À la faveur d’une république libanaise étêtée, sans président de la république, sans assemblée nationale légale et légitime, sans gouvernement effectif et efficace, sans système judiciaire équitable, sans Conseil constitutionnel pour invalider les atteintes à la constitution… et d’une république ébarbée car sans programme économique (le pays vaquant depuis 2005 sans budget national), sans sécurité (pour être devenue, de plus, une terre de prédilection des djihadistes venus de Syrie), sans forces de sécurité fortes, impartiales et présentes sur tout le territoire (y compris les « périmètres de sécurité »), sans infrastructure (à défaut de courant électrique, d’eau…), sans pouvoir central… on observe au Liban une forme de décentralisation administrative, voire d’atomisation, anarchique et accélérée au niveau d’une gouvernance locale, le pouvoir dit « municipal ».
L’absence ou l’insuffisance de contrôle des instances étatiques concernées ont laissé se développer dans certaines régions et localités libanaises, urbaines et rurales, des métastases institutionnelles qui s’érigent en « mini-États » gouvernés par des partis politiques, des clans, des « patrons » ploutocrates, incarnés en chefs de municipalité qui font figure, à qui mieux-mieux, de « sheriff of the town », flanqué de ses « cow-boys » qui, sous l’appellation de « police municipale », se substituent aux forces de l’ordre et imposent la loi dudit « sheriff ».
Bienvenue au nouveau « Far-West » !
Venons-en à quelques faits illustratifs, à propos de ces fonctionnaires municipaux qui, à la faveur de l’absence ou de la faiblesse d’un pouvoir central, ont opportunément occupé le vide en y installant leur propre nature gloutonne, en créant leurs propres caisses et en se taillant des poches aussi larges que leur estomac d’autruche.
En effet, forts de l’absence de « justiciabilité » et du sentiment d’impunité qui les anime et les rassure, et stimulés par le clientélisme en vigueur dans leurs quartiers et localités qui les fait dédaigner les quelques voix citoyennes dignes et indépendantes (mais sans voix), certains conseils municipaux, leur chef en tête, s’adonnent à cœur joie aux entourloupes, trafics et tours de passe-passe que leur permet leur statut d’élus, ayant bénéficié de la confiance d’électeurs dont les « clés » électorales ont été généreusement achetées.
C’est ainsi que les appels d’offre pour l’achat d’équipements et de matériaux ou pour le choix d’entrepreneurs de travaux publics sont soumis à leurs propres critères de sélection, selon leurs propres cahiers des charges sans qu’ils n’aient à rendre compte, ni à l’État qui ploie sous sa propre charge, ni aux citoyens qui, s’ils ne sont pas « clients », se trouvent incapables de réclamer des comptes en l’absence (toujours) de la loi d’accès à l’information qui permettrait, advenant sa promulgation, à tout citoyen de demander et d’obtenir des informations ayant trait aux affaires publiques et par conséquent de pouvoir rendre les corrompus comptables. Ladite loi, sur le point d’être votée en avril dernier, fut retirée in extremis, « à des fins d’examen », par le premier ministre en exercice, à qui il fut donné un délai d’un mois pour revoir le texte, délai bien entendu expiré en ces temps parlementaires expirants.
Entre-temps, les dévoreurs des deniers publics peuvent y aller impunément, à coups de pot-de-vin et de commissions, et profiter de la panoplie qui s’offre à leur fonction municipale, où brillent de tout leur éclat occulte les transactions foncières juteuses, les permis alléchants d’exploitation et de construction, les faveurs personnelles… et ce en sus de la passation de marchés publics suspects où donneurs d’ordre municipaux et sous-traitants se nourrissent copieusement, au nez et à la barbe -ou aux yeux fermés- des ministères publics.
Sans compter certains travaux d’infrastructure injustifiés, voire « provoqués », propres à causer une incommodité durable chez les citoyens, en termes de paralysie de la circulation automobile, de pollution et de nuisance sonore, et qui sont entrepris à des fins hautement et uniquement lucratives.
Les pannes chroniques et prolongées de courant -qui font le supplice du citoyen qui doit payer deux factures, celle au semblant d’État et celle au fournisseur privé- leur profitent bien, puisqu’ils partagent cette exploitation avec ledit fournisseur (quand ils ne font pas un avec lui), d’une manière ou d’une autre, étant donné que les générateurs électriques privés qui desservent les secteurs du quartier sont installés dans leur territoire, lequel est bien marqué par leur odeur.
C’est ainsi qu’en l’absence de législation en la matière, de politique des ministères concernés (de l’Énergie, de l’Intérieur et de l’Économie), en l’absence de tarification imposée et raisonnablement calculée en fonction du coût du carburant et des heures de rationnement, les deux parties locales (municipalité et propriétaires de générateurs électriques) sévissent par une facturation anarchique et erratique du courant privé, échappent à tout contrôle central, à toute taxation, et prennent les habitants en otages, ceux-ci n’ayant d’autre choix que de se laisser sucer les derniers sangs, d’autant plus qu’ils sont victimes d’une sorte de monopole qui fait que la carte de chaque quartier est découpée en secteurs exclusivement desservis par un seul fournisseur de courant privé, sans concurrent auquel pourrait recourir le citoyen lésé.
Mais les abus de pouvoir municipal ne se limitent pas à la dimension matérielle, à la chose publique : ils s’étendent aux affaires sociales, jusqu’aux plus individuelles, et même intimes.
Ils se manifestent sur le plan moral par des pratiques vexatoires et vicieuses. C’est ainsi que, dans une municipalité de Beyrouth, une boîte de nuit fut fermée par les « cow-boys » du quartier, sur ordre du « sheriff », pour cause « d’atteinte aux bonnes mœurs », et que les infortunés clients, à l’apparence jugée peu orthodoxe, furent emmenés manu militari aux locaux de la municipalité pour y être interrogés, déshabillés, « examinés », humiliés, photographiés, détenus, et ce au mépris des lois en vigueur et des droits les plus élémentaires de la personne humaine.
L’affaire, dénoncée à grand fracas lors d’une émission télévisée, et qui fit scandale, fut emmitouflée et camouflée, comme il fallait s’y attendre au pays de l’impunité, et c’est bien le journaliste de la chaîne de télévision qui en fit les frais de l’affaire, celui-ci ayant été… viré. Qui sait pourquoi ?
D’autres abus exemplaires, pour ne citer que ceux-ci faute d’espace, viennent obscurcir le tableau pour mieux laisser briller les lacunes législatives, ou les entorses aux lois existantes, ignorées point par ignorance, tels que le couvre-feu qui frappe uniquement les réfugiés syriens dans certains quartiers de la capitale (et ailleurs) à partir du couchant, par décret unilatéral municipal. Comme quoi la délinquance et la criminalité appartiennent exclusivement à cette nationalité aux yeux de certaines municipalités dont la police est plus prompte à surveiller les bonnes mœurs qu’à patrouiller pour assurer la sécurité des habitants, ceci lorsque les agents municipaux ne houspillent pas, durant leur passe-temps, les conducteurs pour quelque malencontreuse manœuvre, ou ne draguent pas quelque « rondeur » de passage.
D’autres décrets municipaux ne seraient pas pour déplaire au Front al-Nosra ou à Daech, surtout s’ils contreviennent aux valeurs républicaines laïques et à la constitution libanaise, tel que celui émis, tout récemment, par la municipalité de Tripoli, deuxième ville du pays, intimant aux restaurants et snacks de fermer boutique durant le jeûne du Ramadan… et au diable les Chrétiens, bouddhistes, athées, etc., qui ne sont pas tenus de jeûner, ou tous ceux et toutes celles qui ne veulent pas jeûner, fussent-ils musulmans ou pas.
Vivement ce projet de loi sur la « décentralisation administrative », rationnelle, restructurée et optimisée, actuellement en circulation dans la société civile et dans les médias !
Un projet susceptible de mettre le holà à la chienlit, conçu selon les normes de la bonne gouvernance et de la bonne pratique, par une pléiade de juristes et d’experts de renom, et en attente sur le perron du Conseil des ministres pour examen.
Mais il est fort à parier que le projet, s’il était admis, ferait l’objet d’une auscultation en profondeur de la part du patient envers son médecin, ou de notations dures de la part de l’élève envers son professeur… et que son échec ou son décès serait constaté en commissions parlementaires, s’il parvenait toutefois à ce stade.
Ou qu’il renaîtrait sous la forme d’un zombie, à l’image de l’État libanais, mort-vivant.
6 Comments
Avec le recul, on se rend compte que toute cette histoire va durer longtemps encore, avec l’enchaînement des événements plus atroces les que les autres. Il y a, je crois juste un an, dans la république assadienne, on tue au gaz et personne n’a rien à redire. Revenons à l’essentiel, à l’article bien sûr. La frontière avec la Syrie a toujours été “”poreuse””. Je ne peux pas oublier, par exemple, le long calvaire du village du Qaa, (lire par exemple OLJ du 24 février, ou du même OLJ du 15 août). Déjà en 1975, ce même village subit l’assaut de formations paramilitaires en traversant la même frontière poreuse. Mais personne ne veut rappeler au bon souvenir des lecteurs ou des spectateurs, ce qui s’est passé au début de la guerre, préparant pour ainsi dire l’invasion du Liban pour soi-disant assurer la protection des chrétiens. C’était la technique du pompier pyromane et l’histoire repasse les plats…. Je ne sais plus si les habitants de Qaa sont retournés dans leurs maisons, mais quelque chose me dit que tout sera fait pour les dissuader…
Le conflit syrien accroit les tensions confessionnelles entre chiites et sunnites du pauvre Liban. L’assassinat de Rafic Hariri en février 2005, est l’illustre exemple pour dresser les deux communautés, l’une contre l’autre. Un bref regard sur les acteurs du conflit syrien, (guerre civile, guerre régionale, guerre confessionnelle ?) et nous aurons la chair de poule. Les forces d’Assad, les forces rebelles, des brigades javellisées (lavage de cerveau à l’eau de Javel idéologique), endoctrinées pour tuer… des nostalgiques du nationalisme arabe, des islamistes modérés, des islamistes fanatisés, des salafistes, et j’en passe. Ça ne doit pas être facile à gérer tout ce monde de guerriers (je pense même qu’ils croient tous en Dieu), et qu’à l’arrière, en filigrane, une main experte de 40 ans à la tête du pouvoir en Syrie baasiste instrumentalise tout ce monde de djihadistes, pour se maintenir au pouvoir ? En tout cas, la guerre a encore de beaux jours devant elle….
C’est le portrait d’un pays en lambeaux, parfois le trait est forcé, et peu importe, qui aime bien châtie bien. Ce n’est un secret pour personne que le Liban, comme tous les pays en guerre depuis des décennies, est gangrené par la corruption, menant à des dysfonctionnements dans plusieurs institutions… Mais la corruption et le clientélisme touchent également des démocraties (dans le vrai sens du terme) quand on pense aux pots de vin, ou des dessous de table lors de l’attribution de marché public par exemple… ou le financement de campagnes électorales. Il y a des sanctions, qui brisent des carrières … Combien de scandales ont ébranlé des partis ou des politiciens en Europe…. À la grande différence du Liban ou l’impunité est un véritable fléau… et ce n’est pas demain la veille que tout rentre dans l’ordre, faisant du Liban un modèle de démocratie… Une question me revient à l’esprit dès qu’on me parle du citoyen qui demande des comptes à ses représentants : combien parmi les Libanais payent des impôts ou signe une déclaration fiscale ? La corruption coûte cher, très cher, et il s’agit soyons bref, d’un changement de culture citoyenne. Mais n’exagérons rien, tant qu’il y a des hors la loi, des milices, des camps d’entrainement, tout cela reste des vœux pieux….
Deuxième volet de l’article, le pouvoir central et la décentralisation. Le projet de loi sur la décentralisation, c’est quoi finalement ? C’est la consécration de la partition du Liban en zones ou entités ou régions presque autonomes. Pourquoi, parce qu’au Liban d’anciens chefs de guerre sont les véritables suzerains de leurs régions ayant l’œil sur toutes les questions concernant le fonctionnement de leur région. Rien ne les échappe… J’ai encore à l’esprit les commentaires de l’un ou l’autre politicien qu’il refuse un mode de scrutin, qu’il considère contre lui. Chacun dans sa région aura SON mode de scrutin ? C’est cela l’avenir du Liban…
J’ignore pourquoi les restrictions touchent nos immigrés syriens dès la tombée de la nuit. Pour quelles raisons secrètes ? Sécuritaires ? On en reparlera peut-être, mais ces mesures apparaissent discriminatoires à première vue…
L’exemple de la fermeture d’un hammam ou d’une boîte de nuit pour des jeunes homos, et leur conduite au commissariat dans des conditions humiliantes, font dire aux Libanais, que : “”c’est cela l’ordre qu’il faut respecter, et que la police dans de telles situations fait son travail”. C’est comme ça le politiquement correct dans un pays encore sous la coupe de principes religieux. Bien entendu, chacun est libre de son orientation sexuelle, mais en l’absence d’une qui loi protège des jeunes gens consentant qui se “”touchent le fond”” (pardon pour l’expression), dans un cercle fermé, reste aux yeux de beaucoup d’hypocrites des hors la loi, des jeunes gens aux mœurs dissolues…
Malheureusement, Charles Fayad, le problème de la corruption est non seulement endémique, propre à notre région, mais pandémique, à la différence près que dans les pays qui enregistrent un fort taux de justiciabilité et un faible taux d’impunité, les personnes infectées sont mises en “quarantaine”, alors qu’ailleurs, comme au Liban, ce sont les personnes saines qui sont séquestrées.
C’est un pays constitué de ripoux, d’ interlopes… une classe politique de la pire espèce.
J’ai trouvé de la sagesse dans la réplique d’un ami qui m’a déclaré une fois: j’espère qu’Israël va mettre la main sur le gaz et le pétrole. Parce que cette manne in fine va servir uniquement à augmenter le clientélisme politique des mafieux qui nous gouvernent.