Ou comment le Makhzen, le « système » du pouvoir au Maroc, joue sur les divisions idéologiques tant de la Gauche radicale que de celles des Islamistes pro ou anti-Makhzen. Plongée dans les dans les arcanes et les échevaux confondus du jeu politique marocain…
Le vendredi 25 avril 2014, l’étudiant Abderrahime Hassnaoui, militant du Parti de la Justice et du développement (PJD), mouvement islamiste proche du pouvoir marocain et qui a pris la tête de l’actuelle coalition gouvernementale au Maroc, décèdait à l’hôpital universitaire de Fès.
Le jeune homme a succombé à ses blessures, provoquées par des coups de sabres. Selon un communiqué de l’Organisation du Renouveau estudiantin du Maroc (OREMA), à laquelle appartenait la victime, « les étudiants de la faculté des sciences de Fès ont été surpris le matin du 24 avril par une attaque terroriste armée et méthodiquement menée par des éléments basistes blessant ainsi seize étudiants et étudiantes ».
Ce jour là, l’OREMA s’apprêtait à organiser une conférence sur le thème du dialogue entre Gauche et Islamistes, à la Faculté de Dar El Mehraz de Fès : La gauche, les Islamistes et la démocratie. Une rencontre qui devait être animée par des universitaires socialistes, tels Hassan Tarik et Ahmed Moufid, membres de l’Union socialiste des Forces populaire (USFP), et Abdelali Hamidine, membre du Secrétariat général du PJD.
Selon Abdelali Hamidine, « l’acte criminel a été précédé de plusieurs mises en garde. Mais, malgré l’annulation de l’activité programmée par l’OREMA, les assassins étaient déterminés à exécuter leur plan, qui est une menace en soi et qui risque d’être mis à exécution contre d’autres personnes à n’importe quel moment ».
Dans une tribune intitulée Vous ne nous terroriserez pas, Abdelali Hamidine pointe du doigt une faction marxiste-léniniste, concurrente de l’OREMA au sein de l’Union nationale des Étudiants du Maroc (UNEM), connue sous le nom de « Voie démocratique basiste, Programme transitoire » (VDBPT – qui ne doit pas être confondue avec le parti Voie démocratique, le PVD, lui aussi d’obédience marxiste-léniniste, un parti actuellement dirigé par Mustapha Brahma et le principal soutien du mouvement du 20 février).
Depuis sa constitution en 1979, la VDBPT revendique son autonomie par rapport à l’ensemble des organisations politiques marocaines. Mais, dans les faits, elle s’inscrit dans le prolongement du Front unifié des Étudiants progressistes (FUEP), formé en 1972, et revendique une approche marxiste-léniniste comme ligne politique.
Vingt quatre heures avant l’événement tragique, la VDBPT avait publié un communiqué dans lequel elle dénonçait la venue d’Abdelali Hamidine à l’université de Fès. Abdelali Hamidine y était accusé de vouloir « souiller la mémoire de Benaissa Ait Ljid », un étudiant basiste décédé dans les années 90, lors d’affrontements entre factions estudiantines à Fès.
Mêlé à cette affaire, Abdelali Hamidine avait été condamné à deux années de prison, avant d’être réhabilité par l’Instance Équité et Réconciliation (IER) ; il touchera aussi un dédommagement pour les années passées en prison.
Mais, pour les proches de Benaissa Ait Ljid, Abdelali Hamidine est coupable ; et il doit être rejugé.
Ces derniers sont soutenus dans leur action par le Parti Authenticité et Modernité (PAM) et revendiquent la réouverture d’une enquête judiciaire, accusant le membre du secrétariat général du PJD d’être l’auteur d’un crime resté impuni.
Lors d’une conférence organisée le dimanche 5 mai à Meknès par le PAM, intitulée « Pour une université sans violence, ni extrémisme », la parole a été donnée au représentant du Collectif Ait Ljid, qui cette fois clamé la responsabilité morale d’Abdelali Hamidine dans le meurtre de l’étudiant Abderrahime Hassnaoui.
Selon le collectif, « en s’entêtant à participer à cette conférence », ce responsable du PJD « a exacerbé les tensions entre les factions estudiantines de l’université de Fès ».
Le jour du drame, toutefois, c’est la VDBPT qui a été pointée du doigt.
Elle a réagi et publié un communiqué dans lequel elle a démenti toute implication dans ce meurtre, accusant « le régime et ses éléments obscurantistes (en l’occurrence, les membres de l’OREMA) d’avoir fomenté cet événement dans le but d’éradiquer le Programme transitoire de la scène estudiantine. Dans ce même communiqué, l’organisation révolutionnaire s’en est prise également au PVD, lui reprochant d’avoir participé le 6 avril dernier à une autre table ronde, à Rabat, qui avait aussi pour thème le dialogue entre Gauche et Islamistes.
Selon la VDBPT, le rapprochement entre la Gauche et les Islamistes ressemble à « un mariage catholique supervisé et planifié par le régime, afin de combattre le mouvement estudiantin, ses dirigeants politiques et l’orientation révolutionnaire choisie par le peuple marocain ».
La dimension éminemment politique de cette affaire, de ses causes et de ses effets s’éclaircit davantage à l’écoute des sentiments d’affection et de sympathie exprimés par certains membres influents du PAM à l’égard de la plus violente faction estudiantine au sein des universités marocaines : dans un entretien vidéo réalisé par le journaliste Rachid Belghiti en février 2013, on pouvait entendre Ilyass Omari, le Secrétaire général adjoint du PAM, vanter ses années de fac passées au sein de la VDBPT.
Ilyass Omari est ainsi accusé par plusieurs leaders islamistes d’exploiter son réseau de relations avec les services de sécurité du pays pour régler ses comptes avec ses adversaires politiques. À titre d’illustration, les affaires Beliraj et Jamaâ Moâtassim [ndlr : leaders islamistes arrêtés et incarcérés par le régime].
Cependant, il apparaît qu’Ilyass Omari n’est que la partie émergée de l’iceberg : d’autres forces politiques, au Maroc, s’opposent à tout dialogue ou rapprochement entre la Gauche et les Islamistes anti-Makhzen. Y compris le PJD, qui constitue aujourd’hui un socle fondamental de la politique makhzanienne.
Le seul dialogue entre la Gauche et les Islamistes qui soit toléré est celui auquel participent les Islamistes pro-makhzen, dans la ligne du PJD : ce dialogue ne gêne pas le pouvoir, car il permet au régime, défaillant, de se pérenniser. Le Makhzen en a besoin et l’encourage même, pour continuer d’exister.
C’est ainsi que la coalition gouvernementale actuelle réunit le PJD et le Parti du Progrès et du Socialisme (PPS), sous l’égide bienveillante des gardiens du temple.
En revanche, un dialogue qui tenterait de rassembler des mouvements d’opposition, jusqu’à présent maintenus à l’écart du pouvoir, comme les islamistes d’Al Adl Wal Ihssane, le Parti Al Oumma (PO), le Parti socialiste unifié (PSU) ou encore le PVD, ne saurait être admis par les défenseurs du statu quo.
Une alliance entre ces forces, qui unifierait la Gauche et les Islamistes anti-Makhzen, constituerait une réelle menace politique pour le régime, car ce dernier ne pourrait jamais satisfaire les revendications de ces mouvements en termes de démocratisation effective des institutions, de contrôle de l’action de la police, de l’armée et de la politique étrangère par les représentants de la nation ; et de démantèlement de l’économie rentière, qui produit chaque année des milliers de chômeurs et génère de plus en plus de misère sociale.
Selon Abdelali Hamidine, « la partie qui a planifié ce crime (l’assassinat de l’étudiant Abderrahime Hassnaoui) n’avait pas pour seul objectif de torpiller la conférence, mais voulait en découdre avec toute idée de dialogue entre Gauche et Islamistes. Le Programme transitoire a été manipulé, a-t-il ajouté, pour exécuter le crime, avant qu’une large campagne médiatique calomnieuse soit orchestrée contre les professeurs qui allaient animer cette conférence. »
Peut-être cette assertion est-elle partiellement vraie…
En effet, si le dialogue entre le PJD, pro-Makhzen, et une quelconque formation de gauche, tous deux parties du « système », ne constituait pas une menace en soi pour ce dernier, en revanche, le fait que ce dialogue avait lieu « ailleurs » risquait, à l’instar de l’expérience tunisienne, de déboucher sur un véritable projet de société démocratique, rompant définitivement avec les différentes formes d’injustices consubstantielles au régime marocain.