Le village de Ersal, à la frontière syrienne, a connu tout dernièrement une invasion éclair des djihadistes sunnites du groupe syrien islamiste Jabhet al-Nosra et de l’Etat islamique (Daesh, en arabe), dont la conséquence a été le meurtre et l’enlèvement de militaires de l’armée libanaise et de gendarmes (dont un certain nombre est toujours porté disparu). Cette attaque, qui a eu lieu en réaction à l’arrestation d’un responsable du Front al-Nosra au Liban, vient mettre en lumière, une fois de plus, la fragilité du Liban, alors que le Hezbollah prétendait avoir sécurisé les frontières avec la Syrie, lesquelles se révèlent toujours aussi poreuses : car si leur perméabilité s’est réduite, la détermination des ultra-radicaux à mettre en échec le Hezbollah a redoublé leurs efforts d’infiltration par le biais de corridors occultes dans l’intention de déstabiliser le pays et de semer la terreur par des opérations-suicide. La crainte des attentats se ravive dès lors chez les Libanais, surtout chez ceux qui résident dans les secteurs d’influence de l’organisation chiite et qui se croyaient désormais à l’abri.
À cette observation, s’ajoute l’incapacité de l’armée régulière du Liban à investir un village pour le nettoyer une fois pour toutes des islamistes, pour la plupart étrangers à la région et aux mœurs du Pays du Cèdre, qui n’avait plus connu une telle exacerbation confessionnelle depuis la fin de la guerre civile (1990).
Incapacité non point militaire certes, mais politique, puisque la troupe a déjà fait ses preuves, quoique fort coûteuses, dans le camp de réfugiés de Nahr el-Bared, contre la formation intégriste Fatah al-Islam.
Cette difficulté à se déployer (jusqu’à nouvel ordre) dans Ersal est liée au fait que le milieu ambiant populaire de ce village rebelle sunnite n’est pas favorable à la troupe, les habitants ayant le sentiment d’avoir affaire à un État partial, qui laisse le Hezbollah aller librement guerroyer en Syrie (toutes armes dehors), qui traque les rebelles syriens au Liban, qui s’en prend uniquement aux Sunnites, considérés comme le maillon faible, sous-armé, par rapport à la formation chiite, surarmée, au point qu’elle rivalise avec l’armée nationale, si elle ne la surpasse pas, en réalité, en effectifs comme en techniques de combat.
Cette défiance des habitants sunnites de la région, partant celle des sunnites libanais en général, envers l’armée libanaise s’était traduite en février 2013 par une confrontation entre les deux parties, lors d’une opération sécuritaire des services de renseignement de l’armée destinée à intercepter dans le secteur un islamiste allié aux rebelles syriens, laquelle avait mal tourné et coûté la vie à un capitaine, chef de mission, et à un sergent, en plus dudit islamiste, et ce à l’issue d’un accrochage sanglant avec les habitants du village.
Ceci sans compter les incidents épars, ça et là, susceptibles d’alimenter ce sentiment collectif de partialité et de frustration, tel que le meurtre au Akkar (nord) du cheikh sunnite hostile à Damas, Ahmad Abdel Wahed, et de son garde du corps, de la main d’officiers et de soldats postés à un barrage ; telle la campagne menée à Abra (Saïda sud), pour neutraliser l’imam salafiste de la mosquée Bilal ben Rabah, le cheikh Ahmad al-Assir, réputé pour sa véhémence contre le régime syrien ; ou encore, si l’on remonte dans le temps, les événements tragiques du 7 mai 2008, qui ont vu la troupe assister passivement à l’invasion des quartiers sunnites de Beyrouth par les milices chiites du Hezbollah et d’Amal, ce qui a scandalisé, outre la communauté sunnite dans son ensemble, la composante sunnite de l’institution militaire.
C’est un cumul d’incidents de cette même espèce, mettant face à face la troupe et les Sunnites libanais hostiles au régime syrien, qui a alimenté ce sentiment d’amertume et d’injustice, et qui a ancré dans l’esprit de cette communauté la conviction d’être devenue le ventre mou et le souffre-douleur, ce qui a par conséquent favorisé la montée de l’extrême contraire, aux dépens du sunnisme modéré représenté par le Courant du Futur, extrême qui s’est traduit par une radicalisation croissante de la rue sunnite, en réaction aux plans hégémoniques du Hezbollah chiite pro-iranien qui est parvenu, aux yeux de l’opinion publique libanaise, sunnite en particulier, à vampiriser l’institution militaire après le mouvement Amal (chiite modéré).
Si le milieu ambiant populaire sunnite n’est pas favorable à la prolifération des extrémistes d’al-Nosra, Daech et autres nébuleuses au Liban, assurant par conséquent une immunité sur le plan national, il n’en demeure pas moins vrai que les Sunnites libanais, et surtout dans certaines régions telle que celle d’Ersal, ne voient pas d’un bon œil ce parti pris, délibéré ou pas, dans la conduite de l’armée nationale, d’autant moins que celle-ci laisse passer en Syrie, sans broncher, les va-t-en-guerre chiites, avec leurs treillis, armes et équipements, en soutien au régime d’al-Assad et en violation de la Déclaration de Baabda [qui affirme la neutralité du Liban à l’égard des crises régionales], et pourchasse en revanche les hors-la-loi sunnites locaux et les rebelles venus de Syrie.
Ce sentiment des deux poids et deux mesures est conforté par les rumeurs, insuffisamment démenties, selon lesquelles la troupe se fait épauler par le Hezbollah dans son combat contre les jihadistes sunnites à Ersal, au niveau du renseignement et sur le terrain, ceci après des rumeurs similaires ayant circulé lors des événements de Abra, elles aussi insuffisamment démenties.
En conséquence, dans le cadre de la confrontation locale sunnite-chiite, échantillon représentatif de la grande confrontation régionale, l’armée libanaise n’est plus perçue comme nationale et neutre (sans nullement préjuger de ses intentions qui demeurent nationales, mais qui sont politiquement viciées par la mainmise du Hezbollah dans tous les rouages de l’appareil étatique et administratif libanais).
À ces observations vient s’ajouter une interrogation partagée par un grand nombre de Libanais : pourquoi faudrait-il que l’armée paye le prix des ingérences d’ordre sectaire du Hezbollah en Syrie ? Qu’elle serve de bouclier et de chair à canon ? Qu’elle s’applique à ceinturer des régions visées par les terroristes pour recevoir à la figure leurs ceintures d’explosifs ? Que les militaires libanais se fassent prendre en otage et tuer à cause de l’immixtion d’un parti idéologique qui obéit au doigt et à l’œil de ses mollahs iraniens ?
De plus, cette institution, impliquée malgré elle dans un conflit dont elle ne voulait pas, se voit accusée, à tort ou à raison, d’intelligence, voire d’alliance, avec les fauteurs de troubles, empêchée d’adopter une attitude de distanciation vis-à-vis d’eux, ce qui lui aurait permis, d’une part, de montrer à l’opinion publique qu’elle agit dans l’intérêt national et non dans une concordance d’intérêts avec ce parti et, d’autre part, d’exprimer son désaveu et de se dissocier d’une formation qui, par son aventurisme syrien, a fait entrer le loup jihadiste dans la bergerie libanaise et a placé les militaires dans le collimateur d’assassins suicidaires.
Cela dit, il revient au haut commandement militaire de multiplier les démarches de relations publiques afin de corriger l’image de partialité et de collusion de l’institution militaire avec le Hezbollah, de traduire cet effort de communication par des gestes susceptibles de rétablir l’équilibre et l’équidistance, par une attitude plus ferme ou moins complaisante envers cette organisation coupable, entre autres, d’avoir par son radicalisme chiite créé son pendant sunnite au Liban.
Il revient à l’armée, plus que jamais, et avant le déchaînement des fanatismes et l’enchaînement de la violence, de se soustraire à la corruption et à la manipulation politiques, aux maléfices du parti dit « de Dieu », de contourner les pièges sournois que celui-ci lui tend afin de lui aliéner la communauté sunnite et l’aligner sur l’axe syro-iranien.
L’armée libanaise doit, surtout en l’absence de président de la république et en la présence absente d’un gouvernement et d’un parlement, assumer pleinement et manu militari ses responsabilités sécuritaires, rendre la frontière libano-syrienne hermétique dans les deux sens et ne tolérer aucune manifestation armée sur le territoire national, en attendant de résoudre le fléau des armes illégales.
L’armée nationale libanaise ne doit pas se laisser intimider, lésiner sur sa neutralité positive et son rôle rassembleur et protecteur, ne peut plus se laisser corrompre par la classe politique. Elle en aura tout à gagner sur le plan national, par l’adhésion de tous sans exception ; entendre par «tous» ceux et celles qui sont d’identité et d’appartenance purement libanaises.
Cette armée, vouée indistinctement à tous les citoyens, toutes confessions confondues, n’en sera que plus armée de légitimité et de soutien populaires, et les armées sectaires parallèles n’en seront que plus désarmées, c’est-à-dire délégitimées et discréditées.
2 Comments
Avec le recul, on se rend compte que toute cette histoire va durer longtemps encore, avec l’enchaînement des événements plus atroces les que les autres. Il y a, je crois juste un an, dans la république assadienne, on tue au gaz et personne n’a rien à redire. Revenons à l’essentiel, à l’article bien sûr. La frontière avec la Syrie a toujours été “”poreuse””. Je ne peux pas oublier, par exemple, le long calvaire du village du Qaa, (lire par exemple OLJ du 24 février, ou du même OLJ du 15 août). Déjà en 1975, ce même village subit l’assaut de formations paramilitaires en traversant la même frontière poreuse. Mais personne ne veut rappeler au bon souvenir des lecteurs ou des spectateurs, ce qui s’est passé au début de la guerre, préparant pour ainsi dire l’invasion du Liban pour soi-disant assurer la protection des chrétiens. C’était la technique du pompier pyromane et l’histoire repasse les plats…. Je ne sais plus si les habitants de Qaa sont retournés dans leurs maisons, mais quelque chose me dit que tout sera fait pour les dissuader…
Le conflit syrien accroit les tensions confessionnelles entre chiites et sunnites du pauvre Liban. L’assassinat de Rafic Hariri en février 2005, est l’illustre exemple pour dresser les deux communautés, l’une contre l’autre. Un bref regard sur les acteurs du conflit syrien, (guerre civile, guerre régionale, guerre confessionnelle ?) et nous aurons la chair de poule. Les forces d’Assad, les forces rebelles, des brigades javellisées (lavage de cerveau à l’eau de Javel idéologique), endoctrinées pour tuer… des nostalgiques du nationalisme arabe, des islamistes modérés, des islamistes fanatisés, des salafistes, et j’en passe. Ça ne doit pas être facile à gérer tout ce monde de guerriers (je pense même qu’ils croient tous en Dieu), et qu’à l’arrière, en filigrane, une main experte de 40 ans à la tête du pouvoir en Syrie baasiste instrumentalise tout ce monde de djihadistes, pour se maintenir au pouvoir ? En tout cas, la guerre a encore de beaux jours devant elle….
C’est vrai, Charles, la guerre a encore de beaux jours devant elle, après les faux beaux jours de la paix. Mais pourvu qu’elle reste à l’orée de notre pays, au niveau de nos frontières, plus poreuses que jamais, résultat des bravades et fanfaronnades d’une organisation qui trouve dans la guerre et les conflits sa raison d’être, qui brandit sur son drapeau une arme à feu tout en se réclamant d’un Dieu…miséricordieux.