IRAK – Les fondements de la stratégie iranienne

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Depuis 2003, la République islamique d’Iran a spectaculairement accru son influence en Irak et, profitant de la montée en puissance de l’État islamique, Téhéran n’a eu de cesse de s’ingérer sur le territoire de son voisin très affaibli par la guerre. Un tableau saisissant et détaillé de l’implantation iranienne en Irak et de ses ramifications, à travers une constellation de factions paramilitaires, milices et personnalités politiques pro-chiites, mais aussi un réseau économique et commercial performant…

IRAK - Octobre 2015 - Mamduh NAYOUF'

Pour la première fois depuis des décennies, l’Iran est redevenu un acteur important de la politique irakienne -plus précisément entre 2003 et 2008- et un acteur quasi déterminant depuis la fin 2008, c’est-à-dire depuis la signature de l’accord de sécurité entre Bagdad et les États-Unis, qui planifiait le retrait des troupes américaines en 2011.

Le renversement par les Américains du régime baathiste de Saddam Hussein en 2003 a en effet servi de la manière la plus directe les intérêts iraniens : premièrement, il débarrassait l’Iran de son ennemi historique et, deuxièmement, il permettait à ses alliés irakiens, dont nombre d’exilés durant la guerre de 1980-1988, majoritairement chiites, d’accéder au pouvoir à Bagdad. Même si cette implication iranienne est loin de faire consensus parmi les Chiites d’Irak -du moins était-ce le cas jusqu’à l’émergence du groupe de l’État islamique (EI) et la prise de Mossoul, en été 2014-, alors que l’influence des États-Unis se réduit en Irak suite au retrait de leurs forces militaires en décembre 2011, l’Iran, pour sa part, continue de soutenir diverses factions politiques chiites, après avoir encouragé pendant des années les activités antiaméricaines dans le but d’accélérer le retrait des États-Unis de Mésopotamie.

L’Irak, berceau de l’Islam chiite, a toujours constitué une place importante pour les Iraniens, tant au sein des classes dirigeantes que populaires, depuis que la dynastie des Safavides a fait du Chiisme la religion officielle de l’État persan au XVIème siècle. Les villes irakiennes de Najaf, Kerbala, Samarra et Kadhimiyah sont des destinations traditionnelles des pèlerins iraniens chiites, ainsi que des centres d’enseignement de la jurisprudence chiite.

En dépit de ces liens historiques et religieux, une certaine rivalité a dominé les relations entre les deux pays : un regard rapide sur l’histoire de leurs relations durant les cent dernières années montre qu’elles ont traversé un chemin de tension de toutes sortes et quasi-permanentes, marqué soit par une situation de guerre soit par une trêve fragile ou une paix précaire. Rarement, les deux pays ont connu un tel état d’harmonie comme celui qui perdure depuis la chute de Saddam Hussein.

L’Iran et les Chiites d’Irak

Les tentatives mutuelles visant la déstabilisation du régime de l’adversaire -apporter un soutien à des minorités ou à des factions politiques et militaires dissidentes- sont devenues une pratique courante caractéristique de leurs comportements l’un envers l’autre. L’accord d’Alger, signé en mars 1975 entre Saddam Hussein et le Shah Mohammad Reza Pahlavi, avait certes permis aux deux pays de trouver une issue pacifique au conflit frontalier dans la mesure où, comme le résume simplement L’Encyclopédie Universalis, « la frontière fluviale avait été établie selon la ligne de thalweg [du Chatt al-Arab], au lieu de suivre la rive orientale comme c’était le cas jusque-là, et où les frontières terrestres avaient été délimitées sur la base d’accords antérieurs à la présence britannique, tenue par l’Iran pour responsable des dispositions contestées. » En d’autres termes, l’Iran participait dorénavant au contrôle du Chatt al-Arab. Par ailleurs, l’Irak s’engageait à arrêter immédiatement son soutien aux Kurdes d’Iran ; et l’Iran, le sien, aux Kurdes iraquiens de Mustafa Barzani. Mais cet accord tint cinq ans à peine, dénoncé par Saddam Hussein peu de temps après le déclenchement de la révolution islamique, en 1979.

Le succès de la révolution islamique et les ambitions expansionnistes de son leader, l’Ayatollah Khomeiny -exporter la révolution et l’idéologie de Wilayat al-Faqih auprès des Chiites d’Irak- fournirent un prétexte à Saddam Hussein pour déclarer la guerre à l’Iran islamique, en 1980. Ce faisant, Saddam Hussein vise à porter des « coups décisifs » à son nouveau rival régional et à avoir accès sans restriction au golfe arabo-persique. Contre les attentes des deux régimes iranien et iraquien, la communauté chiite d’Irak et la communauté arabe sunnite d’Iran établie au Khouzistan (Arabistan, province riche en pétrole), sont restées sourdes aux appels respectifs à se dresser contre le régime adverse. Ainsi, le refus de servir les intérêts du camp ennemi conforte l’idée selon laquelle le nationalisme et l’appartenance ethnique (arabe, iranien, kurde) -et non les différences sectaires- ont façonné la loyauté et l’identité des peuples dans les deux pays pendant la guerre.

Cependant, cette idée sera largement controversée, particulièrement après l’invasion américaine, l’instauration d’un système politique irakien dominé par les Chiites et le surgissement de l’EI : ces deux évolutions ont un grand impact géopolitique et soulèvent la question du sectarisme : n’est-il pas devenu la force motrice des politiques non seulement à l’intérieur de l’Irak, mais aussi à l’échelle régionale? C’est un point que j’ai analysé dans un livre intitulé Vers le déclin de l’influence américaine au Moyen-Orient, les retombées de l’intervention américaine pour la structure multiconfessionnelle des pays de la région : « La crise irakienne, s’il en résulte une fragilisation du tissu social des sociétés au Moyen-Orient, contribue à y propager des sentiments antichiites à la suite de l’arrivée de ceux-ci au pouvoir en Irak et de leurs relations étroites avec la République islamique. Des leaders sunnites d’Arabie saoudite, d’Égypte ou de Jordanie parlent d’une menace chiite. Dans ce sens, le sectarisme est manipulé à des fins politiques pour contrer une influence iranienne croissante au sein de leur pays. Moubarak met en cause publiquement la loyauté des Chiites arabes, selon lui, indignes de confiance. Alors que le roi Abdallah II de Jordanie parle d’un croissant chiite liant l’Iran, l’Irak, le Liban et la Syrie. Ali Abdallah Saleh accuse l’Iran d’alimenter les tensions sectaires au Yémen en fournissant des armes aux rebelles houthiste (chiites). Les accusations contre l’Iran de soutenir la minorité chiite en Arabie saoudite émanent à la fois de la classe politique et religieuse du royaume qui dénonce également ce qui prétend être une implication de l’Iran dans la conversion des sunnites au chiisme. »

Certes, si une analyse se fondant sur le rôle du facteur religieux dans l’élaboration de politiques régionales n’est pas négligeable, elle est cependant loin de présenter une grille de lecture unique et globale, car d’autres facteurs contribuant à cette élaboration sont à prendre en considération, particulièrement lorsque nous discutons les visées de la stratégie iranienne en Irak depuis la chute de Saddam Hussein. Au centre de cette grande stratégie, figure la primauté de la sécurité nationale du pays. Son but est de s’assurer que, dans l’ère d’après régime baathiste, l’Irak ne deviendra en aucune manière ni une menace pour l’Iran ni une base de départ pour appuyer des politiques antiiraniennes. C’est une perception de l’Irak dans les cercles de décision à Téhéran qui n’a rien de surprenant, étant donnés les souvenirs douloureux de huit ans de guerre durant laquelle le régime de Saddam Hussein menaçait directement les intérêts géostratégiques de la République islamique.

Le processus de prise de décision iranien concernant l’Irak est peu transparent. Constitutionnellement parlant, le Conseil suprême de la Sécurité nationale (CSSN), en fonction de ses attributions, doit y être fortement impliqué. Les membres du CSSN sont : les chefs des trois pouvoirs, le chef d’État-major général des forces armées, le responsable des affaires du Programme et du Budget, deux représentants désignés par le Guide, les ministres des Affaires étrangères, de l’Intérieur, du Renseignement, et suivant le cas, le ministre concerné et le plus haut dignitaire de l’armée et du Corps des Gardiens de la Révolution islamique (CGRI). Bien que les grandes lignes stratégiques doivent être approuvées par le CSSN, il revient au Guide suprême de trancher sur une question donnée. En d’autres termes, la constitution précise que les mesures adoptées par le CSSN sont applicables après confirmation par le Guide. Chaque institution impliquée possède un espace de manœuvre, mais toujours dans le cadre de ces grandes lignes.

Pour mettre en œuvre sa stratégie en Irak, l’Iran poursuit une politique déclinée en trois grands volets : l’exploitation des liens avec l’ensemble des groupes politiques irakiens, particulièrement les alliés traditionnels; le soutien à des groupes armés non gouvernementaux ; et le « soft power ».

L’exploitation des liens avec les groupes politiques et les alliés chiites irakiens

L’Iran, qui s’oppose publiquement à l’invasion américaine de l’Irak en 2003, voit cependant dans la chute de Saddam Hussein l’occasion historique pour ses alliés de se joindre à la nouvelle structure politique irakienne soutenue par les États-Unis, ainsi que pour transformer en influence politique le poids démographique des Chiites d’Irak (majoritaires, avec 60% de la population).

Trois acteurs principaux représentent alors le Chiisme politique en Irak : le Conseil suprême islamique irakien (CSII – auparavant dénommé Conseil suprême de la révolution islamique en Irak) et sa milice armée, la brigade Badr, formée par l’Iran au début des 1980, qui sera la colonne vertébrale des forces de sécurité formées après l’intervention américaine ; le Parti al-Da’wa islamique (PDI) ; et le Mouvement de Moqtada al-Sadr (MMS) disposant d’un bureau politique, le martyre al-Sadr, et sa branche armée, la milice de  l’Armée du Mahdi (Jaysh al-Mahdi).

Le CSII, connu pour ses liens idéologiques et politiques solides avec l’Iran depuis les années 1980, cultive aussi de bonnes relations avec les États-Unis. Réputé être le mieux financé et organisé et religieusement le plus légitime des groupes politiques chiites, le CSII va acquérir un statut d’acteur incontournable sur la scène politique ; il est le principal parti à l’Assemblée nationale formée après l’invasion de 2003 et est membre de l’Alliance irakienne unifiée (AIU), le principal groupe parlementaire qui émerge suite aux élections de 2005.

Toutefois, le Mouvement sadriste a pu occuper lui aussi une place primordiale dans le paysage chiite irakien, grâce à son opposition farouche à la présence américaine et à son ancrage nationaliste refusant les ingérences iraniennes en Irak, mais également à son discours social, qui traduit la colère profonde des milieux populaires les plus pauvres.

Quant au PDI, fondé en 1957, il s’agit d’un parti fondamentalement conservateur prônant un État islamique en Irak. Il comprend plusieurs courants qui divergent sur les questions de la démocratie et de la Wilayat al-Faqih [ndlr : la prédominance de la jurisprudence religieuse et du clergé chiite dans le gouvernement de l’État, et leur préséance par rapport à une assemblée législative élue] : cette question doctrinale fait l’objet de divergence entre les dirigeants du parti ; les religieux et leurs partisans, incluant l’ex-premier ministre Nouri al-Maliki, ne s’opposent pas au principe de la Wilayat al-Faqih, tandis que des figures politiques professionnelles, dont l’ancien premier ministre Ibrahim al-Ja’fari, sont beaucoup moins enthousiastes à son égard… De semblables divergences existent aussi en ce qui concerne l’ouverture politique envers les autres partis et les pays étrangers. Le PDI a reçu le soutien de l’Iran durant des années de clandestinité en Irak. À l’instar du CSII, il rejoint le processus politique en 2003 et participe également à l’AIU, mais son influence relativement limitée par rapport aux autres forces chiites serait due au fait qu’il ne dispose pas de milice armée. Al-Maliki, désigné premier ministre en 2006 suite à un compromis entre le CSII et les Sadristes, a profité de sa position pour élargir ses pouvoirs au sein du gouvernement et de l’armée. Alors qu’al-Maliki partageait avec Téhéran sa vision Islamiste du monde, il était toutefois conscient de l’importance de Washington pour sa survie politique, et il a donc mené une politique équilibrée, s’appuyant sur les Américains sans pour autant critiquer ouvertement l’Iran.

Ainsi, en encourageant ses alliés à intégrer le processus politique naissant, l’Iran a voulu réaliser plusieurs objectifs dont : premièrement, s’assurer que l’Irak ne lui posera plus de menace militaire. Deuxièmement, maintenir la prédominance de la majorité chiite sur le système politique irakien. Pour ce faire, l’Iran poursuit une stratégie sectaire qui promeut l’unité des différentes parties chiites et les incite à se présenter réunies en une seule coalition lors des échéances électorales. L’Iran a aussi développé des liens avec d’autres groupes politiques chiites, sunnites et kurdes dans le but de demeurer très influent même en dehors du gouvernement irakien, ainsi que de pouvoir les utiliser comme moyen de pression sur ce gouvernement lorsque cela est nécessaire. Troisièmement, contenir l’influence des Occidentaux, de la Turquie et  des pays arabes sunnites de la région en Irak. Quatrièmement, enfin, se servir de l’Irak comme base avancée à partir de laquelle Téhéran peut  projeter son influence à l’échelle régionale. Bien évidemment, un Irak allié de l’Iran peut élargir le cercle de « l’Axe de la Résistance », qui inclut la Syrie, le Hezbollah libanais et le Hamas. Il faut rappeler que les relations entre l’Iran et le Hamas ne sont pas au beau fixe depuis que le mouvement palestinien a opté officiellement pour un soutien au soulèvement contre le régime syrien de Bachar al-Assad en 2011.

Les liens étroits de l’Iran avec les différentes factions politiques irakiennes lui permettent de jouer un rôle oscillant entre l’intermédiaire et le « faiseur de rois ». Dans le système parlementaire irakien, les coalitions sont nécessaires pour pouvoir former le gouvernement. L’Iran en tire avantage en poussant les candidats chiites alliés à se faire élire sur des listes de formations composites. En d’autres termes, il s’agit encore une fois de transformer le poids démographique en majorité politique.

En 2005, par exemple, l’AIU, dont des plusieurs formations sont proches de Téhéran, comme le CSII et al-Da’wa, a emporté la majorité des sièges du parlement provisoire chargé de rédiger la nouvelle constitution ; les élus chiites ont influencé sa rédaction dans le but de transformer l’Irak en un État fédéral, permettant aux provinces d’organiser des référendums et de déclarer leur autonomie. Des provinces frontalières avec l’Iran, majoritairement chiites, ont ainsi pris leurs distances avec Bagdad ; un premier pas vers l’intégration à la République islamique d’Iran ?

Autre exemple : l’Iran tire avantage des élus chiites du Comité pour l’Intégrité et la Justice chargé de la « dé-baathification » de la société irakienne, dirigé par des personnalités acquises à Téhéran, tels Ahmad al-Chalabi et Ali Faissal al-Lami. Le comité procède fréquemment en rayant des listes électorales les candidatures des Irakiens sunnites soupçonnés d’avoir été membres du parti Baath. D’après Iran-French Radio,le comité créé par le parlement, en 2008, et chargé de poursuivre la débaathification avait disqualifié, en janvier 2010, plus de 500 candidats sunnites, provoquant la colère des partis laïcs et de la communauté sunnite.

Dans ce même cadre, Qassem Soleimanie, commandant de la Force al-Quds iranienne omniprésente en Irak, agit souvent comme intermédiaire entre les factions chiites irakiennes. Rick Brennan constate, dans Ending the U.S. War in Iraq: The Final Transition, Operational Maneuver, and Disestablishment of United States Forces–Iraq,que le général iranien dirige l’ensemble des activités promues par l’Iran en Irak, comme la supervision des milices chiites, la distribution de fonds à des politiques irakiens, ainsi que la bonne mise en œuvre de la politique iranienne de soft power. En 2005, en effet, Qassem Soleimanie a mené en Irak une campagne de relations publiques pour le bloc pro-iranien, en lui fournissant notamment de l’aide logistique et des consultants politiques. En 2006, il s’est personnellement rendu dans la Zone verte à Bagdad, au siège du gouvernement irakien, pour tenter de dissiper les différends qui empêchaient l’aboutissement du projet de nouvelle constitution, à propos des modalités de désignation du premier ministre : c’est son intervention qui a mené au compromis qui a permis au Chiite Nouri al-Maliki d’accéder au pouvoir. En 2008, il acquiert même une certaine réputation en Occident, après avoir joué un rôle déterminant dans l’accord de cessez-le-feu entre l’armée du Mahdi de Muqtada al-Sadr et les forces de sécurité gouvernementales. Il serait intervenu suite à une demande de l’ex-président irakien Jalal al-Talbani, lors d’une rencontre tenue secrète qui aurait eu lieu au passage frontière de Marivan… On constate ainsi sans peine le poids considérable de l’influence iranienne en Irak.

Cette influence iranienne est apparue plus flagrante encore lors des élections législatives irakiennes de mars 2010 : bien que la coalition d’al-Iraqiyya, à savoir la Liste nationale irakienne d’Iyad Allaoui –une coalition à tendance laïque qui cherche à dégager la vie politique du pays des clivages confessionnels-, est arrivée en tête avec 24,72% des voix (soit 91 sièges au parlement), l’Iran va empêcher Iyad Allaoui de devenir premier ministre, et ce en mettant tout son poids derrière l’Alliance de l’État de Droit de Nouri al-Maliki (24,22%, soit 89 sièges) et l’Alliance nationale irakienne d’Ibrahim al-Ja’fari (18,15%, soit 70 sièges).  Après des mois de mise sous pression, l’Iran réussit à créer « l’Alliance nationale », née de la fusion de ces deux formations, et l’enjoint de faire barrage à la coalition d’al-Iraqiyya ; et l’Iran parvient aussi à s’entendre avec les Kurdes, lesquels soutiennent la désignation de Nouri al-Maliki comme premier ministre, en décembre 2010.

Cependant, avec la montée en puissance de l’EI, quatre ans plus tard, et la prise de Mossoul, l’Iran a finalement compris qu’al-Maliki était devenu une menace pour son influence ; c’est pourquoi il n’a pas vu d’inconvénient à l’évincer du pouvoir. En réalité, les Américains ont soutenu l’instauration d’un système politique basé sur la représentation à la fois multiethnique et multiconfessionnelle de la société en Irak. Cependant, peut-on décrire les gouvernements irakiens successifs depuis 2003 comme étant superficiellement inclusifs ? Celui d’al-Maliki, par exemple, a suscité de profonds mécontentements et a été accusé d’avoir mené des politiques sectaires, en particulier pendant son deuxième mandat. Ces accusations ne sont pas sans fondement : rappelons sa décision, en 2009, de lancer des purges dans l’appareil sécuritaire en mêlant influences confessionnelles et ambitions personnelles ; les éléments chiites dans les forces de sécurité sont ainsi passés de 55% à 95% ( !) entre 2010 et 2014…

Nous avons évoqué plus haut l’aspect sécuritaire comme étant fondamental dans la stratégie irakienne de la République islamique. C’est sous cet angle qu’il faut considérer les efforts de Téhéran visant à saborder l’accord de sécurité ou « Statut of Forces Agreement » (SOFA) passé entre le gouvernement d’al-Maliki et l’administration Bush, qui prolongerait éventuellement la présence militaire américaine en Irak. Car, une présence à long terme aurait pu renforcer l’influence des États-Unis dans ce pays voisin et porter préjudice aux intérêts iraniens. Au fond, Téhéran voulait la garantie que l’Irak ne serait pas utilisé pour lancer des attaques contre le territoire iranien.

Tout d’abord, des médias iraniens ont vu dans l’accord un moyen pour subjuguer l’Irak, tandis que d’autres affirmaient que l’accord incluait des articles classés confidentiels donnant aux États-Unis le droit d’attaquer d’autres pays à partir du sol irakien. Certains ont fait courir des rumeurs prétendant que l’Ayatollah Ali el-Sistani, la plus haute autorité religieuse chiite en Irak, se serait opposé à l’accord ; des informations démenties catégoriquement par son bureau. Ensuite, des hauts décideurs iraniens, comme le Guide suprême Khamenei, ont exercé des pressions sur al-Maliki pour le dissuader de signer un « accord humiliant », tout en agissant discrètement pour renforcer le courant qui s’y opposait (dont celui de Moktada al-Sadr), en soudoyant des députés irakiens. Finalement, si l’Iran n’a pas réussi à empêcher la signature de l’accord, ratifié en novembre 2008, cet accord ne constituait qu’une demi-défaite pour Téhéran, puisque le retrait des troupes américaines était prévu pour 2011 au plus tard. De plus, ces troupes devaient être placées sous l’autorité du gouvernement irakien pour la durée de leur présence dans le pays.

L’accord de sécurité a en outre incité plusieurs leaders politiques irakiens, sceptiques quant à un engagement de longue durée des États-Unis en Irak, à chercher à créer de nouveaux liens à l’échelle régionale. Ce fut notamment le cas de quelques personnalités sunnites, qui se tournèrent vers la Turquie et les monarchies du Golfe. Mais d’autres, d’obédience chiite, ont immédiatement vu dans l’Iran islamique leur principal allié. Al-Maliki, libéré de la contrainte d’une politique consensuelle à l’égard de Washington, a ainsi adopté une posture beaucoup plus favorable à l’Iran, apportant notamment son soutien au régime syrien, tout en affichant une position plus ferme vis-à-vis des responsables politiques sunnites.

Le soutien à des groupes armés non gouvernementaux

C’est un des piliers de la stratégie iranienne en Irak. Car, plus les acteurs non gouvernementaux sont omniprésents plus l’influence du gouvernement central s’amenuise, et  plus l’intervention de l’Iran devient indispensable.

Lorsque les fondements d’une milice sont assez solides, lui permettant de se transformer en mouvement politique -ce qui exige l’adoption d’une ligne politique moins dure-, l’Iran crée alors en remplacement un nouveau groupe paramilitaire.

Étant donné que l’organisation Badr fait partie du processus politique et que les Sadristes ont une tendance moins dépendante vis-à-vis de Téhéran, les petits groupes dits « groupes spéciaux », comme Assaib Ahl Al-Haq (Lige des Vertueux), les Kataib Hezbollah irakien ou la Brigade du Jour attendu, montrent plus de loyauté envers la République islamique. Dans l’ensemble, on décompte une cinquantaine de groupes chiites militants actuellement en Irak, y compris ceux créés par l’Iran après 2003. Aucun d’entre eux n’est suffisamment puissant pour pouvoir opérer indépendamment du soutien financier et militaire de l’Iran.

Dans le contexte de la lutte contre l’EI, certains de ces groupes ont choisi de combattre sous le commandement de chefs plus expérimentés, dont le badriste Hadi al-Amiri à qui le premier ministre Hadi al-Abbadi a confié la responsabilité de mener les combats dans la province de Diyala. Al-Amiri étant proche de la Force al-Quds de Soleimanie, on peut admettre que l’Iran a conduit les opérations militaires en Diyala et ailleurs, comme à Tikrit, ville natale de Saddam Hussein.

L’Organisation Badr (OB) constitue actuellement une composante majeure des groupes luttant contre l’EI. Elle s’était battue aux côtés de la Garde révolutionnaire iranienne pendant la guerre avec l’Irak., au cours de laquelle Hadi al-Amiri, son actuel chef -qui a d’ailleurs la nationalité iranienne-, aurait combattu au front avec Qassem Soleimanie. L’OB demeure très influente au sein du gouvernement irakien : al-Abbadi a nommé Mohammad al-Ghabban, membre de l’organisation, ministre de l’Intérieur, lui confiant le pouvoir de contrôler à la fois les forces de sécurité et les services du renseignement. Mais il faut rappeler qu’en 2010 certaines divergences surgissent entre l’CSII et l’OB, à propos des relations avec l’Iran. Depuis, le Conseil chiite se montre relativement plus indépendant envers Téhéran. Il a même créé un nouveau groupe militaire baptisé « Brigades ‘Ashura ». Tandis que l’OB utilise le Centre culturel islamique à Bagdad ainsi que ses branches dans les autres villes pour promouvoir l’idéologie de la République islamique.

Quant à l’armée du Mahdi, sadriste, qui comprend alors 15.000 combattants environ, elle reçoit le soutien de la Force al-Quds (fonds, fourniture d’armes et camps d’entraînement sur le sol iranien), en particulier au cours de la période comprise entre 2004 et 2007 durant laquelle le groupe va s’attaquer aux installations des forces américaines ainsi qu’à celles des forces du gouvernement. Dans un premier temps, Al-Maliki a hésité à lancer une contre-attaque sur la milice chiite opposante, en raison du caractère politiquement sensible d’une telle opération, puis il finit par lever sa protection, en quelque sorte après l’annonce par l’administration Bush de la « stratégie du renforcement » visant à déployer des troupes supplémentaires sur le terrain. Les opérations offensives qui vont se dérouler dans les régions centre et sud à partir de janvier 2007 et jusqu’à la mi-mai 2008 réussissent à interrompre les lignes de communication de l’armée du Mahdi et à démanteler ses réseaux. Il est à noter que Soleimanie est intervenu à deux reprises dans le but d’arrêter les combats ; et deux accords ont été signés à Téhéran entre les parties chiites rivales : le dernier a abouti au retrait des combattants retranchés dans la ville d’al-Sadr qui ont cédé le contrôle de l’agglomération au gouvernement.

En dépit du soutien iranien, les rapports avec al-Sadr n’ont pas été toujours faciles ; ils se sont même révélés compliqués. Al-Sadr a critiqué à plusieurs reprises l’attitude du gouvernement iranien, particulièrement son appui à al-Maliki. De plus, dans un contexte de relations le plus souvent conflictuelles entre le courant sadriste et l’OB, al-Sadr n’a jamais manifesté d’allégeance au Guide suprême, l’Ayatollah Ali Khamenei.

Après son retour de Qom en 2011 [ndlr : la ville iranienne de Qom constitue un bastion religieux parmi les plus importants du Chiisme], où il a suivi des études pendant trois ans afin d’acquérir une légitimité religieuse, Muqtada al-Sadr réoriente son organisation, dorénavant dite « al-Mumahidoun »,  vers les activités sociales, religieuses et culturelles. Cependant, la situation politique peu stable, où le gouvernement central est incapable de s’imposer, laisse le champ libre à certains acteurs locaux qui vont se doter de leurs « propres moyens de défense ». C’est le cas notamment de Muqtada al-Sadr, qui a fondé les Kataib as-Salam(les « Brigades de la paix ») après la chute de Mossoul, en 2014, dont le but est de défendre non seulement les Chiites, mais tous les Irakiens. Sollicitées par quelques tribus sunnites, les brigades s’activent dans la région al-Anbar et participent aussi à des opérations conjointes sous le commandement de l’OB et de la Garde révolutionnaire ; ils réussissent ensemble à libérer Jurf al-Sakhr, dans la province de Babylone, en octobre 2014. Des médias iraniens ont cependant attribué ce succès à l’OB et à ‘Assaib Ahl al-Haq ; un recadrage médiatique qui serait dû à l’ambivalence de l’Iran à l’égard d’al-Sadr.

À l’instar de l’armée du Mahdi, le Mouvement de la Résistance islamique ‘Assaib Ahl al-Haq de Qussay al-Khaz’Ali aurait reçu mensuellement entre 750.000 et 3 millions de dollars d’aides iraniennes diverses, s’il faut en croire les chiffres avancés par le général Kevin Bergner, responsable à l’époque des forces multinationales postées à Bagdad. Ces aides auraient été utilisées pour effectuer des attaques contre les Américains et les forces de sécurité gouvernementales.

Al-Khaz’Ali a été en même temps disciple et assistant du Grand Ayatollah Mohammad Mohammad Sadeq al-Sadr et le futur bras droit de son fils Muqtada. ‘Assaib Ahl al-Haq fait initialement partie des brigades de l’armée du Mahdi, mais le mouvement prend progressivement ses distances vis-à-vis d’al-Sadr progressivement à partir de 2006, puis il devient totalement indépendant suite au gel des activités de l’armée sadriste en 2008. Il doit son appellation à un de ses  fondateurs : Mohammad al-Tabtabayie, actuellement secrétaire général adjoint du mouvement. Ses relations avec les Sadristes se détériorent après le refus par le groupe chiite de se joindre les Kataib al-Yaom al-Mao’oud (« Brigades du Jour attendu ») créées par al-Sadr en 2008. Ce dernier n’hésite pas à décrire ‘Assaib Ahl al-Haq comme étant un groupe de « meurtriers », dénonçant leurs « ambitions politiques ». Par la suite, le groupe a rompu officiellement avec les Sadristes, en 2011. Cependant, la véritable raison de leur séparation demeure inconnue.

En tant que milice rivale du courant sadriste, elle se déclare indéfectiblement loyale et dévouée à l’Iran et à son Guide suprême. Ses membres sont aussi des adeptes des ayatollahs Hashemi Shahroudi et Kazem Hayri. Elle possède un réseau de madrassa (écoles religieuses)qui promeut l’idéologie de la République islamique. Le département des madrassa, qui siège à Nadjaf, est chargé, entre autres, de recruter de jeunes membres du clergé. Parmi ses objectifs : propager le modèle de la Wilayat al-Faqih. En d’autres termes, le Mouvement islamique soutient publiquement les ingérences iraniennes en Irak. Il critique l’ayatollah Sistani et le « silence de Marji’iyya » à Nadjaf en ce qui concerne sa position sur la présence américaine ; plus récemment il a rejeté l’appel de l’ayatollah Sistani au retrait de Syrie des combattants chiites irakiens engagés aux côtés l’armée de Bashar al-Assad.

Le Mouvement islamique se mesure donc au courant sadriste en prétendant être à la fois islamique et nationaliste (en ayant pour but de défendre tous les Irakiens et pas seulement les Chiites). Il intègre le processus politique après le retrait des Américains et participe aux élections législatives de 2014 sous le nom « d’al-Sadiqine » ; mais, loin de ses attentes, il réalise des résultats très modestes. Al-Maliki, en effet, a favorisé l’intégration de ‘Assaib Ahl al-Haq dans le système politique pour faire contrepoids à al-Sadr, et l’a pour ainsi dire accepté en tant que membre de sa propre alliance, l’Alliance de l’État de Droit.

Le Mouvement islamique a donc accru ses efforts pour atteindre les différentes composantes ethniques et confessionnelles de la société irakienne, afin de se défendre contre les accusations portées à son égard d’être une milice sectaire ; aujourd’hui, il prétend ainsi défendre tous les Irakiens face au terrorisme de l’EI. Des officiels du mouvement ont même déclaré avoir développé des programmes d’entrainement des tribus sunnites, en 2012 déjà, en affirmant que ces dernières participent actuellement aux combats contre les djihadistes de l’EI.

Enfin, il faut encore mentionner les Brigades du Hezbollah irakien (Kataib Hezbollah), qui ne dépendent d’aucun parti politique. Selon leur déclaration constituante, elles forment une « résistance islamique » dont le but est d’affronter l’occupation américaine et d’établir la République islamique, comme en Iran. Djassem al-Jazayrie, membre du Comité constituant, affirme que les « Kataib sont une formation (loyaliste) qui a été créée pendant l’ancien régime et a commencé à exercer son rôle après 2003. » En effet,  la milice chiite effectue sa première opération contre les troupes américaines le 23 octobre 2003, sous le nom de « Fassail Abu Fadl al-Abbas ». Puis, elle se joint à d’autres groupes armés financés par l’Iran, dont les Brigades de Karbala, les Brigades Zayed Bin Ali et les Brigades Ali al-Akbar. Chaque milice mène ses activités séparément, jusqu’à l’annonce de leur fusion en une seule brigade, le « Hezbollah », le 21 août 2007.

L’identité de ses chefs demeure secrète jusqu’au retrait des forces américaines. Néanmoins, même après le retrait, peu d’informations filtrent sur sa structure organisationnelle. Son fondateur, Mahdi al-Muhandis –connu sous le nom de Djamal Ibrahim- est classé parmi les représentants militaires les plus puissants de l’Iran sur le sol irakien. Comme beaucoup de hauts responsables du groupe, dont Ahmad al-Sa’di et Kamal al-Fartoussi, al-Muhandis est un ancien membre de l’armée du Mahdi. Il était membre de l’OB et proche conseiller de Soleimanie.

Le nombre des combattants du Hezbollah irakien, loyaux sans faille envers l’ayatollah Khamenei, est estimé à 3.000 hommes. C’est une organisation qui compte peu de membres, mais tous sont des combattants d’élite et ont bénéficié d’une formation pointue dans l’utilisation des armes fournies par l’Iran. Le Hezbollah irakien va ainsi réagir promptement et positivement aux Fatwade l’ayatollah Sistani appelant à combattre l’EI.

Le Soft Power

Le soft power iranien en Irak s’étend à travers l’ensemble des activités économiques et culturelles que développe Téhéran dans le but d’augmenter son pouvoir d’attraction et élargir le champ de son l’influence en Irak. Pour ce faire, l’Iran cherche depuis 2003 à renforcer ses liens économiques avec l’Irak en ayant en même temps recours à des mesures commerciales protectionnistes, ainsi qu’en incorporant dans sa sphère religieuse les leaders religieux de Marji’iyya à Nadjaf et, enfin, en exploitant les médias afin de conquérir le cœur et l’esprit des Irakiens.

Les liens économiques au service de la politique

L’Irak figure parmi les partenaires économiques les plus importants de l’Iran depuis 2003. Alors que ce dernier est le deuxième plus grand partenaire de l’Irak après la Turquie, avec des échanges commerciaux qui sont passés de 6 milliards de dollars en 2010 à 14 milliards en 2015, dont 9 milliards sous forme d’exportations pétrolières, selon les chiffres fournis par le délégué commercial iranien en Irak. À titre d’exemple, d’après le site Économie iranienne (Iqtissad Irani), en mars 2015, les produits importés d’Iran ont représenté 40,94% du marché national irakien.

La volonté croissante des commerçants iraniens d’investir dans l’économie voisine est motivée par deux raisons : la perte progressive des marchés de l’Asie centrale et le ralentissement des flux provenant de Jordanie, de Turquie et d’Arabie saoudite, à cause de la montée de l’EI et du contrôle qu’il exerce désormais sur une grande partie du territoire irakien.

Les exportations et les investissements iraniens constituent donc désormais la majeure partie du commerce qui irrigue l’Irak ; et la balance commerciale est largement en faveur de la République islamique.

Cette situation est due en partie aux mesures protectionnistes prises par le gouvernement iranien et aux subsides qu’il accorde aux industries nationales. Les exportateurs iraniens obtiennent des réductions d’impôts importantes et bénéficient d’autres incitatifs –le gouvernement paie 3% de la valeur des marchandises qui partent à l’exportation-, tandis que les marchandises provenant d’Irak sont lourdement taxées (jusqu’à 150% !).

La supériorité de l’Iran relève aussi de la composition de ses exportations ; puisqu’elles varient de manière significative entre produits frais et alimentaires transformés, biens de consommation à bas prix, voitures, matériaux de construction, alors que l’Irak exporte principalement du pétrole brut et raffiné.

L’incapacité du secteur commercial irakien de concurrencer celui de son voisin peut se comprendre si l’on prend en compte les conséquences des politiques régionales aventurières, voire catastrophiques du régime baathiste et les conséquentes sanctions internationales imposées par la Communauté internationale : l’Irak, dont le secteur agricole est toujours en train de lutter pour survivre particulièrement depuis l’invasion de 2003, est devenu un importateur net de produits alimentaires depuis 2008 ; et il est important de rappeler que les relations commerciales déséquilibrées avec l’Iran n’ont pas contribué à la remise en route du développement des secteurs agricole et industriel en Irak. Elles leur font tout au contraire une concurrence déloyale qui les affaiblit plus encore.

Les relations économiques entre les deux pays ne se limitent pas qu’au secteur commercial. En effet, des entreprises iraniennes ont investi (et investissent toujours) dans différents secteurs de l’économie irakienne, dont celui de la construction (logements, hôtels, hôpitaux et écoles), des banques, du tourisme religieux et de l’énergie. Leurs investissements sont concentrés principalement à Bagdad, ainsi qu’au sud, notamment à Bassora, Nadjaf et Karbala. Certains investisseurs tirent profit de failles existant dans les lois qui restreignent en général le droit de propriété pour les étrangers. Des moyens détournés sont parfois utilisés par les Iraniens pour effectuer des achats immobiliers.

Des millions de pèlerins visitent annuellement les villes saintes de Nadjaf, Karbala, Kazimiyyah et Samarra. Le pays est une destination de pèlerinage non seulement pour les Chiites iraniens, mais également pour tous les Chiites du monde entier. D’après Hassan Danaï-Far, l’ambassadeur iranien en Irak, 1,2 million d’Iraniens ont visité les lieux saints d’Irak en 2010. Dans le cadre de sa stratégie pour gagner le cœur et l’esprit des Irakiens, l’Iran a offert 20 millions de dollars par an pour améliorer les infrastructures touristiques à Nadjaf et dans les autres sanctuaires chiites (Iran Playing Growing Role in Iraqi Economy, New York Times, 17 mars 2007).  Ce qui a fait du pèlerinage une affaire très lucrative pour les Iraniens, c’est qu’il est organisé presque exclusivement par des agences de voyages contrôlées par le gouvernement iranien ou ses agents. L’agence Shamsa est l’une des sociétés touristiques iraniennes les plus importantes, avec plus de 1.000 filiales à travers l’Irak. Des commerçants irakiens se plaignent dès lors de cette mainmise de l’Iran sur l’industrie touristique religieuse. Shamsa, par exemple, choisit librement la société irakienne à laquelle elle désire autoriser le transport et la protection des pèlerins. En outre, presque toutes les compagnies partenaires en Irak sont affiliées à des partis politiques proches de Téhéran.   

Dans le secteur de l’énergie également, la présence iranienne est devenue incontournable. En 2011, l’Iran a fourni entre 8 et 10% de l’électricité consommée en Irak. Cependant, ce pourcentage peut être plus élevé dans les villes frontalières comme Bassora, Amarah et Khanqin. L’Irak a signé plusieurs contrats de construction de centrales électriques avec la compagnie iranienne Twanir ; dont deux contrats particulièrement importants, le premier pour construire une centrale de 320 mégawatts à Bagdad, estimée à 150 millions de dollars, et le deuxième, à 72 millions de dollars, pour augmenter la capacité de la centrale de Kirkuk. Le Conseil des ministres irakien a approuvé en 2011 un contrat de 365 millions de dollars pour construire un gazoduc en provenance d’Iran pour approvisionner la province de Bassora. Selon Hamid Reza Araqui, le directeur général de la Compagnie nationale du gaz iranien, l’Iran a exporté vers l’Irak 3 millions de mètres cubes par jour durant l’été 2014. Ce chiffre pourrait grimper jusqu’à 35 millions de mètres cubes dans les prochaines années. Un accord a effectivement été conclu dans ce sens, en juillet 2013, pour la livraison de 25 millions de mètres cubes de gaz naturel à trois villes irakiennes : al-Sadr, Bagdad et al-Mansouriya.

Outre la question commerciale, la dépendance à l’égard des approvisionnements énergétiques iraniens rend l’Irak vulnérable à la volonté du fournisseur susceptible de les utiliser à des fins politiques. Ce fut d’ailleurs le cas en mars 2008, lorsque l’Iran a réduit de moitié la fourniture d’électricité à Bassora, suite à l’offensive des forces de sécurité gouvernementales contre des milices soutenues par Téhéran. Une mesure similaire a coïncidé  avec une protestation déclenchée par des partis politiques pro-iraniens à l’été 2010.

L’influence religieuse

L’Islam chiite est la religion majoritaire dans les deux pays. Toutefois, même si l’Iran et l’Irak partagent des liens religieux et culturels, leurs traditions religieuses se sont construites au cours des siècles de manières distinctes, voire rivales.

Le séminaire religieux (Hawza) de Nadjaf,  rattaché à la tradition quiétiste, considère que le clergé ne doit pas participer directement aux fonctions politiques et administratives, car sa tâche fondamentale est de s’occuper des affaires religieuses. En d’autres termes, il prône un rôle limité des hommes religieux en politique. Alors que le séminaire de Qom adhère à l’idéologie du Wilayat al-Faqih et défend le concept selon lequel le Guide suprême dispose des pouvoirs exclusifs sur toutes les questions liées à l’Etat, la société et la religion. Le séminaire de Nadjaf a prospéré au fil du temps en tant que centre d’enseignement de la jurisprudence chiite, jusqu’à l’arrivée au pouvoir du régime baathiste de Saddam Hussein. Malgré l’existence des liens religieux, sociaux et économiques entre les deux établissements, le retour de Nadjaf après la chute de Saddam Hussein a représenté un défi à l’ascendant de Qom. C’est pourquoi l’Iran ne ménage pas ses efforts pour accroître son influence au sein des élites chiites de Nadjaf.

Parmi ces élites, on trouve l’ayatollah Ali Sistani, qui représente la plus haute autorité religieuse en Irak. Il constitue un obstacle aux activités du clergé irakien proche du clergé au pouvoir en Iran et près à promouvoir l’idéologie iranienne. L’aspect financier est certainement un pilier fondamental du pouvoir de persuasion de l’Iran. Étant donné que l’influence religieuse iranienne en Irak n’est pas à la hauteur de ses espérances, Téhéran mène une politique qui cherche à placer les chiites irakiens dans l’orbite de la révolution islamique, c’est-à-dire loin de l’influent ayatollah Sistani et de ses adeptes. Car, Sistani n’adhère pas au modèle de gouvernance iranien, mais il plaide plutôt pour un gouvernement religieux pluraliste. Il est ainsi évident qu’il s’implique dans les affaires gouvernementales, et qu’il n’a jamais exprimé son rejet absolu de l’idée selon laquelle l’Hawzadoit s’abstenir de s’occuper du domaine politique.

En 2006, 80% des chiites du monde ont considéré Sistani comme leur leader religieux, en lui accordant un don de 700 millions de dollars sous forme de taxe religieuse (zakat), selon Mehdi Khalaji, chercheur au Washington Institute for Near East policy. Sistani, très impliqué dans le domaine de la bienfaisance, octroie en 2011 des allocations à des milliers d’étudiants irakiens de théologie en Iran.

Depuis 2003, Sistani résiste à l’ingérence du clergé iranien dans les affaires de l’Hawza. Néanmoins, sa politique réaliste lui évite de critiquer l’Iran explicitement, afin de ne pas nuire à ses intérêts ou à ceux de ses étudiants. D’ailleurs, il faut rappeler que le soutien qu’il apporte aux différents groupes politiques irakiens chiites contribue à servir indirectement  les intérêts de l’Iran.

En somme, la ville sainte de Nadjaf, le « Vatican chiite», a toujours été au cœur des préoccupations et des activités de l’Iran. Elle abrite notamment le sanctuaire de l’Imam Ali. Elle est en outre la troisième destination pour les pèlerins chiites et le deuxième centre de pouvoir politique après Bagdad. Pour toutes ces raisons, l’Iran a voulu (et veut toujours) y occuper une place qui lui permettrait de jouer un rôle important dans la vie religieuse, économique et politique de cette ville.

Conquérir les cœurs et les esprits

Le monde est aujourd’hui un village planétaire, il est donc plus facile qu’auparavant pour un acteur des relations internationales de diffuser son idéologie politique et religieuse ou sa propagande à l’échelle mondiale ou régionale.

C’est le cas de la République islamique qui a investi dans le secteur médiatique dans le but d’atteindre l’opinion publique non seulement à l’intérieur du pays, mais aussi dans toute la région. Les chaines télévisées en arabe (al-Alam, Qanat al-Aflam, Qanat Sahar), Radio-Téhéran en arabe et le journal Kihan en arabe en constituent aussi des exemples concrets. Ces efforts ont néanmoins eu un succès très limité ; ils ont même été contreproductifs parfois, comme ce fût le cas à Bassora, en 2007, lorsque certains chefs tribaux ont condamné les manœuvres iraniennes contribuant, selon eux, à déstabiliser la situation en Irak. Dans ce sens, nombreux sont en effet les Irakiens qui voient l’Iran d’un mauvais œil ; ils considèrent qu’il exerce une « influence  négative » sur les politiques, ainsi que sur la stabilité en Irak (d’après un sondage réalisé en 2006, 93% des Sunnites, 63% des Kurdes et 30% des Kurdes estiment que le modèle politique iranien est incompatible avec le leur). Nombre d’Irakiens critiquent également les liens des responsables politiques avec Téhéran (48%, en 2010). Un sondage effectué en août 2010 montrait que 41% des sondés pensaient que l’Iran entravait la formation du gouvernement irakien. En réalité, la perception de l’Iran ne s’est guère améliorée malgré  ses activités propagandistes. La raison peut en être attribuée à la méfiance historique profondément enracinée, au nationalisme arabe irakien, aux blessures encore béantes de la guerre de 1980-1988 et, enfin, à des raisons de rivalités géopolitiques.

Toutefois, l’image de l’Iran auprès des Irakiens se serait nettement améliorée plus récemment, suite à l’aide immédiate qu’il a portée au gouvernement irakien pour faire face à l’EI…

L’Iran au secours du gouvernement irakien

La prise de Mossoul après la désertion alors inexplicable de l’armée gouvernementale, équipée et entrainée par les Américains,  a  remis sur le devant de la scène régionale la question de l’intervention de l’Iran en Irak : dorénavant, l’engagement de la Garde révolutionnaire se fait au grand jour, contrairement à la période de la présence américaine (2003-2011), durant laquelle Soleimanie s’activait dans l’ombre, peut-être pour éviter de provoquer les Arabes sunnites de l’Irak.

La réaction de l’Iran ne s’est pas faite attendre après la chute de Mossoul : Téhéran a envoyé des conseillers militaires et des armes 48 heures après la prise de la ville, alors que les États-Unis n’allaient commencer les frappes aériennes contre l’EI que deux mois plus tard. La façon dont Téhéran a réagi n’est pas passée inaperçue et le premier ministre al-Abbadi a déclaré que « les Iraniens n’ont pas hésité à venir en aide à Bagdad et à Erbil, deux villes menacées, contrairement aux Américains qui ont hésité à secourir nos forces de sécurité. »

L’Iran aurait intensifié son intervention pour trois raisons : la première, prouver que ses liens avec le gouvernement irakien dominé par les Chiites demeurent intacts (ainsi l’Iran devance les États-Unis lorsqu’il s’agit d’apporter du  soutien à l’Irak).  La deuxième, c’est que l’engagement contre l’EI constitue l’occasion pour le président Hassan Rohani de sortir son pays de l’isolement, de renforcer son influence régionale et d’entamer un partenariat avec les grandes puissances (la politique ultranationaliste de son prédécesseur avait isolé la République islamique à l’échelle mondiale et renforcé l’influence de la Turquie et de l’Arabie saoudite dans la région). Enfin, la conviction des décideurs iraniens du danger énorme et évident que représente l’EI pour les lieux saints d’Irak.

L’inefficacité de l’armée irakienne face à l’EI n’a pas laissé d’autre choix au gouvernement de Bagdad, que de recourir directement à des milices chiites soutenues par la Garde révolutionnaire iranienne…D’après des témoignages recueillis auprès des chefs miliciens chiites, Soleimanie a contribué à l’unification des « forces de la résistance ». En outre, il participe au développement des plans d’opérations au centre de commandement et rend régulièrement visite aux combattants blessés. Des sites d’informations iraniens saluent le rôle de la Garde révolutionnaire sur le front, comme par exemple à Amerli, lorsqu’elle a envoyé des hélicoptères pour fournir des armes à cette ville située dans la province de Salah ad-Din, à 100 km de la frontière iranienne.

Le général Soleimanie a lui-même participé avec 15.000 combattants à la libération de Jurf al-Sakhr, comme nous l’avons mentionné plus haut. Les combats pour la reprise de la ville ont montré le degré d’engagement de Téhéran aux côtés des groupes paramilitaires irakiens. Bien que des exactions aient été commises par ces derniers à l’égard des Sunnites dans certaines zones, la bataille de Jurf al-Sakr a été menée conjointement avec des tribus sunnites. Peu de temps après, un chef badriste a déclaré : « Avec l’aide de l’Iran, nous pourrions sortir victorieux dans la lutte contre Daech, même sans l’aide de la Coalition internationale. »

Une douzaine de milices chiites ont été unifiées sous le nom d’al-Hashd al-Sha’bi  (« la Mobilisation populaire »), en application de la décision du premier ministre al-Abbadi. Parmi ses factions se trouvent l’OB, qui est la plus influente, et Saraya el-Khorassanie, un nouveau groupe chiite créé dans l’urgence. La plupart d’entre elles répondent à l’appel qu’ont lancé l’ayatollah Sistani et le Guide suprême Khamenei aux Irakiens pour « défendre l’Irak ». D’après Hadi al-Amiri, le commandant d’al-Hashd al-Sha’bi, Khamenei dispose de toutes les facultés indispensables en tant que « leader musulman » ; il n’est pas seulement le leader des Iraniens, mais aussi de « la nation musulmane ». Il affirme qu’aucun conflit d’intérêts n’existe entre ses fonctions en tant que politique et chef militaire et son allégeance à Khamenei. À ses yeux, ce dernier placerait les intérêts du peuple irakien au-dessus de toute autre considération…

Le nombre de conseillers iraniens sur le terrain est aujourd’hui estimé à plusieurs centaines. Mo’in al-Kazemie de l’OB affirme qu’ils interviennent dans toutes les étapes opérationnelles, dont celles de la tactique et de la fourniture des drones et des systèmes de surveillance électronique à al-Hashd al-Sha’bi qui, selon lui, sait actuellement comment utiliser, voire fabriquer des drones, grâce aux Iraniens.

Saraya el-Khorassanie a été formé en 2013 par le général Hamid Taghavi suite à un appel de Khamenei pour lutter contre les djihadistes en Syrie et en Irak. Il comprend entre 1.500 et 3.000 éléments et dispose d’armes lourdes et de véhicules Humvee  saisis aux combattants de l’EI. Ce groupe et l’OB sont perçus par certains chefs miliciens chiites comme la « nouvelle âme » de l’Irak. Cependant, les milices en tant que telles et leurs liens avec l’Iran ne font pas l’unanimité parmi les officiels chiites ; il y en a, en effet, qui considèrent qu’elles sont des « instruments » de Téhéran, et plus puissantes que le premier ministre en terme d’influence et d’autorité.

La politique irakienne de l’Iran et son soutien indéfectible au régime syrien de Bachar al-Assad, en particulier depuis 2011, lui ont forgé l’image d’un « acteur  régional sectaire ». Dans ce contexte, le slogan révolutionnaire de l’anti-impérialisme américain et le credo anti-israélien de l’Iran ne trouvent plus le même écho au sein de la rue arabe sunnite. Si des groupes appartenant à l’Islam politique traditionnel ont accepté d’entretenir de bons rapports avec la République islamique, les groupes extrémistes les plus récents, dont al-Qaïda, Jabhat al-Nusra et l’EI, quant à eux, voient en l’Iran leur ennemi (chiite) juré.

De plus, pour les pays sunnites de la région, l’intervention croissante de l’Iran en Syrie est essentiellement pour des considérations sectaires. Ce qui peut constituer, pour eux, un motif pour augmenter le soutien aux insurgés sunnites quelle que soit leur tendance politique. L’Arabie saoudite rejette l’idée selon laquelle l’EI est une menace à la fois pour elle et pour l’Iran et qu’il faut réunir leurs efforts pour le vaincre. Au contraire, le royaume pense que l’Iran est plus dangereux que Daech, qu’après la défaite de l’organisation extrémiste l’Iran continuera voire accroîtra son soutien à des groupes chiites qui sont absolument hostiles aux yeux des Saoudiens.

La fin de la présence militaire des États-Unis en Irak et l’approche passive du président Barak Obama, adoptée dans le cadre du désengagement de son administration du Moyen-Orient, ne seront pas sans effet pour l’influence américaine en Mésopotamie. En effet, l’Iran a sauté sur l’occasion de remplir le vide créé par le départ des Américains, afin de renforcer davantage les liens avec les différents acteurs de la scène politique irakienne.

Plus récemment, l’élimination de l’obstacle que posait le programme nucléaire ouvrira la voie à la réintégration de l’Iran dans la communauté internationale (le processus de sa réintégration est déjà en marche) et à la suppression des sanctions qui pèsent lourdement sur son économie.

Plus la situation économique iranienne sera solide, plus Téhéran atteindra aisément ses objectifs de politique étrangère en Irak… et au-delà.

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Mamduh Nayouf

Sociologist and Political Scientist - Managing Editor for Arabic

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