IRAK – Les plaies de la guerre…

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Les élections du 12 mai 2018, après la victoire sur l’État islamique (Daesh) devaient constituer un nouveau point de départ pour l’application d’une stratégie de pacification, de réconciliation et de reconstruction du pays.

L’Irak, en effet, a été complètement dévasté par plusieurs décennies de guerre. Contre la « communauté internationale », d’abord, en 1991, un conflit hautement destructeur en termes d’infrastructures et qui fut suivi par près de dix années d’un embargo non moins nuisible et meurtrier. Contre les États-Unis et quelques-uns de leurs suiveurs, ensuite, en 2003, une invasion qui provoqua l’essor d’al-Qaeda en Irak. Et enfin, alors que la paix semblait peu à peu revenir, contre l’État islamique (EI – Daech), de 2014 à 2017.

Mais ces élections n’ont nullement mené l’Irak à reprendre le chemin de la stabilité ; et les événements récents augurent bien mal de l’avenir du pays et de la région.

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Les élections législatives de mai 2018 avaient été précédées par une conférence internationale, tenue le 12 février, au Koweït, et dont l’objet portait de façon générale sur l’avenir de l’Irak et plus particulièrement sur le thème de sa « reconstruction » (après la destruction de plusieurs villes et infrastructures diverses lors de la guerre contre l’EI), phase préalable à toute stabilisation du pays.

L’opposition sunnites-chiites de plus en plus prégnante

Acteurs internationaux, politiques, industriels, humanitaires y avaient participé. Mais la conférence n’avait en rien dissipé les rivalités ethniques et religieuses qui fragmentent l’Irak et qui mettent en exergue son hétérogénéité et par le fait sa fragilité. Reconstruire un pays sur des bases aussi contradictoires était un pari plus que risqué.

Il eût fallu bien au contraire commencer à créer les bases d’une vraie réconciliation gagée par les puissances internationales. Cette dimension fondamentale du problème n’a cependant jamais été abordée et c’est d’autant plus tragique que le déséquilibre démographique entre sunnites et chiites s’est accentué au détriment des premiers, de nombreux sunnites ayant abandonné le pays au cours de la guerre contre l’EI par peur des représailles qu’exercèrent les milices et militaires chiites tout au long de la reconquête. Encore plus minoritaires qu’il y a cinq ans, les sunnites ont désormais besoin d’une protection que seule la communauté internationale pourrait garantir. Or, une telle garantie n’a jamais été donnée.

Des contradictions qui ne feront que pousser les sunnites irakiens aux solutions du désespoir, alimentant vraisemblablement de nouvelles révoltes avec la complicité de puissances sunnites de la région, l’Arabie saoudite notamment, qui verront là une occasion de prendre leur revanche sur les récents progrès accomplis par l’Iran dans le contrôle de la Péninsule arabique. Il y a en effet fort à parier que le rêve de l’Arabie saoudite d’établir en Irak un « Sunnistan », sorte de protectorat qui serait placé sous sa tutelle, ne s’est pas évanoui.

Des infrastructures en ruines

Par ailleurs, l’Irak est matériellement en lambeaux et presque tout est à reconstruire.

Le coût de la reconstruction se révèle aujourd’hui astronomique : 71,9 milliards d’euros (selon le ministre irakien de la Planification, Salmane al-Joumeili) ; un montant hors de portée des sources de financement d’un gouvernement en quasi banqueroute et d’autant plus foncièrement exsangue que les relations financières entre le gouvernement central et le riche Kurdistan irakien n’ont pas été normalisées, et ce, au détriment du premier…

En tout et pour tout, la communauté internationale ne s’est engagée que sur un tiers des besoins de reconstruction exprimés, soit 30 milliards d’euros. Il en résulte qu’une grande partie des besoins de reconstruction ne seront pas couverts et que ces travaux risquent de ne pas être réalisés ; ce qui continuera à plonger le pays dans les plus grandes incertitudes, la misère engendrant toujours la révolte, laquelle devient vite confessionnelle et ethnique.

Quant à l’engagement de 30 milliards de la part de la communauté internationale, les monarchies du Golfe s’y taillent la part du lion, ce qui ne peut que resserrer le contrôle futur du monde sunnite sur ce pays majoritairement chiite, alimentant de futurs affrontements.

La « reconstruction » est en effet un levier important pour les riches États sunnites voisins, en vue de reprendre la main dans un pays qui, à l’époque de Saddam Hussein, appartenait à la zone d’obédience sunnite.

Par ailleurs, s’il est certain que la reconstruction totale ne sera pas finalisée, il y a lieu de noter que les dégâts constatés sont fortement dissymétriques, ravivant encore plus l’animosité entre chiites et sunnites. Les exemples de Mossoul, Tikrit, Falloudjah… sont en la matière plus que probants. La partie est de Mossoul était essentiellement chiite et kurde et elle a été libérée sans grands dégâts matériels, car l’’armée irakienne a multiplié toutes les précautions possibles pour minimiser au mieux les destructions. La partie occidentale de la ville, bien au contraire, à 90% sunnite, a été presque entièrement rasée, ce qui a créé un ressentiment profond de la part des habitants sunnites, de sorte que l’on peut dire que si la guerre contre Daech a fortement divisé le pays entre les tenants des deux confessions, les dégâts causés par cette guerre ont encore plus fortement divisé le pays entre les deux communautés.

Les sunnites l’ont vécu comme une ultime provocation. La paix civile n’est pas pour demain et il n’est pas exclu que les riches donateurs du Golfe donnent priorité à la reconstruction des biens des citoyens sunnites, semant à nouveau les graines d’une nouvelle discorde dont ils peuvent espérer profiter.

Les plaies de la guerre

Presque un an plus tard, les plaies de la guerre sont toujours ouvertes.

L’armée, « chiitisée » depuis 2003 (lorsque les États-Unis se sont appuyés sur les chiites pour contrer les sunnites pro-Saddam Hussein), et l’État, de même, ont « reconquis » l’Irak aux sunnites et à Daesh.

Les combattants de l’EI ont déplacé de force des milliers de civils vers des zones d’hostilités, les utilisant massivement comme boucliers humains. Ils ont tué délibérément des civils, souvent chiites, qui fuyaient les combats, ont recruté des enfants soldats et les ont envoyés sur le terrain. Les forces irakiennes et kurdes ainsi que les milices paramilitaires ont exécuté de leur côté -et ce de manière extrajudiciaire- des combattants présumés appartenir à l’EI, combattants qu’elles avaient capturés ainsi que des civils cette fois souvent sunnites.

Les tribunaux irakiens ont jugé des membres présumés de l’EI et d’autres personnes soupçonnées d’infractions liées au terrorisme dans le cadre de procès inéquitables et ont prononcé ainsi des condamnations à mort sur la base « d’aveux » arrachés sous la torture.

Les exécutions se sont poursuivies à un rythme alarmant. Les États occidentaux, la France et la Belgique en tête, se sont dédouanés sur le pouvoir judiciaire irakien, laissant ce dernier condamner à la pendaison nombre de leurs ressortissants respectifs ayant rejoint l’EI, évitant ainsi leur retour en Europe. Mais, au-delà de ces cas particuliers, ce sont des milliers d’Irakiens sunnites qui ont fait les frais de cette justice partisane et expéditive. Les plaies entre les tenants des deux communautés sont béantes et ne sont pas prêtes à cicatriser.

C’est dans ce contexte dantesque que se sont déroulées les élections législatives du 12 mai 2018. Elles portaient l’espoir d’un renouveau pour le pays, en vue de créer un avenir de réconciliation et de procéder à la reconstruction de l’Irak. Malheureusement le processus électoral a déraillé…

Les élections du 12 mai 2018

Le scrutin du 12 mai a été marqué par un taux d’abstention record de 55 % !

Il est au cœur d’un feuilleton politique et judiciaire qui est loin d’être terminé.

Une partie de cette abstention, toutes religions confondues, s’explique par un fort ressentiment de la population à l’égard de la corruption qui règne à grande échelle dans le pays. Ce fut en fait un non-vote contre la corruption.

Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que la coalition du premier ministre sortant, Haïder Al-Abadi, soit arrivée troisième, derrière celle du chef chiite Moqtada Sadr et des listes chiites d’Al-Fatih.

La déception d’Haïder Al-Abadi a été très grande et sa volonté de se venger immédiate. Les prétextes n’ont pas manqué. En effet, le 12 mai, l’alliance électorale Sairoun (« La marche pour les réformes ») composée par le clerc chiite Moqtada Sadr, le Parti communiste irakien (PCI) et d’autres groupes politiques pro-chiites est arrivée en tête du scrutin. L’alliance Sairoun a devancé la liste de l’Alliance du Fateh, groupement politique des Hachd al-Chaabi (Unités Mobilisation populaire, UMP) composé des milices fondamentalistes chiites soutenues par l’Iran, dirigées par Hadi El-Ameri, personnalité proche de l’Iran, l’homme de Téhéran à Bagdad et, de plus, ancien chef de la milice Badr, laquelle  contrôle le ministère de l’Intérieur.

Haïder Al-Abadi, seul candidat à faire consensus entre les États-Unis et l’Iran, n’est donc arrivé qu’en troisième position, tandis que la liste de la Coalition pour l’État de Droit de l’ancien premier ministre Nouri Al-Maliki, chef du parti Dawaa, est arrivée en quatrième position. Al-Maliki (chhite), qui avait gouverné l’Irak depuis 2003, avait été remplacé par Al-Abadi en 2014, à la demande de Washington, car trop connoté anti-sunnite à un moment où, contre l’EI, il fallait promouvoir un semblant d’unité nationale (rien d’étonnant, dès lors, à ce que le bonhomme fût relégué en queue de peloton).

Pendant des semaines Moqtada Sadr a fait la sourde oreille aux sollicitations de l’Iran, son puissant voisin chiite ; il avait même déclaré ne pas vouloir s’allier avec Ameri qu’il trouvait trop proche des Iraniens.

L’Iran rêvait bien au contraire d’une brillante alliance entre les deux premiers partis gagnants en vue de parachever son contrôle vigilant sur l’Irak. C’est dans ce sens que l’Iran avait dépêché à Bagdad le général Ghassem Soleimani, émissaire que Téhéran envoie régulièrement en Irak. Ce dernier a alors exhorté les forces conservatrices chiites à s’allier, demandant même à Moqtada Sadr d’arrêter bravades et vexations à l’encontre du pouvoir iranien. La situation paraissait bloquée et cette situation ne pouvait que profiter à Haïder Al-Abadi, lequel avait vu là une occasion de s’imposer en prétextant de l’impossibilité des deux groupes vainqueurs à travailler ensemble. Mais cette stratégie n’a été que de courte durée.

En effet, sous la pression de l’Iran, les deux premiers vainqueurs ont fini par entamer des négociations pour former une coalition gouvernementale. C’est à ce moment que des responsables politiques ont réclamé l’annulation des élections, invoquant à la fois des fraudes massives, l’absence d’indépendance de la Haute Commission électorale (HCEI) et le manque de fiabilité des machines à voter électroniques.

C’était pour Haïder Al-Abadi l’opportunité pour se maintenir au pouvoir et il n’a pas été le dernier à proclamer l’invalidité des résultats, exigeant lui aussi un recomptage manuel des bulletins de vote, l’annulation du vote des expatriés et des déplacés (sur lequel portent la plupart des soupçons) et le remplacement de la direction de la HCEI par neuf juges.

Alors que le Conseil judiciaire suprême a nommé les juges chargés de superviser le recomptage, les membres de la HCEI ont dit leur intention de contester la loi devant la Cour suprême. La Cour s’est alors emparée de l’affaire et a ordonné un nouveau comptage, lequel pourrait prendre des semaines, sinon des mois, alors que mandat du parlement a pris officiellement fin le 30 juin 2018.

« La Cour juge que la décision du Parlement [prise le 6 juin] en faveur d’un comptage manuel ne viole pas les dispositions de la Constitution », a affirmé lors d’une conférence de presse son président Medhat al-Mahmoud. Il a précisé que le recomptage concernait la totalité des quelque 11 millions de bulletins, y compris ceux de l’étranger, des déplacés et des forces de sécurité, alors que le parlement avait décidé d’annuler purement et simplement le vote de ces trois dernières catégories, sur lesquelles la plupart des soupçons de fraude portaient. Le parlement avait pris cette décision après avoir constaté de nombreuses irrégularités avec l’introduction (pour la première fois) du comptage électronique.

Marasme politique et ingérences étrangères

Tous les mécontents de cette situation post-électorale ont intérêt à soutenir que les élections doivent être invalidées ; et l’ancien premier ministre, frustré d’une victoire, a compris l’intérêt de cette posture, espérant pouvoir continuer à diriger encore le pays pendant une longue période (tant que la clarté ne sera pas faite sur les élections).

Il en résulte que le pays est plus divisé que jamais ; et à la division entre chiites et sunnites, se superpose celle de ceux qui ont intérêt à déclarer irrecevables les résultats électoraux et de ceux qui proclament avoir eu la légitimité des urnes.

Cette nouvelle paralysie de l’Irak commence à avoir des répercussions internationales. L’Arabie saoudite a tout intérêt à proclamer irrecevable la décision des urnes pour éloigner toute alliance probable entre d’une part les deux partis vainqueurs et d’autre part l’Iran ; tandis que l’Iran a évidemment une position opposée.

Pendant ce temps, l’ancien premier ministre (dont le tropisme pro-américain est bien connu) continue à expédier les affaires courantes. Les États-Unis ne sont pas mécontents qu’il se maintienne à ce poste, évitant ainsi toute mainmise probable de l’Iran sur le pays.

Ces États ont tous avantage à prolonger l’imbroglio pour faire triompher leurs propres intérêts…

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Alors qu’aucun consensus politique ne se dessine en Irak, la guerre contre Daech n’est pas complètement terminée, car il existe encore des poches de résistance ; tandis que la Turquie poursuit ses opérations militaires contre le PKK sur le sol irakien, dans les monts de Qandil, au nord du pays, et que le contentieux avec le Kurdistan n’a pas trouvé de solution pérenne.

La frontière irako-syrienne est redevenue un nouveau champ de bataille où des partisans des milices chiites (Hachd al-Chaabi) ont été  tués récemment dans un bombardement aérien des États-Unis.

Ahmad Al-Asadi, porte-parole des Hachd al-Chaabi, a déclaré que cet acte criminel ne resterait pas sans réponse…

Le pays, sans gouvernement réel, continue à être de plus en plus fragilisé ; et des tentatives de déstabilisation ne manqueront pas d’être effectuées, dans l’espoir vraisemblable d’opérer un jour un dépeçage de l’Irak, attendu par beaucoup.

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Jean-Pierre Estival

Économiste et Politologue, Expert géostratégie et Président de la Commission des relations entre l'Europe et les pays arabes (Direction des ONG du Conseil de l'Europe)

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