Fondamentalement, la finance islamique cherche à promouvoir une société juste et équitable, structurée autour de la fraternité et la coopération, et basée sur la participation et le partage des risques et non leurs transferts vers autrui.
Dans cet article, organisé en deux parties, nous proposons aux lecteurs une exploration des concepts de base de la finance islamique qui, depuis quelques années, prend une place de plus en plus importante dans la sphère financière internationale, des pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) aux pays asiatiques et européens. Ensuite, nous présentons le mode de fonctionnement des institutions financières islamiques (banques et fonds d’investissement).
Comprendre la finance islamique
Avec près de 2.000 milliards de dollars d’actifs sous gestion et un taux de croissance de près de 30 % par an, la finance islamique s’installe dans la durée comme étant une source alternative de financement de l’économie à travers le monde, et se développe au-delà de sa zone historique (CCG et Malaisie) et touche désormais le Maghreb, l’Afrique, la Russie, les Etats-Unis, la Chine, le Japon et l’Europe.
Il est vrai, cependant, que des contraintes d’ordre réglementaires et fiscales freinent encore son envol ; mais il existe clairement une tendance à un recours croissant à la finance islamique pour répondre aux besoins de clients à la recherche d’instruments de placements ou financements conformes à leur croyance religieuse.
Alors, de quoi s’agit-il exactement ?
Nous espérons apporter des clarifications aux personnes intéressées par ce sujet, d’autant qu’il existe un scepticisme certain auprès du grand public non initié quant à la différence réelle entre la finance islamique et la finance conventionnelle.
Abordons d’abord les sources du droit islamique.
On distingue les sources principales et secondaires. Les premières sont le Coran et la Sunna. En effet, le droit islamique (Charia) est issu du Coran, texte sacré qui aborde tous les aspects de la vie des fidèles. Quant à la Sunna il s’agit d’un recueil des traditions issues des comportements et paroles du Prophète Mohamed (saaws), telles que rapportées par ses compagnons. La Sunna apporte ainsi des réponses à des problématiques qui ne sont pas abordées par le Coran. Quant aux sources secondaires, il s’agit de l’Ijma (règle établie par l’effort des jurisconsultes ou « ijtihad », pour aboutir à une solution relativement à une problématique qui n’est rencontrée ni dans le Coran, ni dans la Sunna) et du Qiyas (raisonnement par analogie). Les connaissances issues de l’ijtihad constituent ce qu’on appelle le Fiqh.
De ces sources découlent des principes et concepts essentiels qui imprègnent le droit islamique des affaires et notamment quatre concepts fondamentaux que sont le Riba, le Gharar, le Maysir et le Haram…
Le Riba va au-delà de la proscription de l’intérêt ; il vise l’enrichissement sans cause. On distingue le Riba al-fadl, qui consiste à augmenter anormalement le prix d’un bien au moment de sa revente, et le Riba al-nasi’, qui se traduit par l’augmentation du prix dû à un délai supplémentaire, comme la prise d’intérêt lors du remboursement d’un prêt. Ces deux catégories constituent le Riba de l’excès.
La Charia proscrit définitivement le prêt à intérêt.
Ce qui est interdit, c’est la perception d’une rémunération sans prise de risque réelle.
Le Gharar se concentre sur l’incertitude résultant d’une asymétrie d’information, qu’elle soit volontaire ou non. L’incertitude est assimilée en particulier à la spéculation, à l’aléa, au hasard qui génèrent de l’ignorance quant aux bénéfices ou pertes potentielles des parties prenantes dans un contrat.
Le Maysir correspond au concept du jeu
Le Haram vise quant à lui les activités économiques illicites (vente d’alcool, de stupéfiants, de porc…).
Il existe un certain nombre de principes structurants de la finance islamique et qui sont la participation (principe essentiel qui prône l’intéressement aux gains et aux pertes de toutes les parties prenantes), la prudence (le risque 0 % et 100 % sont prohibés, mais le risque lié à l’activité humaine et non à la « valeur temps » de l’argent est accepté), la responsabilité des agents économiques (notions d’équilibre et d’équité) et le rattachement à l’économie réelle (i.e. l’existence d’un actif sous-jacent).
La finance islamique est en outre caractérisée par un certain nombre de points-clés qu’il faut garder à l’esprit pour en comprendre le fonctionnement.
Les deux règles d’or et l’équilibre contractuel : règle 1, pas de rémunération sans risque (al-Ghunm bi al-Ghurm, ce qui signifie « Partage des Pertes et Profits (PPP) » ou « Profit and Loss Sharing (PLS) ; et règle 2, pas de bénéfice sans risque de perte (Al kharaj bil daman).
Toute opération de finance islamique se doit de respecter cet équilibre entre les parties.
Le risque et la règle fondamentale « al ghunm bil ghurm »
La liberté contractuelle : les contrats doivent être parfaitement conformes au droit islamique sous peine d’être entachés de nullité. La sécurité juridique des contrats nommés, justifiée par le Coran, la Sunna, l’Ijma ou l’accord des jurisconsultes. Le partenariat des banques commerciales avec les entrepreneurs se matérialise par le financement en capital (haut de bilan) et le financement de dette (bas de bilan).
Concernant « l’equity financing », on distingue le partenariat bancaire avec participation aux résultats (i.e. le contrat Mudaraba ; et aussi Muzara) et le partenariat avec participation de la banque dans la gestion des projets (i.e. le contrat Musharaka).
Le contrat Mudaraba constitue un outil essentiel de la finance islamique pour le financement de l’économie. La banque (raab al-maal) apporte le capital et l’entrepreneur (mudarib) apporte le travail et son savoir-faire. L’apport des capitaux n’engendre pas de droit de regard sur la gestion de l’entreprise. À la fin du projet, le financier reprend son capital et le profit est partagé selon une clé de répartition définie en amont. Si le projet est déficitaire, le déficit est imputé exclusivement sur le capital, la perte du mudarib est limitée à sa perte de rémunération, sauf faute avérée.
Le contrat Musharaka n’est pas une opération de prêt et implique une participation active de la banque et un droit de regard sur la conduite des affaires. La banque perçoit des revenus réguliers et est intéressée aux résultats positifs ou négatifs du fait de son entière participation au financement du projet. La participation peut être permanente ou temporaire (sortie progressive de la banque ou sortie à la fin du projet financé). Le Musharaka dégressif s’applique par exemple aux grands projets immobiliers ; un certain nombre de précautions doivent être prises pour ne pas tomber dans le Riba ou le Gharar (rachat au prix coûtant, promesse unilatérale déconnectée du contrat Musharaka).
Concernant le « debt financing », on abordera ici les quatre principaux contrats de financement du bas du bilan, à savoir le contrat Murabaha (crédit-acheteur), le contrat Salam, le contrat Ijara et le contrat Istisna’.
Le contrat Mudaraba : le financement apparaît dès que le règlement est différé, souvent avec marge. Le coût de revient n’est pas nécessairement connu par l’acheteur, mais le prix doit être fixé dès l’origine. Ce contrat fait intervenir le fournisseur, la banque et son client. Il est utilisé notamment pour le crédit d’équipement, le crédit de campagne ou encore le crédit à la consommation. Le bien est décrit de manière précise (mawsouf al-dimma). Une demande de Mudaraba est émise par la banque sous la forme de « promise to buy/sell » et elle est signée par les deux parties.
Le contrat Salam : il se caractérise par une opération achat/vente immédiate de biens et services avec paiement/livraison dissociés. Le paiement est immédiat et la livraison est différée. Ce contrat couvre essentiellement les opérations d’exploitation courante.
Le contrat Ijara : trois acteurs sont impliqués, un fournisseur, la banque qui achète le bien et devient bailleur en le louant et le client qui devient locateur et paye un loyer. On distingue l’Ijara classique (location simple), l’Ijara avec agent et l’Ijara avec option d’achat. La rémunération de la banque est justifiée par le fait qu’elle porte le risque de propriété (perte, détérioration…) ainsi que les engagements qui s’y attachent.
Le contrat Istisna’ : essentiellement utilisé dans le cas de financement des infrastructures (exemple des contrats de concessions BOT, « Build Operate and Transfer »). La description du bien à fabriquer, son prix, le délai de livraison et les modalités de paiement doivent être connus dès le départ. Ce contrat est une exception à la règle qui stipule l’existence de la chose, objet du contrat.
Les institutions financières islamiques
Les institutions financières islamiques (marchés financiers, banques, fonds d’investissement, et les assurances Takaful) remplissent globalement les mêmes fonctions que les institutions conventionnelles, mais elles le font de manière différente, dans la mesure où elles opèrent en accord avec les principes islamiques et doivent respecter les objectifs (Maqasid) de la Charia.
Nous allons présenter dans ce qui suit le fonctionnement des banques d’affaires, et en particulier les opérations d’émission de titres (Sukuk), les opérations sur dérivés et le financement de projet. Nous aborderons ensuite la question des fonds d’investissement compatibles avec la Charia et la gestion d’actifs.
Le rejet de l’intérêt pose la question centrale de savoir ce qui remplace le mécanisme du taux d’intérêt dans le cadre islamique. L’intermédiation financière est au cœur du système financier islamique. Le système basé sur l’intérêt est remplacé par le principe du « partage des pertes et des profits » : la banque ne charge pas d’intérêt mais participe au rendement généré par l’utilisation des fonds. Les déposants partagent également les bénéfices de la banque selon un ratio prédéterminé. Il y a ainsi, un partenariat entre la banque islamique et ses déposants d’un côté, et entre la banque et ses clients investisseurs de l’autre côté, la banque étant le gestionnaire des capitaux des déposants investis dans des projets productifs et tangibles (Moudarib).
L’activité bancaire se décline sous forme de banque commerciale et de banque de financement et d’investissement (banque d’affaires). Alors que la première activité relève de l’intermédiation financière entre les apporteurs de fonds et ceux dont ils ont besoin, la banque d’affaires se positionne davantage comme un conseil des entreprises grâce à des techniques plus ou moins élaborées d’ingénierie financière.
Cette section apporte un certain nombre d’éclairages sur la manière dont la finance islamique pratique des opérations de banque d’affaires, et ce dans un cadre conforme au droit islamique.
En particulier, nous présenterons l’essentiel des activités d’émission de titres, les opérations sur dérivés et le financement de projets. La gestion d’actifs et les fonds conformes seront ensuite abordés.
L’émission de titres : les Sukuks – La banque islamique traite exclusivement avec des entreprises aux activités conformes aux règles du droit islamique. Elle a recours à l’émission de titres pour assurer le financement de ces entreprises.
Les titres sont placés auprès d’investisseurs privés (par le biais de contrats Mudaraba ou Musharaka) ou auprès d’un large public par l’intermédiaire du marché. Dans ce cas, il peut s’agir d’émission de titres pour un préfinancement de l’activité (Sukuk) ou pour refinancer des actifs déjà possédés par l’entreprise (titrisation).
À coté des opérations de placement privé (« decreasing partnership ») dans le capital des entreprises, proche du « private equity », il existe les opérations d’émission publique de titres.
Concernant les opérations de préfinancement, la banque d’affaires est un conseil en levée de fonds. Les sukuks constituent des titres à moyen terme négociables, validés par un comité-Charia. Ils confèrent à leurs détenteurs un droit de propriété indivis sur un actif sous-jacent.
L’ingénierie financière est la suivante : un entrepreneur crée un « special purpose vehicle » (SPV), géré par la banque d’affaires (Mudarib). La fonction du SPV Mudaraba est d’émettre des titres à destination du public et de lever des fonds. Après quoi, le SPV réalise en son nom propre l’investissement prévu par l’entrepreneur avec une émission d’un actif sous-jacent de l’opération. La règle de base est que les titres émis aient en contrepartie un actif réel. Le SPV Mudaraba a la même durée de vie que le projet de l’entreprise. Les porteurs de titres sont rémunérés et le gestionnaire reçoit une commission de gestion. Le bénéfice du projet est versé à l’entrepreneur. À l’échéance, les actifs sont transférés à l’entreprise selon la forme du Sukuk utilisé (Sukuk Murabaha, Sukuk Ijara, Sukuk Salam…).
Concernant les opérations de refinancement, on distingue la titrisation Murabaha et la titrisation Ijara. Contrairement aux opérations de financement, ici les actifs préexistent aux titres. Le montage est le suivant : une entreprise consulte sa banque d’affaires pour réaliser une opération de titrisation, des actifs sont alors identifiés. La société crée un SPV et cède ses actifs. S’ensuit une émission d’obligations (Sukuk Murabaha ou Ijara) par le SPV destinés aux investisseurs avec comme contrepartie les actifs retenus. Le SPV reçoit les fonds puis paye à l’entreprise le prix des actifs acquis. La société rachète les actifs par l’intermédiaire de la banque avec règlement différé plus une marge (l’entreprise loue les actifs dans le cas de l’Ijara). Le SPV reçoit des paiements échelonnés de la part de la société (ou les loyers). Le SPV reverse ces sommes aux investisseurs après prélèvement de la commission de gestion. Le graphique ci-dessous explique le principe de l’émission d’un Sukuk (obligation islamique).
Sukuk et titrisation en finance islamique
Les opérations sur dérivés – La banque islamique offre également des services de marché au profit des entreprises tels que les « futures », les options (Khiyar) ou encore les « swaps ». Ces produits permettent respectivement de gérer l’incertitude et de réduire les risques en fixant à l’avance prix et quantités, de décider plus tard ou d’échanger des risques. La conformité de ces produits au droit islamique est appréciée par rapport à l’intérêt général (Maslaha) de la communauté financière. Le droit islamique tolère un faible degré de Gharar, mais proscrit totalement le Riba et le Maisir (cas des « futures » avec l’absence de biens sous-jacents).
Le financement de projets – Il s’agit d’une activité importante pour la banque islamique qui intervient à différents stades allant de la constitution du volet juridique (concession, construction…) à l’intervention directe dans les montages (location-vente…). Ces opérations prennent souvent la forme de « Build Operate and Transfer » (BOT) : un opérateur construit à ses frais un équipement, l’exploite grâce à une concession, puis le transfère au pays de réalisation du projet. Vu le nombre importants de contrats (contrat de concession, de construction, de gestion) et en vue d’éviter le Riba, le Maisir et le Gharar, le droit islamique exige l’indépendance des contrats entre eux même s’ils concernent un même projet.
La gestion d’actifs et les fonds « Sharia-compliance » – L’objectif des fonds islamiques est de créer de la valeur pour leurs investisseurs. Bien entendu, la gestion doit être conforme au droit islamique et un certain nombre de conditions doivent être respectées. On distingue généralement trois types de fonds : les fonds de dettes, les fonds actions et les « hedge funds ».
Les fonds de dettes lèvent des capitaux qui sont investis dans des opérations Murabaha ou Ijara. Une fois la commission du gestionnaire déduite, les revenus fixes générés par ces fonds permettent de rémunérer les investisseurs porteurs de certificats. Les transactions portent sur des actifs réels et il existe un risque pour l’investisseur d’où l’absence de Riba.
Les fonds d’actions investissent dans des titres (actions, licites aux yeux du droit musulman) à revenus variables tels que ceux des Mudaraba ou des Musharaka.
Les « hedge funds » satisfont difficilement le droit islamique, qui interdit les opérations spéculatives, la vente à découvert, le recours aux produits dérivés… Mais l’ingénierie financière islamique permet des montages financiers qui se rapprochent des fonds conventionnels tels que bai-salam ou encore bai-al-arboun.
Les gestionnaires des fonds mettent en place des critères de sélection (négatifs et positifs) et écartent les entreprises dont les activités sont jugées illicites (alcool, tabac, jeux…). Ces critères peuvent être qualitatifs ou quantitatifs. À titre d’exemple, l’indice Dow-Jones Islamic Market Index pratique une sélection qualitative basée sur l’exclusion du fait de la nature de l’activité de l’entreprise (porc, services financiers, banques, assurances, casinos, cinéma…). Par ailleurs, l’entreprise doit satisfaire un certain nombre de critères quantitatifs basés sur des ratios. Ainsi par exemple, le ratio dette/capitalisation boursière doit être inférieur à 33 % , ou encore le montant des intérêts perçus ne doit pas excéder 5 % des revenus de la société. Ces ratios sont discutables et susceptibles d’évoluer.
Citons également le Sharia Advisory Council de la Commission des Opérations de Bourse de Malaisie, qui a établi un certain nombre de « benchmarks » quantitatifs (pour l’Islamic 500 Index de Standard & Poors). Ainsi, le chiffre d’affaires ne doit pas dépasser 5 % d’activités illicites, le benchmark de 10 % s’appliquant quant à lui à des activités tolérées (tabac par exemple) ou difficiles à éviter (rémunération des dépôts). Enfin, le benchmark de 25 % s’applique quant à lui à des activités d’intérêt général (maslaha amma) mais dont certaines caractéristiques peuvent entacher leur conformité (hôtelerie, brokerage…).
Suivant cette logique, les bénéfices générés par des activités jugées illicites doivent être « purifiés » et versés à des œuvres charitables.
Des questions sont souvent débattues, mais jamais entièrement tranchées…