En juin 2011, il y a trois ans, j’avais participé à une mission de soutien au Belgo-Marocain Ali Aarrass, libraire à Bruxelles, accusé à tort, de toute évidence, d’association terroriste dans le cadre de l’enquête sur les attentats de Casablanca (qui avaient ébranlé le Maroc en mai 2003), puis, plus simplement, de trafic d’armes. Il avait été incarcéré par le régime marocain, après que le gouvernement espagnol avait accepté de l’extrader depuis l’enclave de Melilla, dont il était originaire et où Ali Aarrass s’était rendu pour visiter son vieux père et finalement s’établir. Une extradition qui avait eu lieu en dépit d’un dossier d’instruction vide de charges et de l’avis négatif du Comité des Droits de l’Homme de l’ONU. Abandonné à son sort par le ministère des Affaires étrangères belge, torturé à plusieurs reprises (violé au moyen d’un bâton et de bouteille en verre, frappé sur tout le corps –ses jambes étaient bleues et il a perdu l’usage d’une oreille-, sur la plante des pieds ; injections de produits chimiques corrosifs, décharges électriques sur les parties génitales ; verre cassé dans la bouche…), puis condamné au terme d’une série de parodies de procès-spectacles destinés à impressionner, Ali Aarrass est aujourd’hui encore détenu au Maroc. J’ai contacté ses avocats marocains, qui n’ont pas répondu à notre sollicitation, manifestement désintéressés par la cause, à l’instar de plusieurs responsables de l’AFD International, une ONG droits-de-l’hommienne, lesquels s’étaient un temps préoccupés du « cas Aarrass », mais nous opposent aujourd’hui de vagues considérations d’agenda et se dérobent… J’ai donc rencontré Farida, la sœur d’Ali, qui vit à Bruxelles et a accepté de faire le récit, complet et détaillé, du calvaire que vivent son frère et sa famille, pour Le Courrier du Maghreb et de l’Orient. Ali Aarrass, entre désespoir et oubli…
Le Courrier du Maghreb et de l’Orient – La première demande que je voudrais vous adresser concerne l’enfance d’Ali, son arrivée en Belgique, son adolescence… La presse belge a peu parlé de son cas, puis l’a oublié. Notre public international ne le connaît pas…
Farida AARRASS – Je vais vous raconter… Depuis le début… Nous sommes nés, mon frère et moi, à Melilla. C’est une petite enclave espagnole, au nord du Maroc. Ali avait cinq ans et moi deux ans, lorsque nous avons été placés par notre mère dans un internat tenu par des sœurs espagnoles, les Sœurs de la Charité, à Melilla. Ça s’appelait la Gota de Leche (la Goutte de Lait, en français). Ali a donc été élevé par les religieuses.
Parce que ma mère, qui était divorcée de mon père, a décidé de partir en Belgique où elle avait du travail.
Quand Ali a eu quinze ans, notre mère nous a fait venir en Belgique…
CMO – Ali est donc de nationalité marocaine ?
F. AARRASS – Oui, parce que les autorités espagnoles n’accordaient pas la nationalité aux habitants d’origine marocaine. Nous avions une carte de résidents, mais un passeport marocain.
Mais, plus tard, à sa majorité, comme on n’avait plus aucun lien avec le Maroc –nous avions été élevés en espagnol, par les sœurs, et nous ne parlions même pas l’arabe ; seulement un peu le dialecte, que nous pratiquions avec notre mère-, Ali a demandé la nationalité belge. Et il l’a obtenue rapidement, en 1989, puisqu’il vivait et travaillait en Belgique.
Il avait appris le français en Belgique, aux cours du soir, et il travaillait dans la construction : quand il a vu que notre mère travaillait beaucoup, il n’a pas voulu continuer ses études et la laisser seule gagner notre vie. En plus, ma mère avait en charge sa mère, ma grand-mère, qui vivait à Melilla, avec une autre de ses filles qui avait deux enfants et que son mari avait quittée ; elle leur envoyait donc un peu d’argent chaque mois, pour les soutenir… Ali a donc décidé de se sacrifier pour elle et pour moi et il a cherché du travail…
Il était très courageux ; c’était un bosseur ! Alors, il a été engagé sur des chantiers de construction, en région flamande. Il partait très tôt le matin, dans la nuit, en train, pour aller sur les chantiers… Il a commencé par un travail où on lui demandait d’arracher des clous des planches, pour démonter des échafaudages, à longueur de journée. Tout ça à quinze ans… Il a aussi travaillé, par exemple, à la construction du centre commercial City 2, à Bruxelles… Au temps où le Cirque Bouglione se trouvait à Bruxelles, il a réussi à avoir un boulot : c’est lui qui allait chercher la viande, dans les abattoirs, pour les tigres et les lions… il a toujours eu du travail. Après, il a travaillé dans une usine de désossement de viande de porc, pendant cinq ans. Puis il fait d’autres métiers ; il a aussi été relieur : il reliait des livres. Il acceptait tous les emplois, même mal payés.
C’est quelqu’un de très responsable, de très débrouillard… Et tout ça, avec le cœur sur la main ; parce qu’il faisait ça pour aider notre mère.
CMO – Votre mère vit toujours avec vous, en Belgique.
F. AARRASS – Oui, oui. Vous l’aviez rencontrée quand vous étiez venu à une audience du procès à Rabat, pour soutenir Ali…
CMO – Oui, en effet, je me souviens…
F. AARRASS – Pour elle, c’est très très dur de savoir son fils, qui a tant fait pour elle, dans ces conditions, là-bas… Nous avons aussi une petite sœur ; et je me rappelle, quand nous revenions de l’école, s’il était là, c’est lui qui nous préparait à manger : il ne voulait pas que notre mère travaille toute seule. Ça lui faisait mal au cœur de la voir trimer pour gagner un peu d’argent…
Et puis, comme notre mère travaillait dans une maison de retraite et n’avait qu’un week-end sur deux, c’est lui qui nous gardait le week-end ; il faisait le ménage, la lessive…
Il était devenu le pilier central de notre famille.
C’était aussi un sportif ; il faisait de la boxe, avec des amis. Il avait un très bon niveau, mais il a arrêté ; il aimait bien l’entraînement, mais pas les matchs. Il n’était pas à l’aise de devoir se donner en spectacle en frappant sur quelqu’un…
CMO – Et, plus tard, il s’est lancé dans le commerce ; il a ouvert une librairie à Bruxelles, si je ne me trompe pas…
F. AARRASS – Oui, il avait réussi à mettre un peu d’argent de côté et il a repris une librairie. Il l’a agrandi en ajoutant un rayon papeterie, puis informatique. Il n’y avait pas encore de commerce de ce type à Molenbeek-Saint-Jean, à Bruxelles ; c’est un quartier pas très riche, où il y a beaucoup de familles de l’immigration maghrébine.
Sa librairie se trouvait rue de l’École ; un nom prédestiné : ses rentrées des classes étaient extraordinaires… Comme il regrettait de ne pas avoir pu faire d’études, il encourageait les jeunes du quartier à bien travailler à l’école. Il leur donnait des conseils quand ils venaient s’approvisionner chez lui.
Et j’ai même appris plus tard, par des mères du quartier, qu’il faisait des prix très bas pour ceux qui avaient des difficultés d’argent et, parfois, il donnait gratuitement, des cahiers, des stylos, des crayons… Ce sont des femmes du quartier qui me l’ont dit, par la suite, lorsqu’elles ont appris qu’Ali avait été arrêté et torturé… Il voulait que les enfants du quartier aient le matériel nécessaire, pour ne pas qu’ils baissent les bras.
CMO – Et Ali déclarait ses activités commerciales ? Payait-il ses impôts, en bon citoyen ?
F. AARRASS – Mais bien sûr ! Il se sentait citoyen belge à part entière !
CMO – J’ai aussi appris qu’il avait même fait son service militaire en Belgique…
F. AARRASS – C’était en 1993. La dernière année du service obligatoire… Il a été appelé à se présenter et il a fait son service militaire, à Liège.
CMO – En fait, il était complètement intégré en Belgique ; et on peut même dire qu’il n’avait jamais réellement connu d’autre pays, à l’exception de l’internat des sœurs espagnoles…
F. AARRASS – Oui ! D’ailleurs, les rares fois où j’ai pu lui téléphoner dans sa prison au Maroc, il m’a parlé de la Belgique ; il me parle de la nourriture qu’il aimait, les moules surtout. Il me taquine avec ça pour essayer de me faire oublier qu’il souffre…
Un jour, j’ai pu aller le voir et il m’avait demandé de lui apporter des spéculoos et du chocolat… des gaufres… C’est dur de parler de tout ça…
CMO – Alors, en 2005, Ali se rend à Melilla. Plus précisément, même, il décide de s’y installer, avec sa famille, sa femme et sa petite fille… Pour quelle raison décide-t-il d’y retourner.
F. AARRASS – Tout simplement pour retourner auprès de notre père, qui commençait à devenir très vieux ; cela faisait des années qu’il en parlait. Il a toujours gardé une relation très profonde avec notre père. Et, Mellila, ce n’est pas le Maroc, c’est l’Espagne ; il pensait que c’était une bonne idée…
CMO – Il y avait trouvé du travail ?
F. AARRASS – Il a créé son propre travail.
D’abord, il a ouvert un petit restaurant, une sandwicherie, avec l’argent qu’il avait obtenu à la remise de sa librairie en Belgique. Mais les affaires n’étaient pas très bonnes ; l’emplacement de son commerce était trop désaxé et il n’y avait pas assez de passage. Après un an, il a dû fermer, parce qu’il n’arrivait pas joindre les deux bouts…
Il a alors repris l’entreprise de vente de matériaux de constructions de notre demi-frère. Il était gravement atteint par le diabète ; et il était devenu presqu’aveugle. Ali a donc pris la direction de ses affaires. Il conduisait des camions pour approvisionner les chantiers. Comme il avait travaillé tout jeune dans la construction, il connaissait bien le secteur.
C’était une période où il vivait un réel bonheur, avec sa femme et sa petite fille.
Jusqu’en novembre 2006 ; jusqu’au 3 novembre, quand on est venu l’arrêter…
CMO – Par les autorités espagnoles ?
F. AARRASS – Oui, par la police espagnole…
CMO – C’est là que tout bascule… Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’on lui reproche ?
F. AARRASS – D’abord, il est emmené à Madrid, dans un centre pénitencier ; et on l’accuse d’avoir participé à un trafic d’armes. On l’interroge pendant trois jours ; plusieurs juges l’interrogent et, finalement, ils déclarent qu’il n’y a aucune charge contre lui et qu’il peut être libéré sous caution.
La caution se montait à 26.000 euros ; mon père a vendu un de ses terrains pour la payer. Et mon frère devait rester à Melilla ; il ne pouvait pas quitter l’Espagne et devait se présenter chaque semaine aux autorités à Melilla.
Il a continué à travailler… Le 1er avril 2008, ils sont venus l’arrêter à nouveau, sur son lieu de travail. Et, là, c’est le cauchemar qui commence…
CMO – Ce sont toujours les Espagnols ?
F. AARRASS – Oui, et il est encore emmené à Madrid ; mais, cette fois, il est mis en isolement presque complet, 23 heures sur 24. Et, pour le peu qu’il pouvait en sortir, il nous a dit qu’il ne préférait pas… Parce que c’étaient toujours des humiliations, des brimades, des insultes…
On l’emmenait dans une petite cour où, de toute façon, il n’y avait pas de soleil ; mais, le problème, c’était quand on le ramenait en cellule : on le soumettait systématiquement à une fouille complète et très dégradante… Vous voyez… Le garde l’insultait en enfilant ses gants ; il lui disait : « Moro de mierda ! » (« Sale bougnoule ! »), « Regarde ce que tu m’obliges à devoir faire ! » Alors, il préférait ne plus aller à la cour…
CMO – Combien de temps est-il resté ainsi en isolement complet ?
F. AARRASS – Deux ans et huit mois !
CMO – Mon Dieu… Toujours à Madrid ?
F. AARRASS – Non… De Madrid, il a été emmené à Badajos. Il m’a dit que c’était le pire ! Puis ils l’ont déplacé à Algésiras. On le rapprochait petit à petit du Maroc…
De là, ils ont tenté de l’extrader au Maroc, secrètement. Mais ça n’a jamais été tiré au clair. C’était illégal et il y aurait eu une opposition de quelqu’un au centre pénitencier. On ne sait pas ce qui s’est passé exactement…
Durant tout son séjour en détention en Espagne, Ali a fait trois fois la grève de la faim. Les deux premières ont duré deux mois, mais c’est surtout quand il a appris la décision du Conseil des ministres de l’extrader au Maroc, décision du 19 novembre 2010, qu’il a arrêté de s’alimenter jusqu’au bout, jusqu’à son extradition, le 14 décembre 2010…
CMO – Pourtant, le 3 mars 2009, l’année précédente, le célèbre juge Baltasar Garzón avait prononcé un non lieu…
F. AARRASS – Oui, après une enquête qui avait commencé en 2005. Mon frère avait été mis sur écoute quand il était encore libre. Mais il n’avait rien à lui reprocher…
CMO – Sur quel motif, dès lors, vont-ils l’extrader vers le Maroc ? Il avait été question des attentats de Casablanca…
F. AARRASS – C’est une chose qui a été dite… Mais jamais mise par écrit. Ils ont aussi évoqué le « réseau Belliraj », un pseudo-réseau islamiste qui aurait voulu faire des attentats au Maroc… Puis un réseau de moudjahidin en Iran, en Algérie, qui datait de 1982. Mais, à cette époque-là, Ali vivait en Belgique et bossait comme un fou ! C’était très vague, et tout ça était dit, mais jamais écrit… C’est à croire qu’ils voulaient eux-mêmes justifier l’arrestation d’Ali en inventant des liens. Mais, finalement, il n’a plus été question que de trafic d’armes…
CMO – Alors, comment ont-ils justifié l’extradition ?
F. AARRASS – L’Espagne avait une demande d’extradition du Maroc, en vertu d’un mandat d’arrêt international. L’avocat nous avait dit qu’Ali était mis en détention provisoire, mais pour une période maximum de quarante jours…
Pendant ces quarante jours, le Maroc devait envoyer des preuves contre lui, pour obtenir l’extradition. Mais, les preuves, on ne les a jamais vues. Le Maroc a dit qu’il y en avait, sans les fournir, et l’Espagne a accepté l’extradition.
CMO – L’extradition a lieu alors qu’aucune preuve concrète n’est fournie et, en outre, alors que le Comité des Droits de l’Homme de l’ONU a remis un avis négatif…
F. AARRASS – Tout à fait : le Haut Commissariat de l’ONU avait demandé de suspendre l’extradition, par crainte de mauvais traitements et de tortures.
Mais le Conseil des ministres espagnol s’est satisfait d’un compromis avec le Maroc, qui disait que le Maroc s’engageait à ce qu’Ali ne soit ni condamné à mort, ni a perpétuité. Mais l’Espagne ne s’est pas inquiétée d’en savoir plus sur les risques de torture.
CMO – Et les autorités belges, dans tout cela ?
F. AARRASS – La Belgique n’est intervenue à aucun moment ! Ce qui facilitait la tâche à l’Espagne, de savoir que la Belgique ne s’intéressait pas du tout au sort de son ressortissant.
Donc, les autorités espagnoles ont eu toutes les facilités pour livrer Ali à ses tortionnaires…
Pourtant, Ali n’a jamais cessé de réclamer l’assistance consulaire à son pays. Comme je vous ai dit, pour lui, c’était atroce, parce qu’il se sentait citoyen belge à part entière !
CMO – Quelle a été l’attitude des différents ministres belges des Affaires étrangères ? Vous les avez interpellés…
F. AARRASS – Le je-m’en-foutisme total ! Reynders, c’était vraiment le je-m’en-foutisme total ! Vanackere, avant lui, avait été pareil !
Lui, on l’avait interpellé lors d’une conférence dans laquelle on avait réussi à s’introduire… Parce qu’on n’avait pas été invités… C’était juste après l’extradition, au moment où mon frère avait disparu. On ne savait pas où il était ; il était en train de se faire torturer. C’était au mois de décembre 2010… Nous, nous avons appris l’extradition d’Ali par la presse espagnole : nous étions au parlement belge, avec quelques députés qui défendaient les Droits de l’Homme et voulaient nous aider, aussi avec Montserrat Carreras, d’Amnesty International… Donc, on était en train de chercher des solutions pour éviter l’extradition, mais elle avait déjà eu lieu, la veille, le 14 décembre, sans qu’on le sache.
Le ministre, lui, il s’en foutait.
CMO – Ali disparaît…
F. AARRASS – Oui. Il se faisait torturer, d’abord dans le centre de Temara, bien connu au Maroc…
Puis, ils l’ont emmené à Nador, près de Melilla. Chez notre tante. C’est la seule adresse qu’Ali connaissait au Maroc. Il s’en est beaucoup voulu de la leur avoir donnée. Mais il avait été tellement torturé que, pour que ça s’arrête, il donné cette adresse.
Ils sont arrivés un matin chez notre tante, avec Ali. Et ils ont tout fouillé ; puis ils ont commencé à creuser partout dans la propriété. Mais ils n’ont rien trouvé.
Heureusement, il y avait un journaliste marocain sur place, qui a suivi l’affaire toute la journée ; et il a même voulu témoigner, par la suite, pour confirmer que la police n’avait rien trouvé.
Après les fouilles, ils ont amené Ali dans les bois, plus loin que la maison. Et ils l’ont complètement déshabillé. Puis ils l’ont attaché à un arbre et ils l’ont frappé partout sur le corps, avec des bâtons. Et Ali m’a raconté que, après ça, ils ont tiré des coups de feu autour de lui, en simulant une exécution, en disant qu’ils allaient le tuer…
A la fin, ils l’ont emmené dans un commissariat dans le rif [la campagne], où ils l’ont encore tabassé. Puis ils l’ont ramené au centre de torture de Temara ; et, là, ils ont recommencé… pendant douze jours et douze nuits…
CMO – Si c’est trop pénible pour vous, je passerai à une autre question… Êtes-vous en mesure de me décrire les tortures qu’il a subies ?
F. AARRASS – Je peux vous les dire… J’ai appris à apprivoiser mes sentiments et mes angoisses par rapport à ça…
Ali m’a expliqué qu’il avait été pendu pendant des heures, par les poignets. Ça fait déjà très très mal, mais, en plus, ils le frappaient. Ali m’a dit qu’ils étaient seize autour de lui, à le frapper comme des fous.
Ils le frappaient aussi sur les pieds. Ils l’ont aussi écartelé en le tirant par les bras et les jambes, comme s’ils voulaient le démembrer.
Ils ont simulé des noyades, de manière répétitive : chaque fois qu’il perdait connaissance, on le réanimait pour remettre ça. Et ils lui ont injecté des produits qui lui donnaient l’impression de devenir fou… On ne sait pas de quoi il s’est agi…
C’étaient des personnes avec des blouses blanches. C’étaient des médecins ou des infirmiers, qui savaient bien comment trouver les veines pour faire les injections…
On l’a violé avec des bouteilles en verre… On lui a placé des pinces en métal sur les parties intimes, pour lui envoyer des décharges électriques…
On l’a aussi brûlé avec des cigarettes.
L’électricité, aussi, aux oreilles : ils ont placé les pinces sur les lobes des oreilles. On le frappait tellement au niveau du visage qu’il a perdu l’audition d’une oreille ; elle a dégagé beaucoup de pus, pendant assez longtemps, et il n’entend plus de cette oreille-là…
On lui a cassé du verre dans la bouche. Il a perdu cinq dents, qui se sont déchaussées et sont tombées par la suite…
On l’a menacé de mort, en lui posant une arme sur la tempe. On l’a aussi menacé d’amener sa petite fille et de la violer devant lui… Voilà, c’est…
Voilà…
CMO – Suivront des procès… Sous la torture, Ali a signé des « aveux »…
F. AARRASS – Les procès, c’était l’horreur. Le Maroc n’avait aucune charge contre Ali. Alors, tout ce qu’ils vont utiliser, ce sont ces soi-disant « aveux », qu’il a paraphé sous la torture. En fait, il ne savait même pas ce qu’il « avouait » ; lui, il n’a rien « avoué » : on lui a fait signer un bout de papier tout écrit en arabe.
Et, comme il ne sait pas l’arabe, il ne savait pas ce qu’il paraphait. D’ailleurs, il n’était plus en état de comprendre ce qui se passait…
J’insiste, quand je dis « parapher » : il n’a pas signé ; peut-être parce qu’il n’était pas en état de le faire, comme on l’avait beaucoup frappé sur les mains, je ne sais pas… Mais il a seulement apposé un paraphe. Ce sont les autorités marocaines qui ont ensuite ajouté sa signature ; En arabe. Mais Ali ne sait pas écrire en arabe…
Quand il a été un peu rétabli, il a tout de suite porté plainte ; il a dénoncé la torture. Il a déposé plainte devant plusieurs instances marocaines, cinq au total, dont le ministère de la Justice. Mais aucune suite n’a été donnée : les juges n’avaient rien d’autre que ces « aveux » pour le condamner ; et ils ont écarté tous les éléments qui plaidaient en faveur d’Ali, comme le témoignage que le journaliste a voulu déposer, que, lors de la fouille dans la maison de notre tante (où ils espéraient trouver des armes), ils n’avaient rien trouvé… Mais il a été écarté…
Il y avait aussi des vices de procédure ; à commencer par la non-signature des « aveux ». Mais les juges les ont tous écarté et n’ont conservé que les documents « signés » sous la torture.
Il n’y a pas de justice, là-bas…
Enfin, vous avez assisté à plusieurs audiences ; vous avez vu comment ça s’est passé… Vous vous rappelez, lors de la dernière séance, celle qui a précédé le verdict : les juges ont demandé à tout le monde, les avocats et la famille aussi, de quitter la salle, en disant qu’on nous enverrait chercher pour entendre le verdict. Mais, en notre absence, ils ont fait ramener Ali et ils l’ont condamné.
CMO – Je m’en souviens très bien, en effet ; les avocats marocains et la délégation d’avocats belges, venus soutenir Ali, étaient scandalisés…
F. AARRASS – Ils l’ont condamné à quinze ans…
CMO – Et les avocats marocains, qu’ont-ils pu faire ?
F. AARRASS – Vous savez, il y a deux types d’avocats. Il y a ceux qui sont alléchés par les sous : un Belge dans cette situation-là, c’est alléchant… Et, ça, c’est terrible. Ils ne voient que ça, une opportunité de se faire de l’argent.
Puis il y a les autres, comme Maître D. [ndlr : pour raison de sécurité, nous ne diffusons pas le nom de la personne], qui est très honnête et très engagé. Mais ils sont très limités. L’honnêteté ne suffit pas ; il faut aussi beaucoup de courage et c’est très difficile dans un tel pays… Ils ont très peur. Ils ne le disent pas, mais je le ressens très bien ; ils n’osent pas s’opposer aux magistrats ou aux autorités de la prison…
L’année dernière, en 2013, Ali a commencé une grève de la faim, parce qu’on lui avait enlevé tous ses droits : il ne pouvait plus recevoir de courrier, plus recevoir d’appel, plus rien. C’est parce que le directeur de la prison est entré dans un conflit personnel avec lui, après qu’on lui avait envoyé la médaille du marathon de Bruxelles. Ses amis avaient couru pour lui et ils lui ont envoyé la médaille qu’ils avaient gagnée. Ali la portait autour du cou, avec le ruban, les couleurs du drapeau belge ; il voulait rappeler qu’il est belge… Le directeur la lui a faite enlever et il l’a mis en isolement.
J’ai demandé à notre avocat d’aller voir Ali. Il est revenue en me disant de ne pas m’inquiéter, qu’Ali mangeait en cachette et qu’il allait bien… Mais c’était faux ! On a pu le revoir quelques mois après : il avait perdu beaucoup de poids ; il avait même commencé une grève de la soif. Mais les autorités, au Maroc, elles se moquent des grèves de la faim… Ce n’est pas comme chez nous. Alors, Ali m’a dit : « J’ai dû recommencer à manger ; mon but, ce n’était pas de me tuer, c’était de protester, parce qu’ils m’avaient tout pris, il ne me restait plus rien du tout. »
L’avocat nous a menti. Il s’est mis d’accord avec le directeur de la prison. De la part de son propre avocat, ce n’est quand même pas normal !
En appel, ça a été immonde : il y avait cinq juges ; ils souriaient en se regardant, en se moquant des avocats pendant qu’ils plaidaient ; et ils faisaient semblant de s’endormir…
Puis au terme de tout ça, ils l’ont recondamné, à douze ans ; donc, ils ont réduit la peine de trois ans, mais la décision était prise à l’avance. C’est un vrai simulacre de justice.
CMO – Quel a été leur but ? Pourquoi ont-ils fait tout cela ?
F. AARRASS – De tout ce que j’ai appris, je conclus que, le pouvoir au Maroc, c’est un système qui est très lié.
La magistrature comme le reste est liée au système… Quand mon frère était torturé, il y avait une personne qui lui posait des questions. C’est après qu’Ali a appris que c’était un juge d’instruction ! Ali, pendant l’interrogatoire, il pensait que c’était le chef des tortionnaires. Jamais le juge ne s’est inquiété de ce que l’on faisait à mon frère !
Comme Ali n’arrivait plus à parler, le juge a postposé l’audition, au 18 janvier. Le temps qu’Ali aille mieux. Quand il l’a revu, Ali lui a dit : « Mais vous avez vu les tortures… Ce n’est pas normal ! » Et le juge lui a répondu qu’il avait signé des « aveux » et que c’était trop tard…
Vous comprenez : tout ça, c’est la routine pour eux. C’est habituel. Ça fonctionne tellement bien entre eux et tous y trouvent leur intérêt, que personne ne remet ça en question.
CMO – Ce « système » que vous évoquez, cela fait partie de ce qu’au Maroc on appelle le « Makhzen », tout un appareil qui tourne autour de la monarchie et s’étend dans tous les corps de l’État… Mais pourquoi le système voudrait-il impliquer Ali ?
F. AARRASS – On ne sait pas… Je crois que c’est une erreur de parcours… Ils sont probablement beaucoup dans le même cas, mais on l’ignore. Ali, on en a parlé parce qu’il est belge.
Une longue enquête avait été réalisée en Espagne ; on n’a rien trouvé contre lui. Le Maroc n’a rien pu prouver non plus avant l’extradition. Puis, il est extradé, on le torture pendant douze jours et, tout à coup, on a des preuves ! Enfin, ses prétendus « aveux » ; parce que c’est tout ce que les juges ont produit…
Je pense que le Maroc a dû réaliser, à ce stade, qu’ils ont commis une erreur. Mais, l’admettre, c’est autre chose… Après la torture, en plus…
Mais ils agissent comme ça avec beaucoup d’autres. Ali m’a parlé de beaucoup d’autres détenus, qui sont dans les mêmes conditions que lui. Il m’a parlé du cas d’un homme qu’on a aussi amené au centre de Temara, où il a été torturé : ils recherchaient un homme célibataire ; quand ils se sont rendu compte que celui-là était marié, avec un enfant, qu’il n’avait jamais quitté son village, ils ont compris l’erreur. Mais, comme il a été torturé, jugé, condamné à perpétuité, ils n’admettent pas l’erreur et ils le gardent en détention… Mettez-vous à la place de cet homme ! C’est horrible !
Ça paraît irréel, tellement c’est monstrueux. Et pourtant, tout cela est bien réel.
C’est un système que je ne connaissais pas, mais j’ai dû m’y intéresser. Une des personnes que j’ai rencontrées au Maroc m’a expliqué : « Ici, c’est le roi au-dessus de tout. Il est entouré des services secrets, qui alimentent cette peur d’attentats et de menace sur la monarchie, parce qu’ils vivent très bien de cela ; et –crois-moi-, ils ne vont pas s’en défaire. »
Et ça marche bien : quand on voit comment dans le monde entier on renforce les lois antiterroristes, le Maroc a beau jeu. Il sous-traite même…
CMO – À ce stade, où en est-on dans la procédure concernant le sort d’Ali ?
F. AARRASS – Il y a encore la cour de cassation, mais ce sera la même parodie de justice que dans les autres cours. En plus, pour le moment, ils reportent sans cesse l’audience. Parce que, une fois les recours nationaux épuisés, on pourrait demander le transfert d’Ali dans une prison belge. Mais, ça, ils ne veulent pas…
En fait, comme ils nagent dans cette impunité et ont l’habitude de pouvoir faire tout ce qu’ils veulent…
Et, du côté belge, les autorités continuent à ne rien faire. C’est pire, même ! Nous avons porté plainte contre le ministre des Affaires étrangères, Didier Reynders, pour non-assistance consulaire à personne en danger. Et nous avons gagné le procès ! Le jugement a été rendu le 3 février dernier…
Mais le ministre ne fait rien… Il a fait appel. L’audience devait avoir lieu le 26 mai, il y a quelques jours, mais il y a eu une alerte à la bombe au palais de justice, et l’audience a été reportée au 27 juin, ce mois-ci donc.
Pourtant, la juge avait déclaré que le jugement était exécutoire immédiatement. Quand on s’est retourné vers le ministère, ils nous ont répondu : « Oui, mais vous ne nous avez pas adressé le jugement par voie d’huissier… » J’ai demandé à notre avocat de le faire immédiatement. Mais ça n’a rien changé…
En fait, si : maintenant, le ministère est obligé de lui donner une assistance consulaire. Mais ils se retranchent derrière un mot du jugement, « communication »… En fait, ils disent qu’Ali a seulement droit à pouvoir communiquer avec le consul.
Et vous savez ce qu’ils ont fait ?! Ils ont remis le numéro de téléphone du consul de Belgique au directeur de la prison, en demandant qu’on le transmette à Ali, pour qu’il puisse appeler !
C’est affreux, cette mauvaise foi, car je suis certaine que si la Belgique faisait un tout petit quelque chose, le Maroc cèderait à sa demande… Mais il y a une forme de racisme institutionnel, parce qu’Ali est d’origine maghrébine…
Heureusement, les avocats belges qui nous soutiennent font un boulot énorme.
Notre plainte auprès de Comité de l’ONU contre la torture [Committee Against Torture – CAT] vient de recevoir une réponse : le CAT a déclaré que toutes les conventions sur les Droits de l’Homme ont été violées, dans le cas d’Ali.
Il y avait Juan Méndez, qui avait rendu visite à Ali en septembre 2012 : il s’était fait accompagner d’un médecin indépendant, qui avait constaté la torture et avait fait un rapport médical. Le rapport avait été envoyé aux autorités marocaines et, comme elles faisaient la sourde-oreille, le rapport avait été rendu public au mois de juin 2013. Et une mission de l’ONU a revu Ali en décembre 2013… Ali leur parlé de ce qu’il avait subi à Temara, mais il n’a pas pu être très long, parce que, devant la pièce où il se trouvait, il a reconnu ses tortionnaires, dans le couloir, et il a eu peur de parler devant eux. Mais il avait pu dessiner en cachette les tortures qu’il avait subies et il a donné les dessins aux représentants de l’ONU…
C’est très dangereux, la prison, au Maroc : régulièrement, quand un détenu essaie de dénoncer les tortures qu’il subit, un groupe de policiers spéciaux surgit et c’est le passage à tabac… On ne sait pas de qui dépend ce groupe… Pas de la direction de la prison, apparemment.
CMO – C’est effarant, quand on sait que le Maroc s’apprête à occuper la présidence du Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies… Juan Méndez était d’ailleurs au Maroc, tout récemment, pour y faire un bilan de la situation : il en est revenu « sous le choc », a-t-il dit… Comment la famille d’Ali vit-elle tout cela ?
F. AARRASS – Amina a neuf ans, maintenant. Elle vit chez notre père, à Melilla. Ali ne l’a plus revue depuis le début de sa détention. Sa femme prend parfois le risque de passer la frontière pour voir Ali, mais il n’a jamais voulu que sa fille vienne le voir, parce, comme ils avaient menacé de la violer devant lui…
CMO – Quand Ali pourra-t-il sortir de prison ?
F. AARRASS – Du côté de la justice, je n’ai plus d’espoir. Même les autorités belges, elles n’interviendront pas… C’est seulement la pression de l’opinion publique qui pourrait peut-être faire bouger quelque chose.
Mais… Peut-être une grâce royale. Au début, Ali n’en voulait pas. Parce que cela voudrait dire qu’il reconnaitrait être coupable de quelque chose. Mais je lui ai dit : « Ne sois pas fou ! ». On s’en moque de la manière, pourvu qu’ils le libèrent !
Ali est d’accord, aujourd’hui, mais ils savent qu’il ne se tairait pas s’il sortait ; il n’arrête pas de me dire : « Ce ne sont pas des êtres humains ! Ce ne sont pas des êtres humains ! »
Mais ce n’est même pas d’actualité, en ce moment. Ali s’est mis dans la tête que rien ne se passera ; il refuse d’espérer, pour ne plus souffrir… Il essaie d’être patient. Mais ce sont déjà six ans de vie gâchée… Et pas n’importe quoi : la torture… et la peur tout le temps, sans fin.
Si rien ne bouge, Ali sortira… en 2020.
2 Comments
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Et cette histoire elle me fait tellement mal au cœur j’espère qu’Allah lui facilite de la bas , et qu’il sorte Au plus vite pour recommencer une’ nouvelle vie !!