Les média internationaux et arabes sont encore une fois tombés dans le piège du sensationnalisme…
Il y a eu à Mossoul, en Irak et en Syrie, avec de nombreuses complicités (actives ou passives) de puissances régionales et internationales, y compris en Irak et en Syrie même, l’installation d’une organisation terroriste qui s’est prétendue être un État islamique et où un inconnu s’est autoproclamé calife.
Ce prétendu calife, on ne l’a vu qu’une seule fois d’ailleurs, à cette occasion-là. Mais comme pour Oussama Ben Laden, les images de ce personnage ont été passées en boucle sur toutes les télévisions du monde entier, lesquelles se sont ainsi transformées en propagandistes d’un terrorisme qui parodie et défigure la religion musulmane.
J’ai souvent fait la remarque à des journalistes de la presse écrite et de la télévision qu’il ne fallait pas ôter à cette organisation son caractère terroriste en la nommant dans les bulletins de nouvelles « l’État islamique ». Mais qu’il fallait bien à chaque fois préciser « l’organisation terroriste qui se prétend État islamique ».
Cela a été peine perdue. Le sensationnalisme prédomine dans les médias. Il s’agit d’un sensationnalisme qui s’alimente à l’idéologie débilitante et incohérente d’un prétendu choc des civilisations, tel que théorisé par Samuel Huntington il y a quelques décennies.
Nous avons d’ailleurs perdu le sens des mots et des concepts : nation, ethnie, religion, culture, valeurs, civilisation… sont devenus des notions interchangeables, alors que chacune d’entre elles a une signification différente.
Ce sont aussi des notions de nature émotive, voire passionnelle, qu’il faut donc utiliser à bon escient. Pour ma part, voici longtemps que je les évite, préférant utiliser le terme plus neutre de « société », opposé d’ailleurs au terme « communauté » lui-même à connotation émotionnelle, la communauté étant supposée homogène et menacée de perdre ses caractères essentiels historiques sous le coup de la modernité.
C’est ainsi que je parle de sociétés arabes en raison de leurs caractéristiques communes qui sont de nature linguistiques et culturelles et qui sont unies aussi par une histoire commune. Je suis beaucoup plus réservé sur le terme de « sociétés islamiques », car elles ne partagent entre elles qu’un élément de l’identité : la religion. Or, l’identité d’un homme ou d’une société est toujours complexe, forgée par différents éléments (milieux géographiques, histoire, langue, culture, nature de l’État, etc.). Elle ne saurait être univoque.
Certes, il est à la mode d’accoler le qualificatif « islamique » à différents aspects culturels et sociaux de la vie des sociétés musulmanes, comme si ces sociétés étaient parfaitement homogènes et ne pouvaient exister en dehors de la domination complète de la religion sur leur existence. Cette « mode » académique et médiatique est omniprésente et c’est pourquoi il a été si facile de faire croire que cette organisation terroriste était véritablement un « État » islamique, voire un califat !
Le plus grave est que cette dérive indique simplement l’ignorance insondable qui règne en matière de droit public musulman classique. Or ce dernier a défini avec beaucoup de précision les différentes formes d’État suivant une riche jurisprudence et de nombreux traités de gouvernement qui ont légitimé depuis bien longtemps les différentes formes d’entités politiques qui ont existé en dehors de l’institution califale (notamment principautés, sultanats et royautés).
Même le titre de calife du dernier souverain ottoman est une innovation tardive, cet empire ayant été un « sultanat » et le sultan Abdul Hamid s’étant octroyé le titre de « calife » au cours des dernières années de la vie de cette entité politique au bord de l’effondrement, et ce dans le vain espoir de rassembler l’ensemble des musulmans du monde pour pouvoir résister à la désintégration qui le menaçait de toutes parts, à commencer par l’idéologie pantouranienne des Jeunes Turcs, nationalistes et laïcs.
Nous sommes donc toujours dans l’ère du choc des ignorances, dénoncée par Edward Saïd et bien d’autres bons esprits.
C’est pourquoi il est temps de mettre fin aux dérapages de vocabulaires et à l’incohérence conceptuelle qui font que l’on a pu prendre une organisation terroriste, abondamment manipulée par des puissances régionales et internationales, pour un « État islamique » de nature califale.