ISLAM – Intégrisme : le cas algérien (2/3)

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Décembre 1991… Dès le premier tour, le Front islamique du Salut (FIS) raflait 188 mandats. Il devenait certain que, trois semaines plus tard, il disposerait de plus de la moitié des 430 sièges soumis au verdict des électeurs.

Qu’est ce que ce parti qui se réclame de l’islam et de la charia ? Pourquoi le plus moderne des pays arabes s’est-il retrouvé dans cette situation ? Quelles sont les causes de cette dérive ? Comment est-il parvenu à séduire tant d’individus, tant d’hommes et surtout tant de femmes ?

Pouvoir et intégrisme en Algérie

Le président Boumediene, auteur du coup d’État de 1965, avait dès 1958 défini son plan : promu chef de l’état-major de l’Armée de Libération nationale (ALN) algérienne, il comprit très tôt que l’indépendance de l’Algérie était inéluctable.

Il élabora donc, avec ses disciples du poste de commandement du Ghardimaou, un plan d’accession au pouvoir qui lui donna plusieurs longueurs d’avance sur ses rivaux. Pendant que l’armée française ratissait les maquis algériens, les réduisant à leur plus simple expression, Boumediene ne songeait qu’à consolider « l’armée des frontières » [ndlr : unités chargées d’acheminer des armes vers les maquis de l’intérieur], placée sous ses ordres, plutôt que d’aider en matériel et en hommes des combattants de l’ALN, réduits à l’état de troglodytes par le gigantesque déploiement militaire français. Il alla même jusqu’à bloquer l’introduction en Algérie de certains explosifs chinois qui aurait pu servir à démanteler la fameuse Ligne Morice, un barrage électrifié destiné à isoler le pays de ses voisins.

Boumediene, qui était en manque de légitimité, avait fait appel aux islamistes (plus précisément la branche de l’Association des Oulémas) pour qu’ils reconnaissent son autorité. Du coup, les Oulémas et leurs adeptes ont obtenu le contrôle de plusieurs secteurs : l’éducation, l’enseignement religieux, l’enseignement supérieur, les affaires religieuses, la culture et l’information. Et pour leur démontrer sa bonne foi, il persécuta sans pitié les ennemis jurés des Oulémas réformistes, à savoir les soufis des confréries et des zaouias [ndlr : les communautés religieuses locales dépendantes des confréries dont le lieu de culte est aussi un centre de vie sociale]. En effet, plusieurs d’entre eux ont été assignés à résidence surveillée, certains ont été contraints à l’exil, et beaucoup de zaouias ont été détruites ou fermées, et en tout cas les activités de toutes les confréries soufies ont été interdites.

Boumediene s’installa ainsi au pouvoir avec la tranquille assurance de celui qui constate que les faits se conforment au cours qu’il leur avait tracé.

L’homme affectionnait les idées fortes et simples. Pétri de culture marxiste, il estimait que « les musulmans ne souhaitaient pas aller au paradis le ventre creux ». Il rêvait de faire entrer l’Algérie dans le concert des nations développées. Il considérait l’industrialisation comme la voie royale qui devait y mener. Élevant l’investissement productif au rang de panacée, il allait y consacrer 45% du revenu national, et condamner les consommateurs à l’austérité. Il décida donc de sacrifier tous les autres secteurs : durant son règne, on ne construisit pas un seul mètre de voie ferrée ; le réseau existant alors, hérité de l’époque coloniale (et malmené par les plastiquages de l’OAS en 1962), se révélait vétuste et étriqué, rendant totalement aléatoire la circulation des trains. En conséquence, l’augmentation du nombre de véhicules multipliait les embouteillages sur les routes qui conduisaient aux grandes villes ; la seule quantité d’essence gaspillée de ce fait aurait financé la réalisation de nouvelles voies de chemin de fer.

En vertu de la même logique, négligeant les effets de la folle croissance démographique, on refusa sous sa présidence de bâtir des logements, alors même que les bidonvilles s’étendaient aux abords des agglomérations. Dans les hôpitaux, l’insuffisance des lits était telle que les malades s’étendaient à même le sol. Et ainsi se dégradaient de jour en jour les conditions de vie des citoyens.

Boumediene ne tint jamais compte (ni sans doute ne prit conscience) de cette situation. L’austère autodidacte préférait l’objectivité des chiffres au constat de la réalité. Ses ministres, qui l’avaient bien compris, l’abreuvèrent de statistiques. On vit ainsi une équipe dirigeante qui s’autoalimentait de rapports de plus en plus déments, chaque ministre se fondant sur les chiffres déjà gonflés de ses collègues pour hisser les siens à un échelon supérieur. Les uns et les autres finissant par croire leurs propres mensonges, ils se laissaient donc porter sur des nuages roses, de plus en plus loin du sol et de ceux qui y vivaient. Devenu lyrique, le régime de Boumediene alla jusqu’à promettre qu’en 1980, il n’y aurait plus un seul chômeur en Algérie et, définitivement rassuré sur l’avenir du pays, le président décida de consacrer tous ses efforts à la seule politique étrangère, afin de promouvoir le « nouvel ordre économique international » auquel il aspirait.

Dans le même ordre d’idée, l’agriculture fut totalement négligée. Sur les terres en friche ne fleurissaient plus que des usines. Enjoints d’abandonner leur charrue, les paysans furent envoyés dans des ateliers.

Les services de sécurité du régime s’assuraient que, partout, régnait l’ordre de la pensée unique et officielle. Y compris dans les mosquées, où les imams fonctionnarisés étaient tenus de vanter, lors du prêche hebdomadaire, les mérites de la révolution agraire et tous les autres « exploits » du gouvernement.

Ce fut la raison pour laquelle les fidèles se mirent à déserter ces temples du régime, qui ne servaient plus que de relais au discours politique officiel, pour se réfugier dans des mosquées en construction et qui n’étaient dès lors pas encore contrôlées. C’est dans ces endroits qu’ils retrouvaient des prédicateurs bénévoles, qui leur parlaient de Dieu et non des hauts faits du régime, et aussi de leurs préoccupations quotidiennes. Et ce furent ces mosquées « libres » qui, précisément, servirent de bases de formation au mouvement intégriste.

L’essor de la radicalisation en Algérie

Le discours alternatif promu dans les mosquées « libres » se radicalisait à mesure que s’exacerbaient les contradictions de la réalité algérienne.

Son influence sur les masses fut largement sous-estimée par un Boumediene acquis aux idées du matérialisme historique. Il estimait en effet que la classe prolétarienne, favorisée par l’industrialisation accélérée du pays, finirait par balayer ce regain religieux qui ne s’inscrivait pas dans le sens de l’histoire. Il ne comprit pas que c’était justement dans le milieu ouvrier, au sein des bidonvilles qui cernaient les grands centres urbains, que prenait corps un mouvement contestataire qui récusait la politique officielle.

Boumediene eut ainsi une mort bien douce : il n’assista pas à la déconfiture du système qu’il avait forgé.

Tiraillée entre les deux dauphins (Abdelaziz Bouteflika et Mohamed Salah Yahiaoui) qui s’affrontaient avec férocité pour le fauteuil laissé libre par Boumediene, l’armée décida d’opter pour le colonel Chadli Bendjedid qui se retrouva ainsi au pouvoir sans jamais en avoir rêvé.

Si l’opinion publique ne le créditait pas d’une intelligence hors du commun, son bon sens et son pragmatisme étaient appréciés. Il n’eut cependant jamais conscience qu’il venait de s’asseoir sur une bombe à retardement…

Cet antisocialiste viscéral commença par démanteler les entreprises publiques, tout en lançant ses hommes à l’assaut des citadelles détenues par les fidèles de Boumediene…. Et il appela en renfort les islamistes, ravis de faire la chasse aux « mécréants » et qui ne manquèrent pas d’occuper nombre des sièges qu’ils venaient de libérer.

C’est à ces mêmes intégristes que Chadli faiit encore appel pour contrer le mouvement de la revendication berbériste qui explose en Kabylie en avril 1980. Ceux qui réclamaient la reconnaissance de la langue et de la culture amazighes se voient alors taxer d’agents de « Hizbfrança » (le parti français). En récompense de la sale besogne effectuée, les islamistes obtiennent de nouveaux gages, notamment en matière d’arabisation de l’enseignement et de libéralisation de la construction des mosquées, auparavant sévèrement contrôlée. Mais ils acquièrent surtout le sentiment qu’ils constituent désormais une force avec laquelle le pouvoir devra compter et même composer.

En 1980, un an après l’intronisation de Chadli, le prix du baril de pétrole a commencé à caracoler au-delà des quarante dollars, tandis que la valeur du billet vert atteignait les dix francs français. Cette double manne plongea le président dans l’euphorie. Pour se démarquer de la politique antérieure, il eut à cœur de satisfaire les besoins effrénés de consommation d’une population longtemps sevrée : « pour une vie meilleure » (tel fut le slogan qu’inventèrent ses spécialistes de la communication, l’Algérie se mit à importer toutes sortes de produits, sans ordre de priorité, dans une formidable anarchie. Alors que les biens les plus indispensables continuaient à manquer, les rayons des supermarchés d’État croulaient sous les gadgets superflus. Les entrepôts se révélant insuffisants, nombre d’appareils étaient stockés à l’air libre.

Cette aisance financière donna lieu à une curée effrénée. La corruption se manifestait en plein jour, et elle devint même une véritable institution : aucun contrat ne pouvait se conclure sans pot-de-vin ; et on vit même certains membres du gouvernement réclamer leur « part du gâteau » le plus naturellement du monde.

L’ère Chadli, c’est aussi l’entrée en force de la culture américaine en Algérie, à commencer par la très célèbre série télévisée Dallas, laquelle a énormément influencé les familles algériennes.

Il convient d’également évoquer le complexe commercial Riadh el Feth, expression architecturale de ce rêve d’un Occident inaccessible… Chadli décida de réaliser cet édifice au cœur d’Alger : une entreprise canadienne vint construire une plaza en tout point semblable à celles qui pullulent à Montréal ; et le centre devint le lieu de rendez-vous de la jeunesse dorée. Vêtus de jeans et de blousons de cuir, ces jeunes s’y rencontraient pour prendre un thé et vibrer au rythme des clips américains transmis par un foisonnement de téléviseurs. Dans ce lieu, les amoureux pouvaient se prendre la main, et même s’embrasser sans craindre d’être dérangés. Les parents étaient rassurés, car ils savaient qu’un service d’ordre privé et draconien protégeait leurs enfants.

Il se trouve cependant que l’un des plus misérables quartiers d’Alger côtoie ce morceau d’Amérique du Nord. Précipitamment construits en blocs de béton durant la guerre de libération, ses immeubles exigus, dépourvus de balcons, aux fenêtres ridiculement étroites, surpeuplés, tranchent avec l’univers voisin. Une grille a d’ailleurs été érigée pour séparer les deux mondes : les « paumés » ne peuvent pas accéder au lieu réservé aux privilégiés. Les consommations y sont trop chères ; et ils ne peuvent qu’admirer à leur passage les filles qui s’y rendent en taxi… ou rêver d’y surgir à la Rambo, munis d’une mitrailleuse.

Les exclus n’ont aucun espoir qu’une de ces filles s’attache à eux. C’est pourquoi ils se contentent d’évacuer la force de leur désir sexuel dans les toilettes, parce qu’ils savent que chaque nuit, ils devront s’allonger auprès de leur sœur… crise de logement oblige. Ils abordent ou repoussent le corps interdit. Mais dans les deux cas, ils ne parviennent qu’à se haïr et maudire l’objet de leurs tourments, à savoir… la femme.

Les hauts parleurs des mosquées proches répondent aux airs de Madonna ou de Michael Jackson. Ils fustigent ce temple de perdition que les islamistes ont dénommé « Houbel », en référence à une divinité antéislamique, et ce pour dénoncer les adorateurs des nouvelles idoles.

Le 26 décembre 1991, ce quartier pauvre d’Alger a voté massivement pour le FIS.

L’année où tout a basculé

L’épais matelas de devises étouffa pour un temps l’effervescence sociale. Mais dès 1986, avec la brusque contraction du pactole pétrolier, commencèrent à se lever les vents de la tourmente.

Une agriculture moribonde, une industrie déglinguée, une démographie galopante amplifièrent les effets de la récession économique. Chadli prit soudain conscience de la poudrière sur laquelle il s’était assis.

Dépassé, il entre alors dans une ère de palinodies, adoptant simultanément un remède et son antidote, ce qui ne pouvait qu’aggraver la situation. Les citoyens acquirent le sentiment de l’incapacité du pouvoir à influer sur le cours des événements.

Avec les événements d’octobre 1988, le pays entrait dans une zone de turbulences, et son dirigeant n’avait rien d’un oiseau des tempêtes…

Voyant sa légitimité contestée, afin de satisfaire au désir de changement des citoyens, Chadli promulgua une constitution qui instaurait le multipartisme, non sans avoir pris la précaution préalable de se faire réélire de façon anticipée.

Les libertés que ménageait la nouvelle Loi fondamentale furent du pain béni pour le mouvement intégriste, qui s’engouffra allégrement dans la brèche démocratique. Ses ténors commencèrent par réclamer la dissolution d’une assemblée élue sous le régime de parti unique, soutenus en cela par la multitude des nouveaux partis créés. Tous rêvaient d’en découdre avec un FLN discrédité. Mais Chadli n’osa ni franchir le Rubicon ni dissoudre l’organe décrié accusé d’être à l’origine de tous les maux du pays. Il céda devant les pressions multiformes des élus de l’Assemblée nationale qui entendaient jouir le plus longtemps possible de leurs nombreux privilèges.

Le président, par son imprévoyance, se retrouva dans une situation inextricable. La nouvelle Loi fondamentale dotait d’un réel pouvoir une Assemblée qui ne tenait lieu auparavant que de chambre d’enregistrement. Les députés eurent à cœur d’exercer les prérogatives que leur conférait la nouvelle constitution. Plusieurs projets de loi furent ainsi dénaturés ou rejetés. Tandis que les successifs gouvernements étaient paralysés, montait la grogne contre une Assemblée récusée par la population et les partis politiques, et qui de plus avait l’outrecuidance de contrer l’action de l’exécutif.

Après avoir emporté la majorité des communes lors des élections municipales de juin 1991, les intégristes du FIS eurent la conviction qu’ils se trouvaient aux portes du pouvoir. Face à un président qui se révélait des plus timorés, ils accrurent leurs pressions.

En fait, Chadli, qui souffrait lui-même d’une grave crise de légitimité, avait sans le vouloir réussi à rendre légitimes par conférer celle-ci les vainqueurs du premier suffrage pluraliste de l’Algérie : les islamistes du FIS. Et le président de reculer chaque fois devant les exigences renouvelées de ses anciens alliés, lesquels finirent par acquérir un sentiment de totale impunité.

Les Algériens vont alors vivre une période de laxisme où chaque fait accompli du mouvement intégriste, bafouant l’autorité de l’État et défiant ses lois, repoussait les limites du tolérable.

Ainsi, tous les vendredis, les dizaines de milliers de haut-parleurs des minarets diffusaient des discours d’imams qui incitaient à l’émeute et appelaient au meurtre. Les exactions de leurs affidés fanatisés se multiplièrent. Lorsque leurs troupes prirent d’assaut, haches en main, le tribunal de Blida, le chef du gouvernement de l’époque, Mouloud Hamrouche, interrogé à la télévision, n’osa pas accuser le FIS, en dépit des preuves formelles dont il disposait pourtant. Dans une autre ville (Hassi Messaoud), ils incendièrent la maison d’une femme divorcée qui avant commis le « crime » de recevoir chez elle un homme. Son fils, en bas âge, périt carbonisé.

L’existence d’une filière qui envoyait des hommes s’entraîner auprès des maquisards afghans était de notoriété publique. Son siège se trouvait dans la mosquée Kaboul, à Belcourt, en plein cœur d’Alger. Il est à noter que toutes les couleurs de la tendance islamiste ont participé à ce recrutement de jeunes Algériens pour l’Afghanistan, y compris les Frères musulmans dont le leader à l’époque était Mahfoud Nahnah, lequel l’a reconnu sans le moindre complexe dans un entretien donné à un journal algérien.

Lors de la guerre du Golfe, on vit se pavaner le numéro 2 du FIS, Ali Benhadj, affublé d’une tenue militaire : il exigea d’être reçu par l’état-major de l’armée. Chadli contraignit les vétérans de la guerre de libération à le recevoir et la télévision officielle couvrit l’entrevue.

Auparavant, le secrétaire général du ministère de la Défense nationale, le général Chelloufi, avait été écarté pour avoir, dans l’hôpital militaire qui relevait de son autorité, imposé aux infirmières qui portaient le « hidjab » de s’en défaire et de s’en tenir à la blouse réglementaire lorsqu’elles accédaient au bloc opératoire…

Ce fut une période propice aux dépassements de toutes sortes. Les auteurs de délits arrêtés, s’ils se révélaient islamistes, voyaient leurs partisans faire irruption dans les commissariats pour exiger et parfois obtenir leur libération immédiate, ou envahir le tribunal pour intimider et menacer le magistrat qui avait à juger leur affaire.

Les multiples exactions impunies commencèrent à instaurer un climat de terreur. Après le raz de marée intégriste des élections du 26 décembre 1991, Mohamed Boudiaf fut appelé à la rescousse, comme Charles de Gaulle après le 13 mai 1958.

Les intellectuels algériens et l’intégrisme

Selon Rachid Mimouni, Boumediene (qui a renversé Ben Bella), s’est montré encore plus méprisant que son prédécesseur envers les intellectuels.

L’anecdote suivante est très significative de son attitude : nous sommes en juin 1965 ; dans quelques jours doit se tenir à Alger la deuxième conférence afro-asiatique (l’événement allait hisser Ben Bella au niveau des plus grandes stars mondiales du tiers-mondisme, aux côtés de Nasser, Castro, Nkrumah et Tito)…

Deux intellectuels sont chargés de rédiger le discours inaugural. Ils se mettent à table. Mais ils avancent peu, alors que l’échéance se rapproche ; car les conseillers du chef de l’État ne cessent de les harceler pour leur demander d’ajouter ou de retrancher tel ou tel paragraphe.

Le 18 juin, vers 10 heures du soir, ils peuvent enfin rentrer chez eux avec la satisfaction du travail accompli. Dans la voiture qui les ramène, les deux scribes éprouvent un étrange sentiment, mais s’abstiennent d’en faire part… Le chauffeur dépose l’un, puis l’autre, chacun à son domicile. Le dernier à rejoindre son appartement a à peine le temps de franchir le seuil de la porte, que la sonnerie du téléphone retentit. Il décroche le combiné et reconnaît la voix du compagnon qu’il vient de quitter. Son collègue tente de lui faire part des appréhensions qu’il a hésité à exprimer dans le véhicule. Mais la conversation est interrompue par des coups qui font vibrer la porte de son appartement. Il doit raccrocher pour aller ouvrir.

Il se retrouve face à deux hommes, qui prétendent être des émissaires du président. Leur comportement n’en laisse cependant rien paraître et le scribe ne se rappelle d’ailleurs pas les avoir jamais aperçus dans l’entourage de Ben Bella. Les deux hommes lui expliquent qu’il doit retourner au ministère des Affaires étrangères, afin d’apporter d’ultimes modifications au texte qui vient d’être achevé. La voiture qui les embarque tous les trois fait un détour, pour également récupérer son collègue.

De retour à leur bureau, tous deux sont heureux d’apprendre que ce qu’ils ont rédigé est fort apprécié ; mais il faut quand même opérer quelques anodines rectifications.

Sans y rien comprendre, les deux rédacteurs doivent ainsi ajouter un paragraphe expliquant aux chefs d’État d’Afrique et d’Asie, attendus à Alger, que « les événements qui s’étaient déroulés dans le pays » relevaient d’un redressement destiné à conforter l’Algérie dans sa voie révolutionnaire.

Quels événements ? Les deux « nègres » n’en savent rien…

Le lendemain, 19 juin 1965, le colonel Boumediene renversait Ben Bella par un coup d’État militaire. Il n’avait pas hésité à demander aux mêmes intellectuels de corriger un texte conçu pour son prédécesseur, leur suggérant ainsi de brûler ce qu’ils avaient adoré.

À l’indépendance, les intellectuels furent enrôlés et requis de chanter les louanges du maître. Ils se trouvèrent aussi chargés de riposter aux attaques de la presse étrangère dont les journalistes furent taxés de « nostalgiques de la période coloniale ».

Fascinés par les oripeaux du pouvoir ou attirés par le fumet de la soupe, la plupart répondront à l’appel. Ces nouveaux courtisans conforteront l’image que s’en faisaient d’eux les dirigeants et n’hésiteront pas à renier ce qu’ils avaient adulé, et à louer ce qu’ils avaient honni.

Le pouvoir algérien ne s’est jamais senti vraiment menacé par les intellectuels. Il faut reconnaître que ces derniers (la plupart) ne firent pas montre d’une particulière audace…

Une autre anecdote semble digne d’être rapportée.  Un jour, sur la proposition de l’un de ses fins conseillers, Chadli décide de décerner des médailles aux intellectuels les plus méritants. L’idée est en elle-même révélatrice.

Ayant peu de temps auparavant décoré des soldats, il s’agissait de faire de même pour ces « serviteurs armés du calame ». On retrouva dans la liste des heureux élus une présentatrice du journal télévisé, les médecins qui soignèrent Boumediene, un ministre, un général et nombre d’obscurs bureaucrates. Le général bric-à-brac suscita l’indignation des citoyens. L’immense écrivain Mouloud Mammeri, qui n’était guère en odeur de sainteté, mais dont l’œuvre restait incontournable, se trouva relégué dans la deuxième catégorie, alors que la première grouillait d’inconnus qui avaient commis un article de-ci, un autre de-là, mais toujours dans la presse officielle.

Le président Chadli avait décidé de décorer personnellement les plus en vue des intellectuels, au cours d’une pompeuse cérémonie au Palais de la Culture d’Alger. Le lieu abritait alors une exposition de tapisseries de Picasso…

On aurait pu trouver providentielle la coïncidence. Mais les hommes du protocole présidentiel, estimant sans doute que le décor n’était pas adéquat, exigèrent des murs nus. Ce qui, au-delà du symbole, ne manqua pas de créer un superbe imbroglio entre les organisateurs et la compagnie d’assurances, car le contrat conclu ne permettait qu’un seul décrochage des œuvres…

La cérémonie eut lieu, dans une salle dépouillée, donc. Le président fut accueilli par un illustre poète (Mohamed El Akhdar Essayhi El Kabir) qui commença à déclamer une interminable suite de vers à la gloire du grand homme. Alors qu’il continuait à réciter, au fond de la salle, se mit à circuler de main en main la photocopie, tirée d’un journal, d’un autre texte du même auteur. Il s’agissait d’un vieux poème, qui chantait les vertus d’un autre président… Charles de Gaulle.

Juste retour des choses. Ceux qui traitèrent avec mépris les intellectuels, reçurent la monnaie de leur pièce. Ils n’eurent plus dans leur entourage que de serviles courtisans.

Ils se retrouvèrent sans cornacs ni éclaireurs. Faute de censeurs vigilants, ils ne firent que persévérer dans l’erreur. Les récalcitrants furent contraints au silence ou à l’exil. Ainsi se développa un lent processus de désertification de la pensée qui rabaissa les débats au niveau de l’indigence.

Les événements d’octobre 1988 allaient ébranler les fondements d’un système installé depuis 1962. En cet automne destiné à la colère, les Algériens assistèrent à la recrudescence des pénuries de produits manufacturés et à la flambée des prix des fruits et légumes. L’été 1988 se révéla très pénible : dès la rentrée, on vit une explosion de grèves dans les entreprises publiques ; le pays tout entier semblait pris de folie. Vers le 20 septembre, commença de courir la rumeur d’une grève générale programmée au 5 octobre. Les élèves eux-mêmes commentaient la nouvelle dans les cours des lycées. Et le 5 octobre, en effet, vers midi, les émeutes débutaient à Alger, pour s’étendre dès le lendemain comme une traînée de poudre.

Les analystes et historiens qui optent pour le scénario d’un coup d’État raté (dont Rachid Mimouni) remarquent que les services de sécurité, qui ne pouvaient ignorer un mot d’ordre devenu de notoriété publique, avaient disparu. Les agents de la circulation eux-mêmes avaient déserté les rues de la capitale, qui durant plusieurs jours restèrent aux mains des casseurs. Mais la promulgation de l’état de siège et l’intervention de l’armée déjouèrent selon eux le coup d’État.

Selon d’autres analystes (dont Hmida Ayachi), il s’agissait purement et simplement d’un soulèvement populaire spontané qui a exprimé le ras le bol général. Pour la première fois, l’armée algérienne avait tiré à balles réelles sur le peuple. Les officiers qui furent contraints d’ordonner à leurs troupes de tirer sur des adolescents, ternissant ainsi leur glorieux passé de maquisards, pour sauver la tête de celui qui occupait du fauteuil présidentiel, n’allaient pas manquer d’en tirer les leçons : ils placèrent sous étroite surveillance l’homme qu’ils avaient propulsé à la tête du pays ; et son maintien sur le trône fut conditionné par la mise en œuvre rapide d’un processus de démocratisation de la vie politique.

Les chefs de l’armée, promoteurs de la constitution de février 1989 qui instaurait un régime démocratique, espéraient voir les intellectuels s’y engouffrer afin de former un large front moderniste. Mais les penseurs algériens mirent un point d’honneur à cultiver leurs divisions : ils se répartirent en un large éventail de tendances, allant de l’extrême gauche trotskiste à une social-démocratie matinée d’islamisme ; ils tirèrent ainsi les marrons du feu pour les offrir aux intégristes, qui ramassèrent la totalité de la mise.

Chadli, qui utilisa les islamistes pour consolider son pouvoir, ne pouvait que les payer de retour. Les concessions qu’il leur accorda finirent d’irriter les militaires, par ailleurs désolés d’assister au spectacle des divisions que donnaient à voir les démocrates.

*       *        *

En juin 1991, les troupes investirent de nouveau les rues d’Alger.

Cette fois, il s’agissait de barrer la route aux intégristes. En revanche, le rétablissement de l’ordre public fut mis au crédit de l’armée.

Les intellectuels algériens, selon Rachid Mimouni, se sont surtout fait remarquer « par leur manque de combativité.

Lâchement soulagés de voir les soldats intervenir, ils donnèrent libre cours à leurs scrupules et, leur sécurité désormais assurée, se piquèrent de dénoncer les dénis de droit de ceux qui étaient venus les sauver, déjà oublieux du sort que se promettaient de leur réserver les intégristes.

Nombre d’entre eux se sont, en catimini, assurés d’un point de chute à l’étranger. En cela, ils continuent à s’inscrire dans la ligne tracée par leurs prédécesseurs qui ne surent pas déceler dans quel sens soufflait le vent de l’histoire. Ils ont ainsi raté le coche de la démocratisation.

C’est d’abord le courage qui fait défaut à nos clercs. Sartre avait déjà remarqué qu’un couvreur court plus de risque qu’un intellectuel.

Ce n’est pas le cas des intégristes. Leurs militants ne craignent pas d’affronter les forces de police. »

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Saïd DJABELKHIR

Islamologue - Spécialiste du Soufisme (Alger)

1 Comment

  1. Bon article mais contient beaucoup d’imprécisions et d’amalgames. Les choses ne s’étaient vraiment passés comme les narre le journaliste Djabelkhir (peut-être un nom d’emprunt car peu commun en Algérie). Les membres du groupe des Oulémas Musulmans avaient compris qu’on ne pouvait pas sacrifier sa vie pour juste une question… nationale pour un idéal religieux. Alors les combattants algériens contre le colonialisme français se firent appelés “Moudjahidines” (de djihad) ou combattants de la foi et non pas “moussalahines” (combattants armés). Aussi, les morts parmi ces moudjahidines étaient glorifiés du titre de “chouhada” (martyrs dans le sens religieux) et non pas “qatala” pour le pays. Le message religieux était plus fort et plus engageant que le discours nationaliste. Durant la guerre, la propagande anti-coloniale associait soigneusement le slogan “délivrer le pays des mains des Koufars (infidèles) que des spoliateurs de la terre algérienne. Leurs messages devenaient ceux de Dieu en les adaptant à la situation coloniale présente. Donc, il n’existait pas de lignes distinctes entre les politiques et les religieux d’antan. Tous étaient dans le même combat avec un même but au départ (libérer le pays) et diverses approches ou politiques à l’arrivée (comment gérer l’Algérie indépendante). Le militantisme algérien s’était nourri des contradictions du système politique sous Boumédiène, un homme qu’on disait sorti des rangs de l’université islamique d’El-Azhar (Egypte). Il aurait épousé les idéologies dits progressistes du socialisme dominant. Le pouvoir dut afficher des slogans sur nombre de murs à Alger et ailleurs “L’islam, religion d’Etat” et porter ce “principe” dans la Constitution sous l’égide du président Chadli. Le FIS islamiste avait remporté les élections par vote national mais non pas limité à la périphérie d’Alger. Ses militants avaient su dénoncer par le verbe et aussi l’action (les fameux marchés à prix très modérés, et le “couffin du Ramadhan” attribué gratuitement aux familles dépourvues, et ce durant le mois sacré du Ramadhan ou jeûne. Il fallait donc perturber le cours des choses par la manipulation, corruption orchestrée et un coup d’état salutaire/infâme plongea le pays dans la tourmente pendant des décénnies jusqu’à l’arrivée des présidents Liamine Zeroual et plus tard Bouteflika qui avait pu avec le concours des américains et ensuite français, arrêter l’effusion de sang. Je m’arrête là. Merci.

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