Au parlement de Beyrouth, très divisé et crispé par les conséquences de la crise syrienne et les relents de guerre civile que font redouter les troubles dans lesquels s’affrontent Chiites et Sunnites, les députés de la Chambre, en mai 2013, avaient voté la prolongation de leur mandat pour une durée de dix-sept mois (la législature devait normalement prendre fin en juin 2013). Un an plus tard, la mesure semble ne pas avoir ému l’opinion publique libanaise…
La normalisation de l’anormal et de l’atypique, la banalisation de l’erreur, la justification de l’injuste, la conversion de l’illogisme en syllogisme adapté aux intérêts des élites ploutocratiques en place, et l’insertion médiatique de cette greffe cancéreuse dans l’organisme social et le corps psychique libanais, lesquels finissent par accepter ladite greffe au lieu de la rejeter, sont devenues monnaie courante dans la vie sociopolitique libanaise.
En effet -et à titre d’exemple récent- on ne se souvient plus de cette énormité, difficilement avalable et pourtant avalée et bien digérée par les citoyens et toutes les parties prenantes : celle de l’auto-prorogation unanime des parlementaires libanais, au mépris des principes les plus élémentaires de la démocratie, et en violation des lois les plus criantes, devenues si muettes sous la loi de la jungle.
La raison ? « L’incapacité des partis en présence à s’entendre sur le vote d’une nouvelle loi électorale. »
On ne s’offusque pas de l’absurdité du motif invoqué, et encore moins de l’illégitimité, voire de l’illégalité des députés toujours en exercice, eux qui avaient été élus pour un mandat bien défini, fixé par la Constitution, et qui ont décidé, sans mandat populaire, sans consulter les citoyens, de s’octroyer cette rallonge.
Et le peuple d’accepter, après quelques rares cris d’orfraie, poussés ici et là, surtout par quelques militants d’ONG qui avaient lancé des tomates sur ces « réélus de leur plein gré », pour ensuite baisser les bras devant l’inertie ou la résignation générale.
C’est dire combien ces « auto-reconduits » (qui auraient dû être éconduits) tirent parti du clientélisme et de l’endoctrinement populaire opéré par les médias de propagande, à la solde des différents partis politiques ou bailleurs politiciens.
Ces « hors-la-loi » profitent également de la paralysie du Conseil constitutionnel, organe suprême à même d’invalider leur députation indue, et qui ne peut statuer car rendu invalide par un défaut de quorum consécutif à sa composition confessionnelle, dominée par les patrons communautaires à qui l’on obéit au doigt et à l’œil.
C’est ainsi que ce parlement anticonstitutionnel de jure, auto-reconstitué de facto, vote les lois, impunément, accorde sa confiance à un nouveau gouvernement, s’apprête à élire un nouveau président de la République, préside aux destinées des citoyens, transformés en sujets d’une démocratie réduite comme peau de chagrin.
Et personne pour trouver à redire, ou presque. Personne pour trouver caduque la succession des activités et décisions de la Chambre depuis la date fatidique où la démocratie fut unanimement bafouée par des élus et oubliée par des électeurs.
Même parmi les médias locaux ou régionaux, les quelques plumes, quelques micros qui se sont tendus ont eu vite fait de rabaisser leurs antennes ou d’accorder leurs violons, les uns sous le geste entendu de quelque chef d’orchestre, les autres par accommodement, désintérêt ou je-m’en-fichisme, tout démocratiques.
Pour ajouter du poids sur le fléau de la balance de la justice, voici que les chancelleries occidentales, gardiennes supposées du droit international, loin de s’inscrire en faux contre ce non-droit, de le décrier, de le condamner, de le boycotter jusqu’au rétablissement de la légalité de la Chambre, tolèrent, voire reconnaissent et légitiment l’hérésie. Ces délégations diplomatiques, à l’apparat démocratique, ne se gênent pas d’appeler les députés par leur (faux) titre, de s’afficher avec eux et d’arborer les mêmes sourires devant les caméras. Ces diplomates occidentaux ne s’embarrassent pas d’accepter dans notre pays ce qui serait inadmissible, voire impossible, dans le leur.
Après tout, il ne s’agit, à leurs yeux (comme aux nôtres ?), que d’une république bananière, où toutes les exactions sont permises…
C’est ainsi que les appels au respect des droits de la personne et du droit constitutionnel, lancés par la « Campagne civile pour la réforme électorale » auprès du Secrétariat Général des Nations Unies et du Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme, au lendemain du crime, sous la forme d’une lettre de protestation et de revendications, sont restés sans écho.
Mais pourquoi s’étonner de cette surdité, de cette cécité, de ce mutisme ? N’est-ce pas la même posture diplomatique des trois singes que l’on observe vis-à-vis de situations bien plus dramatiques, aux conséquences éminemment plus « démocraticides » ?
N’est-ce pas cette même posture qui assiste, voilà plus de trois ans, aux effroyables crimes de guerre et crimes contre l’humanité en Syrie ? Aux massacres inqualifiables, aux tortures abominables, aux terreurs inouïes ? Aux destructions de villes, villages, lieux de culte, sites historiques, à l’anéantissement d’un patrimoine ? N’est-ce pas le même « faux témoin » qui assiste, en spectateur, au passage du millionième réfugié syrien à la seule frontière du Liban ? À la pire crise humanitaire des temps postmodernes ? N’est-ce pas le même Sphinx de New York (et non celui de Gizeh) qui a, sciemment ou non, par action ou omission, arraché les pousses de liberté et de démocratie en Syrie ?
S’il en fut ainsi à cette échelle, alors comment, à plus forte raison, ne pas comprendre ce laisser-faire l’injustice ou laisser-défaire la démocratie au Liban ?
Que vaut une Chambre de représentants devant l’immense Chambre à gaz ailleurs ? Pour paraphraser le proverbe : qui laisse voler un œuf, laisse voler un bœuf ; qui laisse violer une assemblée nationale, laisse violer une Nation entière.
5 Comments
Bonne route M. Ronald Barakat dans la correspondance à partir de Beyrouth, avec des commentaires comme d’habitude très pertinents. C’est la première correspondance pour « Le Courrier du Maghreb et de l’Orient » sous la houlette de M. Piccinin, (vos mémorables interventions M. Barakat dans les colonnes de L’Orient-Lejour, lors de sa séquestration en Syrie, sont encore dans les esprits) et pour votre premier coup d’essai pour ce journal, on peut dire que c’est un coup de maître.
Les lecteurs encore novices sur les coulisses du pouvoir au Liban, pourront s’étonner de la confiscation de la démocratie, par des méthodes illicites, par « la banalisation de l’erreur », et qu’on peut dire enfin que la greffe de la démocratie ne prend pas au Liban. Pourquoi ? L’article ne détaille pas assez les raisons de ce dysfonctionnement, peut-être la guerre qui sévit depuis 1975 y est pour quelque chose. Charger les politiciens est trop facile quand on sait qu’ils risquent leurs vies à chaque coin de rue, surtout lors du vortex du débat sur le mode du scrutin… On peut s’attendre à tout avec ces parlementaires « patrons communautaires » qui obéissent au premier signe de tête de leurs bailleurs de fonds, et puis finalement qu’on laisse le Liban vivre en paix pour que les chantiers de réforme démarrent…
Merci Charles de tes souhaits de bonne route à travers la chienlit. Les raisons de ce dysfonctionnement sont multiples, complexes et ne pouvaient être détaillées dans le cadre de cet article qui dénonce toutes les parties prenantes coupables de ce «laisser-défaire la démocratie» : la justice, la société civile, les médias, les diplomaties… Quant à ces politiciens qui «risquent leurs vies à chaque coin de rue », tout d’abord, pas tous risquent leurs vies, ensuite c’est ce qu’on appelle «la rançon de la gloire». Ajoutons aussi la fortune colossale. L’histoire récente a démontré que ceux qui ont payé de leur vie, de leur validité ou de leur liberté physique étaient d’un camp bien déterminé, à l’option souverainiste bien arrêtée. Je partage ton vœu (hélas pieux) d’un vécu paisible des Libanais et d’un démarrage des réformes. Pour pouvoir vivre paisiblement et réformer, le Libanais doit d’abord tuer ses nombreux démons : l’inféodation, la servilité, le confessionnalisme/sectarisme, le clientélisme, l’ostentation, le matérialisme, l’antisémitisme, le sexisme, le racisme, l’intolérance, le chauvinisme…et j’en passe. Aucun exorciste ne pourra sortir tous ces démons bien ancrés dans les bas-fonds de la superbe libanaise.
Ce n’est pas la première fois que ça arrive. pourquoi s’indigner aujourd’hui?! Surtout que la situation justifie la stabilité du parlement. Il faut que le législatif reste stable pour faire face à la crise : le Hezbollah intervient en Syrie; puis les sunnites ne sont pas d’accord. C’est donc la guerre civile que vous voulez ?!!!!!
Au Liban, le récidivisme est devenu la norme et la règle est devenue l’exception. La soi-disant stabilité parlementaire achemine le pays, à coup de défauts de quorum, vers le vide présidentiel. D’aucuns diront que ce vide aussi n’est pas nouveau, que le Libanais y est habitué, qu’il vaut mieux flotter dans le vide que tomber dans le cratère. Le ridicule ne tue pas. La médiocrité non plus.
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http://www.lorientlejour.com/article/817213/-les-voleurs-continuent-de-gouverner-.html