La démission surprise du premier ministre libanais Saad Hariri, annoncée depuis Riyad, ouvre une grave crise nationale, mais fait aussi suite aux importants bouleversements survenus récemment sur la scène régionale.
En lui forçant sans doute la main, l’Arabie saoudite vient de sonner, abruptement, le glas de la formule du gouvernement de compromis sur lequel reposait le sexennat du président Michel Aoun. Elle met le Liban face à un choix impossible : soit la confrontation avec le Hezbollah, soit la confrontation avec l’Arabie saoudite et ses alliés.
Dans l’ensemble, c’est donc plutôt l’inquiétude qui prévaut parmi la classe politique et l’opinion publique libanaises. Le pays risque de rester sans gouvernement pendant une période indéterminée, comme ça a été le cas par le passé. Aucun leader sunnite ne pourra en effet ignorer la position saoudienne en acceptant de présider un gouvernement dont ferait partie le Hezbollah. Et ce dernier pourrait de son côté se raidir face aux multiples pressions dont il est la cible, parmi lesquelles figurent les sanctions américaines.
Un autre motif d’inquiétude est l’attitude israélienne, de plus en plus menaçante envers le Hezbollah, illustrée par les déclarations de ses dirigeants selon lesquels l’arsenal du mouvement chiite constituerait à lui seul un casus belli suffisant. Certains analystes n’écartent dès lors pas le scénario d’une guerre préventive que l’État hébreu mènerait prochainement contre le Hezbollah, un conflit qui serait une fois encore dévastateur pour le Liban. La question pour ces « experts » n’est pas de savoir si elle aura lieu, mais quand Tel-Aviv la déclenchera !
D’autres Libanais se félicitent au contraire des dénonciations virulentes placées dans la bouche de Hariri à l’encontre de l’Iran et du Hezbollah, qualifié de « parti du diable » (« Hezshatan ») et de « tumeur cancéreuse » par les mentors saoudiens du premier ministre libanais, et veulent y voir le signe d’un réveil du sunnisme libanais et la fin de la soumission du pays à l’hégémonie de Téhéran.
Ils estiment que le compromis consenti par les partis du « 14 mars » (coalition anti-Hezbollah) ayant conduit à l’élection du chrétien Michel Aoun à la présidence de la République et à la formation du gouvernement Hariri a été un marché de dupes, et que le camp souverainiste a été contraint de faire trop de concessions au camp du « 8 mars » (pro-Hezbollah) enhardi par la tournure favorable à l’Iran et à ses alliés prise par les guerres en Syrie et en Irak. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase a été la déclaration du président iranien Hassan Rohani, selon lequel aucune décision importante concernant la région, « y compris le Liban », ne peut être prise sans que soient tenus en compte les intérêts de Téhéran…
Si Saad Hariri a eu tort de faire sa déclaration à partir de Ryad, il a eu raison –estiment les partisans du réveil sunnite-, de dénoncer la mainmise de l’Iran et du Hezbollah sur le Liban. Et ils font remarquer que si l’ingérence de Riyad dans la politique intérieure libanaise est aussi flagrante que celle de Téhéran, cette dernière s’emploie en outre à soutenir une milice illégale qui mine l’autorité de l’État, exerce un chantage armé envers ses opposants et expose le pays à des représailles israéliennes. Ils ne sont pas dupes du discours apaisant et fort habile par ailleurs de Hassan Nasrallah feignant de compatir au sort de Hariri, « otage des Saoudiens ». Ils n’oublient pas les assassinats politiques imputés au Hezbollah, et le fait que Nasrallah a bloqué pendant des mois l’élection d’un président pour finir par imposer son candidat et allié, Aoun.
Sans compter l’intérêt économique vital du Liban à ne pas compromettre ses relations avec l’Arabie saoudite et les pays du Golfe où sont employés des dizaines milliers de Libanais…
S’il est trop tôt pour prévoir les répercussions de la démission de Saad Hariri, les choses ne seront en tout cas plus jamais comme avant. Les alliances politiques qui avaient débouché sur la formation du gouvernement de coalition sortant se déliteront et on assistera probablement à un retour à la polarisation 14 mars-8 mars, et à un durcissement de l’attitude du Courant du Futur (parti de Hariri) et des Forces libanaises (parti chrétien de Samir Geagea) envers le Hezbollah qui compromettra le rapprochement entre ces dernières et le Courant patriotique libre (parti chrétien du président Michel Aoun, allié du Hezbollah).
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S’il est peu probable -en tout cas, il faut l’espérer- que l’antagonisme chiito-sunnite débouche sur de nouvelles violences civiles, le Liban se retrouve cependant de nouveau dans la tourmente.
La culture libanaise du compromis, pour ne pas dire des compromissions, ainsi que ses tentatives pour ne pas se laisser entraîner dans la confrontation qui se prépare entre l’axe américano-israélo-saoudien et l’Iran ont finalement été vaines face à la détermination du trio Trump-Netanyahou-Mohamed ben Salman à en découdre avec Téhéran.
Le coup de tonnerre qui vient d’éclater marque un tournant majeur dans la crise libanaise, car il s’inscrit dans le sillage de plusieurs bouleversements récemment survenus sur l’échiquier politico-religieux régional : la décision de l’administration Trump de contrer l’expansionnisme de l’Iran dont la volonté de puissance n’a en rien été modérée par l’accord sur le nucléaire, comme l’escomptait Barack Obama ; les victoires du régime syrien, allié de l’Iran, qui constituent un sérieux revers pour l’Arabie saoudite (et les États-Unis), Riyad ayant tout fait pour renverser Bashar al-Assad et cherchant désormais à compenser sa défaite par une action sur la scène libanaise ; la jonction entre les armées irakiennes et syriennes à la frontière entre les deux pays, ce qui ouvre grandes les portes du corridor iranien reliant l’Iran au Liban, via l’Irak et la Syrie (au grand dam des Américains qui ont tenté en vain de l’empêcher) ; et enfin, l’accession au pouvoir du jeune prince héritier d’Arabie saoudite, Mohamed ben Salman.
Ce dernier s’est démarqué de la politique étrangère traditionnellement prudente du Royaume en intervenant militairement au Yémen, pour contrer le soutien iranien aux Houttis, et en isolant le Qatar. Par ailleurs, en ordonnant l’arrestation d’une trentaine de princes et d’hommes d’affaires saoudiens, il a marqué sa volonté d’exercer un pouvoir sans partage. Incarnant le réveil du sunnisme arabe face au triomphalisme de la Perse chiite, il s’est fixé deux objectifs prioritaires : endiguer l’impérialisme iranien et réformer le Royaume, notamment en prônant un islam plus ouvert, en phase avec les aspirations des nouvelles générations.
Si ce changement souhaitable devait se concrétiser, on ne pourra plus renvoyer dos à dos l’obscurantisme wahhabite et la dictature théocratique des mollahs. Combiné avec la déroute de Daech, il pourrait signifier le crépuscule de l’extrémisme sunnite et jouer en faveur du sunnisme modéré qui représente un contrepoids plus acceptable et plus efficace à l’influence iranienne.
À moins que l’enlisement de l’Arabie au Yemen et l’échec de sa politique d’isolement du Qatar ne compromette ses ambitions de jouer le rôle d’État-phare du monde musulman.