Il s’appelle Maher Kurdi. Il était berger et menait ses moutons sur les vastes plaines de la Jazeera, dans le Kurdistan syrien. Tout en surveillant son troupeau d’un œil, de l’autre il lisait Jean-Jacques Rousseau, Nietzsche, tous les livres d’histoire qu’il pouvait se procurer et, bien sûr, les écrits d’Abdullah Öcalan.
Lorsque la révolution a éclaté en Syrie, en 2011, il a rejoint les brigades du YPG, les milices kurdes du Rojava (le « Kurdistan syrien »). Aujourd’hui, il commande les unités des Forces démocratiques syriennes (FDS – Syrie du nord) de la région d’Hassakah déployées sur le front occidental à Raqqa, la capitale de l’État islamique.
Pierre Piccinin da Prata (CMO) – La bataille de Mossoul, en Irak, s’est achevée dans le sang des civils sunnites dont l’armée irakienne, très majoritairement chiite, n’a fait que peu de cas. L’armée a préféré bombarder la partie occidentale de Mossoul de manière outrancière plutôt que de risquer ses hommes dans les rues étroites de la vieille ville. Par ailleurs, aussi bien l’armée que les milices chiites se sont adonnées à des actes de vengeance sur les habitants, accusés d’avoir soutenu l’État islamique (ce qui est en grande partie avéré). La population sunnite de Mossoul perçoit donc la prise de la ville par l’armée irakienne come une « réoccupation » chiite d’un territoire sunnite. Comment la population de Raqqa, qui a été élevée au rang de capitale par le Calife Ibrahim (Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de l’État islamique), considèrent-elle la « libération » de la ville ? Les civils sont-ils encore nombreux dans Raqqa ?
Maher Kurdi – Oui, ils sont nombreux… C’est difficile à dire, car on ne sait pas combien exactement s’en sont échappés déjà… Il en reste certainement plus de 20.000, peut-être 50.000… Et entre 1.000 et 2.000 djihadistes.
La situation politique n’est pas la même qu’en Irak. Ici, nous faisons attention aux civils. Nous n’allons pas tout bombarder et tuer tout le monde, sans distinction. C’est pour cela que la bataille de Raqqa va certainement durer plus longtemps qu’à Mossoul où, finalement, les choses ont été plus expéditives que prévu.
Raqqa doit faire partie de la grande « région de Syrie du nord » de la Syrie fédérale que nous voulons promouvoir. Le projet d’un Kurdistan syrien autonome, qui était le nôtre au début de la révolution, a été abandonné au profit de cette solution, qui intègre les autres populations de la région, minoritaires, à savoir les Arabes ou les Chrétiens. C’est dans cette perspective que le YPG a fusionné avec les milices chrétiennes et arabes pour créer les Forces démocratiques syriennes. Les Kurdes sont bien sûr majoritaires, mais nous n’agissons plus en tant que Kurdes, mais en tant que Syriens désireux d’une démocratie où les différentes composantes culturelles, religieuses et ethniques vivraient en paix, même en conservant leurs particularités.
Il faut penser à l’avenir ! Le but, c’est de vivre ensemble dans une Syrie confédérale et démocratique. Le but n’est ni de tuer des innocents, ni de créer un précédent, une situation de crise, de rupture entre les Kurdes et les Arabes. La population de Raqqa doit bien comprendre que les Forces démocratiques syriennes, qui comprennent des combattants arabes, sont ici pour la libérer de la domination des terroristes islamistes, pas pour lui faire du mal ou bien l’occuper.
C’est d’ailleurs bien cela, l’idéologie du YPG, ce que propose Öcalan : changer les mentalités, la façon de se regarder, entre Kurdes et Arabes.
PPdP – Depuis le début de la civilisation, depuis les premières cités apparues ici, en Mésopotamie, entre le Tigre et l’Euphrate, les empires et les religions se sont sans cesse combattus. L’histoire de la région n’est qu’une suite de conflits et de massacres. Comment réussir aujourd’hui plus qu’hier à changer les mentalités ?
Maher Kurdi – Ici, à Raqqa… C’est le milieu du milieu de l’Orient.
Et c’est ici que quelque chose va changer.
Tu connais le film Le Seigneur des anneaux ?
Alors, ici, le YPG et le YPJ [ndlr : les deux branches, respectivement masculine et féminine, des forces kurdes de Syrie], c’est comme Frodon et Sam, lorsqu’ils vont jeter l’anneau dans le feu du volcan. L’anneau se dissout dans le feu, et c’est fini ; il est détruit.
Deash, ce sont les Orques, les serviteurs de l’anneau.
Ne souris pas… (Rires) Ici, nous prenons cette histoire très au sérieux…
On en parle souvent, ça revient régulièrement dans les conversations, tellement les coïncidences avec la réalité que nous vivons sont nombreuses. Cette histoire illustre bien ce qui se passe ici.
Même la nature serait de notre côté, comme dans le film, lorsque les arbres aident les deux Hobbits et combattent avec eux. Parce qu’il y a dans la philosophie du YPG l’idée de préserver la nature, une dimension écologiste ; alors que Daesh a causé beaucoup de tort à l’environnement en ne tenant compte que de son objectif islamiste.
Donc… Les Orques, ce que représente l’anneau… Tout ça va disparaître ici. Et après ce que Daesh a fait ici, les gens n’auront plus jamais confiance en ces fanatiques.
On peut même faire un parallèle avec le personnage de Gollum.
Tu sais qui c’est, lui ? Cette personne dévorée par le pouvoir ?
C’est Erdogan. Il voudrait utiliser l’anneau pour son propre compte. Il ne faut pas l’oublier, celui-là. Il est laid. Je ne parle pas de laideur physique, mais de son cœur. Il est laid et dangereux, parce qu’il est malade, drogué par le despotisme.
PPdP – L’expérience que le YPG mène dans le Rojava est en effet assez singulière. Mais son caractère socialiste évident ne va-t-il pas rebuter certaines composantes de la population ? De même, on met souvent en avant la place de la femme dans cette expérience, l’égalité prônée entre hommes et femmes ; c’est unique au Moyen-Orient… Ce qui plaît beaucoup à l’opinion publique occidentale. Mais, pour ma part, je n’ai pas vu beaucoup de femmes au front –sinon quelques-unes, surtout là où se trouvaient aussi des photographes occidentaux- ni beaucoup de femmes occupant des postes de commandement… Et je vois très mal les Arabes sunnites de la région vous suivre dans cette voie. Cette expérience a-t-elle une consistance réelle ou bien s’agit-il d’un vœu pieux ?
Maher Kurdi – C’est vrai que, à la base, l’idéologie d’Abdullah Öcalan est d’inspiration marxiste. Mais nous avons évolué. Comme les formations de gauche ont aussi évolué en Occident, de plus en plus en accord avec le libéralisme et l’économie de marché.
Notre mouvement s’adapte lui aussi à l’évolution de la société… Cela dit, il y a quelques milliers d’années, ici, en Mésopotamie, il y avait des communautés socialistes, qui vivaient dans l’égalité. Or, tu sais bien : quand tu perds quelque chose, tu dois le chercher là où tu l’as perdu ; tu le retrouveras.
Concernant l’égalité entre les hommes et les femmes, c’est en effet vraiment unique dans cette région du monde et c’est un parfait exemple de notre modernité.
Mais tu as raison… Il y a encore en la matière des manquements dans la pratique de notre idéologie. C’est parce que le dogmatisme culturel du Moyen-Orient est encore trop prégnant.
Mais on avance contre lui…
PPdP – Penses-tu que la prise de Raqqa va-t-elle réellement « changer » quelque chose ? L’aventure djihadiste de l’État islamique n’a-t-elle pas plutôt été une parenthèse dans le conflit syrien ? Dans quelques semaines, lorsque l’État islamique aura disparu, les Forces démocratiques syriennes vont se retrouver face à face avec l’armée régulière syrienne, qui reconquiert le pays ville après ville…
Maher Kurdi – L’histoire change d’elle-même. Si nous arrivons à vaincre Daesh, qui pourra nous vaincre, nous ? L’ennemi le plus terrible, ici, c’était Daesh.
Daesh a fédéré tous les mouvements : les Kurdes, les Chrétiens, les Arabes… Tous se sont fondus en un seul corps, les Forces démocratiques, contre Daesh. C’est comme si une épée avait été forgée, à partir d’un alliage si solide qu’al-Assad ne pourra pas la briser.
PPdP – On a souvent vu, dans l’histoire, que lorsque l’ennemi commun disparaît, l’union sacrée se dissout, et les querelles entre factions reprennent…
Maher Kurdi – C’est différent, ici. Généralement, on se bat ensemble contre l’ennemi, et on se dit qu’on construira l’avenir après la victoire. Ici, on construit l’avenir en même temps qu’on s’unit pour combattre l’ennemi.
Depuis plusieurs années déjà, on construit l’État, en même temps qu’on se bat. La graine a déjà été plantée et l’arbre a poussé ; il est même presque adulte maintenant.
Ici, dans la région du nord, nous avons déjà édifié nos institutions, avec un gouvernement où toutes les communautés sont représentées.
Et les États de la coalition qui s’est battue à nos côtés vont maintenant nous aider à poursuivre dans ce sens.
PPdP – Vous pensez que les bases implantées par les États-Unis pour combattre l’État islamique vont être maintenues sur le sol syrien ? Et pour vous protéger ?
Maher Kurdi – Je crois qu’ils se rendent compte que notre système va fonctionner… Et c’est le seul modèle possible pour le Moyen-Orient. Pour enfin arrêter les bains de sang… et éviter que la guerre s’étende à l’Occident, comme ça a été le cas avec Daesh.
Et aussi, les États-Unis savent que nous pouvons être un allié fiable dans la région, et le seul élément stabilisateur réellement crédible.
PPdP – Mais êtes vous bien conscients que vous êtes la prochaine cible du régime de Damas ? Qui est soutenu par la Russie et l’Iran. Et, dans votre cas, en tant que Kurdes, probablement aussi la cible de la Turquie ?
Maher Kurdi – Oui, bien sûr… Ce n’est pas certain… Ça dépendra de la capacité du régime syrien de se réformer et d’accepter ou non une Syrie confédérale et un pouvoir très décentralisé… Mais, oui, probablement y aura-t-il une guerre sanglante qui suivra celle-ci que nous menons contre Daesh.
Mais il y a quand même cette petite chance, que la raison s’impose et qu’il existe une autre option, celle de la paix, dans une Syrie confédérale.
PPdP – Mais pourquoi Bashar al-Assad et Moscou s’arrêteraient-ils en si bon chemin ? Ils gagnent sur tous les fronts…
Maher Kurdi – Nous le savons bien. Ils ont d’abord gagné à Homs, puis à Alep. Maintenant, ils gagnent à Deir ez-Zor et ils vont peut-être gagner à Idlib…
Et nous savons qu’ils sont en train de gagner aussi à Raqqa, indirectement avec notre aide.
Alors, en effet, rien ne permet d’être sûr qu’ils vont s’arrêter aux portes du Rojava. Cela dépendra des négociations en cours.
D’un autre côté, il n’est pas sûr non plus que Bashar restera aux commandes, après cette guerre… beaucoup de changements peuvent à présent survenir.
Mais, surtout, le système que nous avons édifié ici est fort et il pourra peut-être s’imposer de lui-même, et pas seulement en Syrie, mais dans tout le Moyen-Orient.
N’oublie pas que, souvent, dans l’histoire, les choses changent d’elles-mêmes.
PPdP – Quand je t’écoute, j’ai l’impression que tu crois dans l’idéologie et les projets d’Abdullah Öcalan comme on eut croire dans une religion… Il y a comme une dimension « magique » dans ta manière d’appréhender l’avenir…
Maher Kurdi – Non, car nous avons prouvé que ça marche. Ce n’est pas de la religion ; c’est la réalité.
PPdP – Admettons que ce système ne vole pas en éclat après la défaite totale de l’État islamique… Si nous prenons l’exemple du Liban voisin : c’est là aussi un système qui associe toutes les communautés. Ce système n’a pas évité la guerre civile et, actuellement, des tensions importantes et très dangereuses réapparaissent.
Maher Kurdi – Au Liban, le système a été imposé. Ici, il vient des différentes communautés elles-mêmes, des gens. Et il se construit depuis un certain temps, maintenant ; à cause ou à la faveur de cette guerre.
Bien sûr, cela ne peut fonctionner que si la confiance règne. Si chaque communauté, chaque citoyen, fait preuve de bonne volonté. C’est à présent à chacun de réfléchir, à chaque personne concernée, qui vit ici, et de se déterminer pour l’avenir.
En fait, c’est moins une question de foi en notre idéologie et en notre guide, Abdullah Öcalan, que de foi en l’être humain.
On verra, ici, qui de Rousseau ou de Nietzsche avait raison.
par notre envoyé spécial à Raqqa (Syrie)