MONDE ARABE – Les nouvelles « zones d’influence » au Levant

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Les  accords Sykes-Picot de 1916, relatifs au  partage des provinces arabes de l’empire ottoman entre la France et la Grande-Bretagne, avaient débouché sur l’établissement de protectorats (avalisés par des mandats de la Société des Nations) sur les États du Levant et le tracé de leurs frontières, sans que les peuples de cette région eussent voix au chapitre.

Les actuelles guerres en Irak et en Syrie peuvent-elles remettre en question l’intégrité territoriale de ces États et le tracé de ces frontières ? Peut-on faire un parallèle entre la tutelle jadis exercée sur eux par les deux anciennes puissances coloniales et le (nouveau) partage en zones d’influence qui semble se dessiner entre l’Iran, la Russie et les États-Unis ?

Les États-Unis, qui avaient supplanté la France et l’Angleterre dans la région après l’affaire de Suez (1956), se sont confrontés à l’URSS durant la guerre froide. Devenus la seule superpuissance après l’implosion de leur rival soviétique, ils ont ensuite profité de l’hégémonie qu’ils exerçaient pour tenter d’imposer un ordre régional conforme à leurs intérêts et à ceux d’Israël. Mais quelles seront leurs relations avec la Russie après le retour de Moscou sur la scène syrienne ? Se dirige-t-on vers un  accord américano-russe sur le dossier syrien ? Et quelle sera la conséquence de l’hostilité envers l’Iran de l’administration Trump, qui s’est érigée en champion de la cause sunnite ?

Alors que les deux puissances régionales musulmanes, la Turquie et l’Iran, étaient en position de jouer un rôle majeur en Syrie et en Irak, les errements politiques d’Erdogan  ont brisé ses rêves de grandeur néo-ottomane et il doit par ailleurs faire face à la menace  kurde. L’Iran, au contraire, apparaît s’imposer comme la grande puissance régionale, grâce en partie au boulevard que lui a ouvert Washington en détruisant l’Irak. Quant à l’Irak et à la Syrie, qui font figure d’États faillis, ils ne sont pas davantage maîtres de leur destin qu’en 1920 et sont destinés à être continuellement ballottés entre l’axe chiite, allié de facto à la Russie, et l’alliance américano-saoudienne.

Les tentatives avortées d’unité arabe remettant en question des frontières héritées de l’époque coloniale montrent que ces dernières n’étaient pas totalement artificielles et que se sont  développés des nationalismes irakien et  syrien.

Mais, depuis la montée de l’islamisme et de l’antagonisme chiito-sunnite, les sentiments d’appartenance ethnique ou confessionnelle l’emportent sur le nationalisme.

Les  frontières extérieures de la Syrie et de l’Irak ne seront probablement pas remises en question. Mais le Kurdistan irakien forme déjà une entité quasi indépendante et le statut des régions sunnites reprises à Daech est incertain. À moins d’y exercer  une répression génératrice d’un nouveau soulèvement, le gouvernement de Bagdad (dominé  par les chiites) devra sans doute leur concéder une large  autonomie qui consacrerait la transformation de l’Irak en une lâche confédération où l’influence de l’Iran restera prépondérante.

En Syrie, Daech sera indubitablement évincé de la région qu’il occupe encore par les forces soutenues par les Américains et actives autour de Raqqa et par les forces du régime et ses alliés  à Deir ez-Zor. Mais, à part la confrontation pour contrôler le sud de la frontière syro-irakienne, il est peu probable que les autres lignes de front bougent rapidement de manière significative, comme semblent l’indiquer les accords d’échanges de population conclus entre le régime et l’opposition ; des accords qui ne présagent en rien les chances d’une entente sur une transition  politique dans un avenir prévisible, ni celles d’une réconciliation et d’une réunification du  territoire.

En attendant, on se dirige  probablement vers la constitution de facto de régions autonomes (ethniques ou confessionnelles).

Premièrement, le vaste territoire  constitué de la « Syrie utile » (s’étendant jusqu’à Deir ez-Zor et regroupant la majorité de la population, y compris une importante composante alaouite, chrétienne et druze) restera  gouvernée par le régime, sous tutelle russe et dans une moindre mesure iranienne.

Deuxièmement, deux « cantons » sunnites, l’un dans le gouvernorat d’Idlib, adossé à la Turquie, et l’autre dans la vallée de l’Euphrate, comprenant Raqqa, pourraient être placés sous protectorat américain. Ce protectorat engloberait aussi le canton kurde dans le nord-est du pays, séparé de la petite enclave kurde d’Ifrin par un couloir occupé par l’armée turque, à moins que les Américains ne lâchent les Kurdes une fois qu’ils n’auront plus besoin d’eux… On ne peut en effet exclure un marché par lequel les Turcs  échangeraient leur soutien aux islamistes de la région d’Idlib contre le soutien américain aux Kurdes.

Enfin, quant à la frontière stratégique allant de Deir ez-Zor à Tanf, son sort dépendra de l’issue des combats sur ce théâtre d’opérations qui semble évoluer en faveur du régime.

Reste à savoir si cette division de facto sera transformée à terme en une fédération de jure ou une simple décentralisation administrative.

En attendant, tant que le régime restera au pouvoir à Damas, les Occidentaux et les pays du Golfe ne seront pas prêts à financer la reconstruction de la Syrie avec comme conséquence le fait que la majorité des réfugiés syriens dans les pays voisins ne pourront pas regagner leurs foyers.

Un risque qui affecte plus particulièrement le Liban, où les tensions liées à la présence de près d’un million et demi de réfugiés syriens ont mis sous pression une société prête à éclater.

Ainsi, dans tous les cas de figure, ni l’Irak, ni la Syrie, ni le Liban ne sortira indemne de la crise en cours.

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Ibrahim TABET

Historien et Écrivain - Beyrouth (LIBAN)

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