré les révoltes et les promesses non tenues, les Kurdes ont toujours repris le « chemin de Bagdad » et accepté les accords avec le gouvernement central. Qu’est ce qui changerait aujourd’hui ?
Chris KUTSCHERA – Le grand changement, c’est le renversement des rapports de force. Aujourd’hui, c’est Bagdad qui a besoin des Kurdes. Et Massoud Barzani, le président du gouvernement autonome du Kurdistan, veut laisser son nom dans l’histoire comme celui qui a proclamé l’indépendance du Kurdistan. Le fruit est mûr…
CMO – Après 2003, un accord tacite a été conclu entre les deux grands partis kurdes qui se disputent le pouvoir sur la région : l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), le parti de Barzani, recevait les postes au sein de l’État irakien ; le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) occupait les sièges de l’administration régionale. Mais, aujourd’hui, alors que les Kurdes ont déserté Bagdad et ne s’y intéressent plus, et tandis qu’un troisième parti émerge, le Gorran (« le Changement »), comment envisagez-vous le partage du pouvoir au sein d’un éventuel État kurde indépendant ?
Chris KUTSCHERA – En un mot : ce sera tout simplement le partage de l’argent du pétrole !
CMO – En 2013, l’organisation d’une conférence rassemblant l’ensemble des partis kurdes a échoué en raison de désaccords entre le PKK (parti essentiellement actif dans les zones kurdes de Turquie) et le PDK (qui a le soutien de la Turquie). Vous avez suivi ces différents mouvements, écrit sur leurs rivalités. Le rêve « pankurde » n’a-t-il donc aucun avenir ?
Chris KUTSCHERA – La proclamation de l’indépendance du Kurdistan irakien va totalement bouleverser l’échiquier politique kurde. Cela va immanquablement créer un « appel d’air » irrésistible qui va lourdement impacter sur toutes les composantes de la mosaïque kurde.
Que vaudra une « solution démocratique » de la question kurde face à l’indépendance du Kurdistan d’Irak ? Ce n’est pas un nouveau chapitre de l’histoire kurde qui va s’ouvrir, mais un nouveau tome, un volume entier…
CMO – Entre les Kurdes, les Turkmènes d’Irak et les djihadistes qu’Ankara semble aider via sa frontière syrienne, la Turquie manipule différentes cartes en Irak. La semaine dernière, un représentant de l’AKP (le parti au pouvoir en Turquie) a déclaré que la Turquie soutiendrait l’indépendance du Kurdistan Irakien. Quels sont les objectifs de la Turquie dans ce jeu complexe ?
Chris KUTSCHERA – Massoud et Nechirvan Barzani ont fait preuve d’une habileté de manœuvre très remarquable dans leur gestion de leurs relations avec la Turquie, qui a multiplié à l’égard des Kurdes les « lignes rouges » pour les abandonner les unes après les autres : la Turquie avait refusé, au départ, d’avoir des relations avec les autorités d’Erbil (la capitale du Kurdistan), pour ensuite inviter officiellement le président et le premier ministre kurdes. La Turquie avait déclaré qu’il était hors de question que les Kurdes contrôlent Kirkouk, mais elle garde le silence quand ils s’en emparent. La Turquie leur permet aujourd’hui d’exporter leur pétrole, qui transite par sa frontière…
En devenant une puissance pétrolière, le Kurdistan d’Irak a changé la donne, permettant à la Turquie d’envisager la solution de sa crise énergétique à moindre frais : des millions de barils de pétrole valent bien un tapis rouge !
CMO – Autre puissance régionale, l’Iran semble plus rétive au scénario d’un état kurde. Comment la question kurde est-elle perçue depuis Téhéran ? Quelles sont les implications pour les Kurdes iraniens à l’avenir ?
Chris KUTSCHERA – L’Iran est le grand « trou noir » des Kurdes.
Le maintien au pouvoir du régime islamique – conforté par l’extrême faiblesse de l’opposition iranienne et de l’opposition kurde – ne permet pas d’envisager une évolution notable de la situation au Kurdistan iranien dans un proche avenir.
À moins que la proclamation de l’indépendance du Kurdistan irakien ne donne un coup de fouet au mouvement kurde en Iran…
CMO – Alors que le KRG (gouvernement régional du Kusrdistan) se présente comme un rempart aux djihadistes de l’État islamique, il existe cependant une sensibilité islamiste au Kurdistan même. En 2004, Ansar Al-Islam organisait des attentats-suicides dans la région. En 2013, plus de 200 jeunes Kurdes combattaient en Syrie pour les groupes qui frappent aujourd’hui l’Irak. Le Kurdistan courre-t-il le risque de la radicalisation, dans les années à venir ?
Chris KUTSCHERA – A mon avis, non. Les dernières élections provinciales au Kurdistan ont confirmé la faiblesse des mouvements islamiques. Les deux partis islamistes n’ont même pas atteint la barre des 10%, leurs deux scores confondus…
CMO – Dans La Longue Marche des Kurdes, vous rendez compte du combat séculaire des Kurdes pour la reconnaissance de leur identité culturelle. Quel regard portez-vous sur la société kurde irakienne d’aujourd’hui ?
Chris KUTSCHERA – La société kurde en Irak est rongée par l’argent !
De nombreux auteurs ont écrit sur la « malédiction du pétrole ». En apportant une richesse matérielle distribuée par le pouvoir central, le pétrole facilite le maintien au pouvoir de régimes autoritaires.
Et les nouveaux riches n’ont pas la réputation d’être de grands démocrates.
Il appartient aux intellectuels kurdes de guider le Kurdistan – qui bientôt n’aura plus rien d’Irakien – sur la voie étroite de la démocratie et de sa propre culture.
Propos recueillis par Martin LAFON