Les États en voie de « somalisation » se multiplient, depuis le séisme qui a ébranlé le Monde arabe au printemps 2011.
Après la Syrie et l’Irak, deux États ravagés par un conflit inextricable et divisés comme jamais, et dont on se demande bien s’il sera possible de réconcilier un jour les communautés antagonistes chiite et sunnite qui se livrent la plus atroce des guerres ; après le Yémen, qui a tout simplement volé en éclats comme un verre de cristal précipité sur un sol de marbre ; après la Libye, ce non-État-nation qui se déchire sans perspective d’avenir et s’étouffe des revendications belliqueuses de factions multiples et diverses… C’est désormais le Mali qui, victime des conséquences de l’écroulement de son voisin libyen, se crevasse et s’écaille, résultat d’une politique postcoloniale aux postulats improbables.
Conséquences des ambitions coloniales
Car c’est bien là l’origine du phénomène : si les nations européennes se sont émancipées au XIXème siècle (à l’exception des peuples de l’ex-Yougoslavie, forcés de cohabiter quelques décennies de plus encore, par le fait d’un traité imprudent ; lesquelles ont fini par se livrer une effroyable guerre civile dans les années 1990’, dernier acte du spectacle nationaliste en Europe), les peuples colonisés, d’Afrique et du Moyen-Orient, n’ont pas, jusqu’à présent, résolu les questions ethniques prégnantes que le dépeçage occidental de ces régions du monde avaient engendrées comme autant de bombes à retardement.
Découpage à la latte de l’Afrique, lors de la Conférence de Berlin, en 1885 ; Accords Sykes-Picot de 1916, dont les commanditaires franco-britanniques étaient uniquement préoccupés à satisfaire leurs prétentions hégémoniques… Deux années qui paraissent si éloignées dans le dédale de l’Histoire, mais qui ressurgissent en ce début de XXIème siècle, avec tout le fracas des armes, des massacres et du sang.
On a ainsi jadis divisés et séparé des peuples, par un trait de crayon, tracé sur une carte, à Londres, Rome ou Paris ; on en a rassemblés d’autres, contraints, par les velléités onusiennes, au moment des indépendances arrachées ou reçues au cours des trois décennies qui ont suivi la deuxième Guerre mondiale, d’accepter un « vivre ensemble », en dépit d’incompatibilités rédhibitoires.
C’est bien le cas du Mali, où se côtoient Bambaras, principalement dans le sud, Peuls, Dogons, Sonhraïs et Bellas, Touaregs et Arabes, dans le centre et le nord.
Majoritaires, les Bambaras dominent à Bamako, la capitale, qui, depuis l’indépendance du mali, en 1960, néglige le développement des régions septentrionales du pays, l’Azawad, essentiellement désertiques, où vivent Touaregs et Arabes, les « peaux claires », lesquels n’ont que peu d’estime pour les populations noires, dont leurs anciens esclaves bergers, les Bellas, et paysans, les Sonhraïs.
D’où plusieurs insurrections de ces « seigneurs du désert », les Touaregs, pour l’indépendance de l’Azawad, en 1962-1964, 1990-1996, 2006 et 2007-2009, qui prirent à chaque fois la forme d’une guerre civile, à chaque fois soldée par des accords sur le développement du nord, des accords à chaque fois négligés ensuite par le gouvernement de Bamako. Jusqu’à la dernière insurrection en date, en cours depuis 2012, qui a connu diverses mutations et se distingue des précédentes par sa dimension islamiste.
L’insurrection de 2012
En effet, en janvier 2012, le Mouvement national pour la Libération de l’Azawad (MNLA), renforcé par des contingents touaregs lourdement armés revenus de Libye où ils officiaient pour le compte du colonel Kadhafi récemment renversé, lance une offensive sur les installations militaires de l’armée régulière malienne à Tombouctou, Gao et Kidal, les trois principaux centres urbains du nord. Il est appuyé par une organisation islamiste malienne nouvellement apparue et dirigée par Iyad Ag-Ghaly, Ansar Dine, étroitement liée à al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) et au Mouvement pour l’Unité du Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO).
L’offensive des nationalistes de l’Azawad et des djihadistes est rapidement couronnée de succès : l’État malien perd le contrôle du nord, tandis que rebelles et islamistes s’emparent de positions dans le centre et marchent en direction de la capitale, Bamako.
La prise du camp d’Aguel’hoc, le 25 janvier 2012, et le massacre d’une partie de la garnison par les djihadistes provoque un soulèvement militaire à Bamako et le renversement du président Amadou Toumani Touré. Le capitaine Amadou Haya Sanogo, leader des putschistes, s’empare du pouvoir le 22 mars.
Au même moment, l’alliance qui unissait de facto AQMI, le MUJAO et le MNLA se brise, lorsque les nationalistes, qui proclament l’indépendance de l’Azawad le 4 avril, manifestent leur intention de mettre fin aux combats, alors que l’objectif des djihadistes est d’achever la conquête du Mali et d’y instaurer un État islamique.
L’indépendance du nord, c’est évidemment du folklore touareg : l’Azawad ne produit rien ; à titre d’exemple, tous les revenus cumulés de la région de Kidal ne suffisent même pas à payer le salaire du gouverneur de la place… Économiquement, l’Azawad n’est pas viable : l’État subvient à tous les besoins, et l’électricité y est gratuite.
En réaction, le MUJAO et AQMI retournent leurs armes contre le MNLA et l’expulse d’abord de Gao, dès juin 2012, progressant ensuite dans tout l’Azawad au détriment des nationalistes qui, à la mi-novembre, ont perdu la partie. Les islamistes reprennent dès lors la conquête du pays.
En janvier 2013, après la chute de Konna, face à la menace que l’avancée djihadiste fait peser sur l’ancien espace colonial français d’Afrique équatoriale (et notamment sur les mines d’uranium du Niger voisin, qui alimentent à raison de 35% le secteur du nucléaire français), le président François Hollande obtient du Conseil de Sécurité de l’ONU une résolution autorisant la France à intervenir au Mali. Paris répond ainsi, officiellement, à la requête du président malien, Dioncounda Traoré, qui assure provisoirement l’exercice du pouvoir après que le capitaine Sanogo a accepté de s’en retirer.
Les Français entrent dans le jeu ; les djihadistes s’installent pour durer
C’est l’opération Serval, qui repousse les milices djihadistes vers le nord, à partir du 13 janvier 2013, lesquelles se replient dans le Sahara et dans les massifs montagneux situés au nord de Kidal, l’Adrar des Ifoghas.
La presse française annonce avec tambours et trompettes la fin du conflit et le président Hollande se présente à Bamako, devant les caméras, dans la peau du sauveur du Mali : « Papa Hollande » est acclamé par la foule, pendant que, dans l’Azawad, AQMI et Ansar Dine changent de stratégie et préparent la riposte…
Tandis que commencent de pénibles négociations sous médiation algérienne, dont l’objectif est de réconcilier Bamako et les factions rebelles de l’Azawad (elles s’achèveront par la signature définitive, le 20 juin 2015, d’accords qui ne seront jamais concrètement mis en œuvre sur le terrain), les djihadistes, qui ont été chassés des centres-villes de Tombouctou, Gao et Kidal, entreprennent l’extension d’un vaste réseau d’appuis et de relais dans les villages et les campements nomades, et même jusque dans certains quartiers des villes du nord, où sont toujours présents leurs partisans (y compris dans le MNLA où, en dépit des divergences de vues sur les objectifs du conflit, les anciens contacts restent actifs) : le principe est de s’attirer la sympathie des villageois, voire de les intéresser dans les opérations militaires ; les djihadistes à proprement parler ne sont pas très nombreux, mais ils utilisent leurs liens familiaux et tribaux pour infiltrer la population et se la fidéliser, en leur fournissant également protection (contre les troupes de bandits qui profitent du désordre ambiant, mais qui n’oseraient en aucun cas défier AQMI ou Ansar Dine) et services (médicaux notamment ; et donc en remplaçant l’État dans ces milieux ruraux pauvres ou, en réalité, il n’a même jamais été présent), et aussi du travail, en armant et finançant des groupes auxquels ils sous-traitent certaines opérations… Un job comme un autre pour des jeunes sans perspective d’avenir ; et des centaines, voire des milliers de combattants mobilisables au besoin. Dans chaque famille, un frère, un oncle ou un cousin est ainsi partie prenante du maillage islamiste…
Parallèlement à ce phénomène, la déception a très vite gagné les esprits, dans le nord, lorsqu’il s’est avéré que les accords d’Alger n’auraient aucune conséquence concrète sur le niveau de vie des populations : les accords d’Alger de juin 2015 ressemblent presque mesure pour mesure aux accords d’Alger de 2006, eux-mêmes identiques à ceux de Tamanrasset de 1991. Un ancien conseiller du président Amadou Toumani Touré (ATT) m’a ainsi confié que, lorsqu’ATT a signé les accords de Tamanrasset (lors de sa première présidence du Mali), le président lui a dit en privé : « J’ai signé pour calmer le jeu, en attendant la prochaine rébellion. L’armée ne fera jamais le poids face aux mouvements armés du nord. » Le Mali demeure en effet enfermé dans une situation à répétition, promouvant régulièrement des solutions temporaires. « Mais la donne a toutefois changé avec l’arrivée des éléments djihadistes et il semble que, cette fois-ci, les vieilles recettes ne fonctionnent plus et que la restabilisation du nord doive passer par d’autres moyens. »
Vers la « somalisation »
Aussi, en dépit de négociations diverses et répétées, l’État malien n’a pas, cette fois-ci, recouvré son autorité sur les territoires du nord. Les gouverneurs et fonctionnaires nommés par le nouveau gouvernement, sous la présidence d’Ibrahim Boubacar Keïta (IBK – élu en septembre 2013), restent pour le moment en stand-by à Bamako, dans l’attente du rétablissement de l’autorité de l’État dans les régions de Tombouctou, Kidal et Gao, sur lesquelles les Famas (les Forces armées maliennes), sans le secours des forces françaises de l’opération Barkhane (qui a succédé à l’opération Serval) et le concours des troupes déployées par l’ONU dans le cadre de la MINUSMA (Mission multidimentionnelle intégrée des Nations unies pour la Stabilisation du Mali), n’auraient absolument aucune emprise : les nationalistes azawadiens soufflent le chaud et le froid, tandis que se multiplient les « groupes armés », expression qui désigne les factions diverses et nombreuses, de nouveaux groupes faisant chaque jour leur apparition, lesquels sillonnent dorénavant l’Azawad sans entrave, en motos et pick-up, autant de miliciens, partout visibles, la kalachnikov à la bretelle…
En manque d’effectifs, sous-entraînée, mal commandée par des officiers qui n’ont reçu aucune formation pour faire face à cette guérilla permanente, l’armée malienne a prouvé son incapacité à restaurer l’autorité de l’État et peine à assurer sa propre protection. Au passage des check-points, nombreux, qui ponctuent pistes et routes, cette armée fait montre de son incompétence pathologique : indolence des soldats, négligence même, affalés sur un hamac ou sous un arbre, à l’écart de la route, leurs armes abandonnées contre le mur d’une case voisine… Quand ils en disposent, mitrailleuses ou blindés sont positionnés de manière à ce point irrationnelle qu’on pourrait invoquer un manque de compétence, si toutefois l’aberration du dispositif n’était tel qu’il n’y a probablement, tout simplement, aucune explication à cet état de fait. Si un groupe djihadiste survenait brusquement, la seule chance de survie de ces trouffions serait dans la fuite ; et c’est bien ce qui advient le plus souvent.
En revanche, cette armée est passée maître dans la provocation : ses exactions et vengeances à l’encontre de certaines populations n’ont ainsi eu de cesse d’augmenter la haine ethnique et la déstabilisation du pays.
Concernant le nord, une grande partie de la population, arabe et touarègue, vit toujours en exil, réfugiée dans les États voisins. Dans la région de Tombouctou, les Bellas s’accommodent fort bien de la situation : les Bellas, majoritaires à Tombouctou, font office de bergers, gardiens des troupeaux qui sont la propriété des Touaregs (de même que les Songhaïs cultivent les terres de la noblesse touarègue). Or, depuis que les forces françaises de l’opération Serval ont mis en fuite Arabes et Touaregs, les Bellas se sont approprié troupeaux et habitations, qu’ils n’entendent pas restituer aujourd’hui à leurs légitimes propriétaires. Les Bellas se rendent dès lors complices des exactions de l’armée malienne à l’égard des Touaregs qui, de retour d’exil, réclament leurs biens ; notamment en les accusant d’avoir combattu aux côtés d’AQMI ou d’Ansar Dine.
Paradoxalement, ce chaos politico-sécuritaire généralisé a amélioré le niveau de vie des populations de l’Azawad : la prolifération des trafics en tout genre rapporte beaucoup aux familles de la région…
Groupes nationalistes, groupes non-identifiés, tous plus ou moins liés au trafic d’armes (la multiplication des factions a fait exploser le prix des armes ; le trafic est à ce point juteux que certains groupes attaquent même les patrouilles des Famas pour leur enlever leurs armes et les revendre ensuite), de stupéfiants, de cigarettes, d’êtres humains (migrants économiques venus de toute l’Afrique et réfugiés des guerres du Moyen-Orient ; jusqu’à 5.000 euros par tête pour un passage vers la Libye, destination l’Italie)… Groupes de bandits aussi, qui se font et se défont au grès des « bons coups » à réaliser…
Une situation particulièrement perverse, car ces groupuscules, surtout constitués de jeunes, trouvent dans le désordre ambiant l’occasion de s’affirmer face aux autorités locales coutumières : ils disposent désormais d’armes, de véhicules et d’argent, et n’obéissent plus aux chefs claniques. S’est ainsi développé une problématique de leadership ethnique inédite. La majorité des attaques qui ont lieu dans la région de Kidal ne visent d’ailleurs pas l’armée malienne ou les forces de la Minusma et Barkhane ; ce n’est plus un conflit contre l’État. Il s’agit plutôt de règlements de comptes entre factions criminelles rivales, pour s’assurer le monopole des trafics, et, plus localement, entre factions mineures, entre gangs –il s’agit aussi d’assassinats commandités pour éliminer des rivaux dans l’attribution des postes dans l’appareil administratif et étatique qui se réorganise.
Des gangs et des milices… Les milices touarègues, qui s’affrontent à Gao et à Kidal : celles de la tribu des Imghad de Gao, intégrées au Groupe d’Autodéfense touareg Imghad et Alliés (GATIA) du général touareg El-Hadj Ag-Gamou, plus ou moins (ou moins que plus) allié de Bamako, mais surtout bien décidé à s’assurer le contrôle du trafic dans la région, qui s’opposent à celles des Ifoghas, la tribu de Kidal, traditionnellement dominante, une noblesse touarègue coutumière dont Ag-Gamou est décidé à affranchir les Imghad.
Les milices touarègues des Ifoghas ont en grande partie intégré le Haut Conseil pour l’Unité de l’Azawad (HCUA), créé en 2013 par l’amenokal de Kidal (le chef de la tribu touarègue des Ifoghas), très lié à Ansar Dine, pour contrer l’influence du MNLA, qui, bien que partie prenante à la Coordination des Mouvements de l’Azawad (CMA – structure signataire des accords d’Alger) conserve paradoxalement elle aussi des liens étroits avec Ansar Dine. Bon nombre de membres du MNLA lui ont emboîté le pas ; le MNLA a ainsi décliné au profit du HCUA, et ce d’autant plus qu’il a complètement perdu le contrôle de Gao. Fait intéressant, à Gao, le MNLA avait commis de nombreuses exactions, des viols notamment, lorsqu’il s’était emparé de la ville en 2012. La population de Gao avait dès lors vécu très positivement l’arrivée des djihadistes d’Ansar Dine, qui avaient remplacé le MNLA au printemps 2012 : les islamistes appliquèrent la Charia à Gao, avec beaucoup de rigueur morale, et ils y avaient restauré l’ordre et le droit ; les prix des biens de consommation étaient fixés et limités (alors que, maintenant, la police rackette la population). Aujourd’hui, la population de Gao refuse que des membres du MNLA occupent des postes administratifs dans la région, s’opposant ainsi à ce qui a été promis au MNLA dans les accords d’Alger : « Nous ne voulons pas de nos violeurs comme administrateurs ! »
Par ailleurs, le HCUA s’est élargi aux Touaregs de la tribu des Kel-Ansar, qui dominent la région de Tombouctou, les Ifoghas et les Kel-Ansar ayant passé alliance (toutefois, les Kel-Ansar favorisent le dialogue avec Bamako et ont pris leur distance avec les mouvements islamistes, créant ainsi une aile « modérée » du HCUA). Une conjoncture qui a poussé les reliquats du MNLA à se radicaliser dans un jeu malsain, sabotant régulièrement la mise en œuvre des accords de paix, au profit de la présence djihadiste dans la région…
Étonnement, de nombreux témoignages, sur le terrain des opérations, semblent permettre d’affirmer que les forces françaises de l’opération Barkhane, qui s’est d’emblée appuyée sur le MNLA pour progresser dans l’Adrar des Ifoghas, zone montagneuse particulièrement difficile à contrôler, continue de favoriser ce groupe rebelle, jusqu’à lui fournir des armes et à fermer les yeux sur ses activités clandestines.
Le casse-tête malien se complique donc…
Il se complique d’autant plus que les exactions des Famas, à l’égard des Peuls cette fois, a mis le feu au centre du pays…
La guerre civile s’étend au centre
Le Front de Libération du Macina (FLM), dont la plus grande partie des combattants sont des Peuls, a commencé à soustraire la région de Mopti à l’autorité de Bamako. Son objectif est la restauration du royaume théocratique du XVIIIe siècle dans le centre du Mali, ce pourquoi il s’est allié à Ansar Dine.
En réaction, des milices composées de Bambaras et de Dogons, et armées par les Famas, ont mené plusieurs expéditions punitives contre les Peuls dans la région de Mopti et Sévaré. En février, l’armée malienne a même organisé un ratissage dans la zone de Nampala-Diabaly et a battu des dizaines de jeunes Peuls, pour « faire un exemple ».
La réaction peule ne s’est pas faite attendre : le 19 juillet, un mouvement peul nouvellement apparu, l’Alliance nationale pour la Sauvegarde de l’Identité peule et la Restauration de la Justice (mouvement non-djihadiste), a pris d’assaut le camp militaire de Nampala, s’en appropriant tout le matériel et les armes disponibles et piégeant une vingtaine de soldats maliens qui avaient pris la fuite et qui furent massacrés sur place (le FLM a aussi revendiqué l’attaque).
Le problème peul, c’est aussi l’assèchement progressif, suite à l’activité des différents barrages construits sur le Niger, de la zone du Delta intérieur, cœur du territoire peul. La zone est chaque année inondée par la crue du Niger qui se retire ensuite, laissant les terres fertilisées par les limons et des lacs poissonniers. C’est de moins en moins le cas et les populations commencent à se déplacer, ce qui entraîne des frictions avec les populations voisines…
Comme si tout cela ne suffisait pas à rendre insoluble l’imbroglio malien, un acteur supplémentaire s’est invité à la fête : l’Algérie, qui tente de contrôler sa frontière au nord de Kidal, s’appuyant pour ce faire sur une tribu arabe établie dans cette zone, les Lamhar, que les services secrets algériens laissent dès lors pratiquer impunément un vaste narcotrafic, en parfaite entente avec le général El-Hadj Ag-Gamou, qui a trouvé dans cette alliance le moyen de renforcer son emprise sur les routes de la contrebande dans la région de Kidal.
La conjoncture malienne s’est ainsi considérablement dégradée et complexifiée depuis la parade triomphale de « Papa Hollande » dans les rues bondées de Bamako…
En 2013, j’avais réalisé un grand-reportage à travers tout le pays ; l’armée française, qui ne voulait pas de trop de journalistes au nord (là où les Famas commettaient nombre d’exactions et de meurtres à l’encontre des « peaux claires », sous couvert des forces françaises), m’avait fait lanterner à Bamako, où j’attendais un vol militaire pour Tombouctou. J’avais donc pris l’initiative de traverser le désert en véhicule tout-terrain, et j’étais monté de Bamako dans l’Azawad par mes propres moyens. Ce serait aujourd’hui suicidaire : on traverse un premier village et l’œil d’une faction djihadiste ou simplement d’un groupe armé criminel passe un coup de fil, « Petit blanc en vue, dans trente minutes au village suivant »… Et c’est la prise d’otage ; et des années de calvaires. Les groupes armés, contre paiement ou protection, servent aussi d’agents de renseignement aux organisations djihadistes…
Bamako « à côté de ses pompes »
L’entente signée à Alger n’est, sans aucun doute désormais, qu’un « accord de papier ».
Sur le terrain, quand on en discute avec les Maliens, dans les sphères politiques tout comme en rue, assis à siroter un thé et à chasser les moustiques dans la chaleur des fins d’après-midi, on se rend rapidement compte que personne n’est dupe : l’accord ne connaît aucune application concrète dans le quotidien des peuples du Mali, lassés par l’ampleur de cette crise qui dure et se propage.
Pendant ce temps, à Bamako, l’agenda est positionné… ailleurs.
On pense uniquement aux élections de 2018 : « Rien à foutre de l’Azawad, m’a confié en privé le secrétaire d’un éminent responsable du gouvernement. Le nord, c’est loin ; on sait que c’est sans solution et, tant que la guerre se limite à ces territoires sans aucune importance pour notre économie… Tu sais, les vrais problèmes du sud, c’est le chômage et la jeunesse… Les vrais problèmes, pour la grande majorité des Maliens, ils ne sont pas sécuritaires ; ils sont socio-économiques… Les jeunes, c’est 65% de la population malienne ; ils n’ont pas de travail. Avec la crise, on est maintenant assis sur un vrai volcan. S’ils se fâchent pour de bon, le président pourrait bien perdre les élections… Et puis… Ne le répète pas, mais… On parle de plus en plus d’un coup d’État… Sanogo revient dans les conversations ; les gens pensent qu’il n’était pas si mal que ça… »
Un état d’esprit qui parcoure aussi l’armée malienne : rares sont les soldats maliens qui ont choisi l’armée par idéal ; la plupart n’en ont aucun et ne veulent pas donner leur vie, surtout pas pour un État qui, dans les mentalités, n’existe pas ou, du moins, qui s’arrête à la boucle du Niger. « Pourquoi mourir pour garder le nord ? » Aussi, on constate qu’à chaque attaque des rebelles, l’armée malienne se débande et laisse la place. D’où la brutalité croissante des factions rebelles, une sauvagerie qui a pour but d’effrayer de plus en plus l’armée malienne et de développer, stratégiquement, le facteur « fuite »… L’attaque du camp de Nampala est significative à ce propos : dans leur plan d’attaque, les assaillants ont misé sur le fait que les soldats maliens s’enfuiraient à coup sûr. Les assaillants ont ainsi fait croire à une offensive contre le camp, déployant quelques combattants seulement, tandis qu’ils avaient positionné le gros de leurs effectifs à plusieurs kilomètres au sud du camp. Les soldats maliens, en pleine débandade, sont tombés dans l’embuscade…. La fuite des soldats maliens a fait grand bruit au Mali, à Bamako surtout, où la presse a ridiculisé et virulemment critiqué l’armée. Ce qui a obligé le président IBK, pour calmer les tensions que l’événement a ravivées au sein des Famas, à ordonner une grande cérémonie de funérailles en l’honneur des victimes de Nampala, laquelle s’est tenue en grande pompe, au camp militaire de Ségou, le 21 juillet.
La conséquence de cette guerre civile en devenir, c’est la haine profonde de la population de la région de Bamako envers Arabes et Touaregs. Ce n’est pas nouveau, mais le phénomène s’amplifie. Il n’est pas rare, le soir, dans les bouisbouis de Bamako, le long du fleuve, après quelques bières, d’entendre des discours très durs appelant, très sérieusement, à massacrer les « traîtres » du nord.
Aucune réconciliation en vue ; cette dernière rébellion, doublée du facteur islamiste qui envenime les processus de pacification devenus illusoires, semble avoir définitivement déchiré la « nation » malienne en deux camps irréconciliables.
Après la Libye, la Syrie et l’Irak, après le Yémen, le Mali, État presque déjà failli, pourrait être le cinquième domino à tomber.