ÉGYPTE – Paris : sympathie et froideur… L’Égypte divisée

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J’ai eu l’idée de cette tribune à la suite d’une réponse que m’a faite un ami cairote à une question que je lui avais posée par hasard. La question portait sur l’empathie dont il avait fait preuve à l’égard des victimes des attentats de Paris, qui ont eu lieu au mois du novembre, et de leur famille.

C’est un ami adepte du courant politique libéral et, par ailleurs, pro-régime, favorable à la dictature d’al-Sissi, issue du coup d’État du 3 juillet 2013.

Sa réponse m’avait profondément choqué, car il n’avait aucune sympathie ni empathie avec les victimes de ces événements. Je lui ai posé, tout de suite, une seconde question, pour savoir s’il condamnait ces événements… ou pas. Sa réponse était affirmative : oui, bien sûr, il condamnait ces actes.

Ces deux mêmes questions, je les ai posées à un autre ami, qui appartient quant à lui à un autre mouvement, d’idéologie dite « islamiste ».

Ce dernier avait condamné sans aucune hésitation et sincèrement ces actes « barbares », comme il les avait qualifiés. C’est vrai, d’ailleurs, qu’il a montré sa sympathie et de l’empathie avec les victimes de ces événements ; mais il l’avait fait sans réel enthousiasme…

Chacune de ces deux personnes, l’une libérale et, l’autre, islamiste, avait ses propres arguments pour justifier sa réaction par rapport aux attentats de Paris et sa sympathie (ou non) pour les victimes. C’est la similarité de leur attitude et la diversité de leurs arguments qui m’ont motivé à me lancer dans une enquête plus large sur la réaction des Égyptiens sur ce qui s’est passé à Paris au mois de novembre dernier.

Mais, avant d’aller plus loin, il faut mettre en avant le fait que la société égyptienne se trouve aujourd’hui, plus de deux ans après le coup d’État militaire, réellement et profondément déchirée en deux camps.

Le premier rassemble la coalition de ceux que l’on a l’habitude d’appeler « les islamistes » ou « les croyants de l’Islam politique » avec, en tête, les Frères musulmans (et certains partis de tendances salafiste), un large spectre de la société, resté fidèle à la révolution du 25 janvier 2011 et à la voie démocratique qui avait culminé, en juin 2012, par la première élection présidentielle libre dans l’histoire de l’Égypte. On y trouve aussi un petit nombre de gens qualifiés de « libéraux ». C’est le camp qui soutient la légitimé de la révolution du 25 janvier et du président Mohamed Morsi.

Le second camp rassemble les militaires, en majorité, des militaires qui sont encore en service ou ceux qui sont à la retraite, et leurs familles, puis les agents de police, les membres des institutions judicaires, les fonctionnaires de l’État profond dominé par l’armée depuis Gamal Abdel Nasser et jusqu’à l’avant-dernière dictature, celle de la junte militaire et de Moubarak. On y trouve également bon nombre des Chrétiens d’Égypte, principalement un très large segment de la minorité copte. C’est le camp qui soutient la dictature d’al-Sissi, à des degrés différents.

Il est bien difficile de fournir des statistiques ou des pourcentages sur le nombre de citoyens égyptiens partisans d’un camp ou de l’autre. Mais on peut constater plusieurs départs du camp d’al-Sissi, depuis que ses véritables intentions se sont affirmées, avec, par exemple, le départ de Mohamed El-Baradei, suite aux massacres d’al-Nahda, à Gizeh, et de Rabaa al-Adawiya, à Nasr City, en août 2013, ou du jeune scientifique de NASA, Essam Hadji, et la liste est longue… Mais les personnalités qui abandonnent le camp d’al-Sissi ne se rallient pas nécessairement à l’autre camp.

Revenons à notre point de départ… Les réactions d’Égyptiens des deux camps concernant les attaques terroristes de Paris… Condamnation, sympathie, empathie, antipathie, froideur ? Justifications et arguments…

Interrogeons d’abord le camp des partisans du président démocratiquement élu Mohamed Morsi… Comme je l’ai mentionné plus haut, les membres de la confrérie des Frères musulmans y sont les plus nombreux. Il est toujours très difficile de connaitre le nombre des membres de ce mouvement encore actifs. Mais, si l’on considère le résultat du premier tour des élections présidentielles de 2012, soit, environ, un an et demi après la révolution du 25 janvier 2011, des élections qui se sont déroulées dans un climat de liberté totale, le candidat de la confrérie, Mohamed Morsi, on peut prendre en compte le fait que, au second tour, ce dernier a été crédité de 5 millions de voix.

La confrérie reste soutenue par nombre de cadres issus de la classe intellectuelle égyptienne, médecins, architectes, ingénieurs, enseignants, professeurs d’université, des hommes d’affaires aussi. Parmi ces personnes, plusieurs dizaines de milliers ont reçu une éducation à l’étranger, en Occident, et ont gardé des contacts proches avec les sociétés occidentales avec lesquelles elles partagent la majorité des valeurs universelles, qui sont aussi celle des Frères musulmans, la liberté, les Droits de l’Homme, l’égalité, la liberté d’expression… que l’Europe entend respecter et protéger.

Aussi ces gens-là sont-il peut-être les plus choqués par la trahison de l’Europe, de la France en particulier, qui a renoncé à défendre ces valeurs universelles quand elle a accepté, comme d’autres gouvernements européens, de valider le coup d’État milliaire en Égypte et d’adouber le dictateur al-Sissi… par la trahison de l’Europe qui a accepté de fermer les yeux sur les massacres les plus sanglants de l’histoire de l’Égypte moderne… par la décision de François Hollande qui a donné la priorité à la vente au Caire des Rafales et des deux navires de guerre Mistral et n’a pas dit un mot sur la violation quotidienne des Droits de l’Homme depuis que les militaires ont renversé la démocratie naissante… par Angela Merkel, qui a choisi de recevoir le leader du coup d’État, al-Sissi, malgré les critiques sans équivoque du président du Bundestag, Norbert Lammert, qui, lui, a eu le courage de refuser de recevoir le dictateur -Merkel avait préféré la conclusion d’un important contrat pour Siemens avec l’Égypte, un contrat de plus de 6 milliards d’euros… par David Cameron, premier ministre du Royaume-Uni, « la forteresse de la démocratie » comme on l’appelle souvent en Égypte, qui, en recevant lui aussi al-Sissi, a cherché, à l’instar de son prédécesseur, Anthony Blair, de se ménager un avenir aux Emirats arabes unis… Cette reconnaissance de la dictature par les démocraties européennes a sonné le glas des Droits de l’Homme en Égypte et a montré le vrai visage de l’Occident, pour qui, en fin de compte, la liberté vient toujours après les intérêts économiques et politiques.

Les adeptes de ce camp condamnent sans ambiguïté les actes terroristes, en se référant à leurs propres valeurs religieuses, islamiques. Mais ils n’ont pas d’enthousiasme à faire preuve d’une sympathie inconditionnelle envers les victimes occidentales, parce que les Occidentaux n’ont quant à eux fait preuve d’aucune empathie à l’égard des victimes des massacres perpétrés en Égypte par la dictature que soutiennent Paris, Berlin, Londres…

De plus, les partisans de ce camp-là font bien la différence entre la sympathie avec les victimes et les actes terroristes eux-mêmes. Peut-être est-il difficile, pour certains, de comprendre cette subtilité, mais, dans l’idéologie de l’Islam (ou ce qu’on appelle l’intention d’al-Sharia), la vie d’un être humain est ce qu’il y a de plus cher au monde, et sauver cette vie est parmi les premières priorités d’un Musulman.

D’autres personnes adeptes de ce camp, parmi les membres de la confrérie des Frères musulmans également, aussi issues des élites de la société égyptienne, ont fermement condamné les actes terroristes de Paris, mais refusent cependant de croire au caractère « universel » des valeurs du monde occidental. Car ces valeurs, pour eux, sont à géométrie variable, prises en compte selon « la tête du client »… La vie et l’âme de victimes de tous les jours dans les rues du Caire, dans les postes de police, dans le désert du Sinaï… sont moins chères que les victimes de Paris.

Ils se rassemblent alors autour des valeurs intrinsèques à l’Islam, réellement universelles, c’est-à-dire qui, par définition (telles que conçues dans l’islam), s’appliquent quelles que soient la nationalité et les croyances des victimes. Ils se réfèrent aux préceptes énoncés par l’un des principaux idéologues de la confrérie, Sayed Quttb, mort pendu dans une prison sous Nasser.

Sayed Quttb a attiré l’attention de ses disciples sur la similarité qui existe entre les valeurs « universelles » européennes et celles de l’Islam. Mais il a insisté sur l’authenticité absolue des valeurs de l’Islam, car dictées par le Dieu créateur.

Les discours guerriers, qui furent prononcés par certains leaders du monde occidental après les attentats de Paris, ont eu un effet négatif sur les esprits du camp de la démocratie en Égypte, sur le degré de sympathie envers les victimes et leurs familles. La France, au lendemain des attentats, a bombardé ce qu’elle les a appelé « les bases des terroristes en Syrie ». Mais la France n’a jamais rien entrepris pour aider le peuple syrien bombardé jour et nuit par l’armée de Bashar al-Assad… et peut-être avec des armes fabriquées en Occident.

Les partisans du camp de la légitimité démocratique en Égypte, outre les Frères musulmans, sont fermes dans leur condamnation des actes de Daesh, mais ils se demandent dans quelle mesure la guerre de l’Occident contre l’État islamique justifiera une nouvelle colonisation de la région…

La plus petite fraction e ce camp, ce sont les libéraux, qui se retrouvent aujourd’hui dans une position vraiment inconfortable… Ils avaient adopté les valeurs universelles du monde occidental, avec encore plus de fidélité et de verve que certains Occidentaux. Comment peuvent-ils désormais composer avec cette politique européenne des deux-poids-et-deux-mesures ?

Comment peuvent-ils comprendre la cooptation de l’Égypte d’al-Sissi à la tête du Comité de lutte contre le terrorisme du Conseil de sécurité, en ce mois de décembre 2015, sinon comme le refus par le monde occidental d’accorder à l’Égypte le bénéfice de ses «  valeurs universelles » ? Sinon en commençant à admettre que ces valeurs ne sont pas vraiment universelles ?

Quant à l’autre camp, je me suis rendu compte que les personnes qui en étaient partisanes et auxquelles je m’adressais ne faisaient que répéter benoîtement la propagande des médias, télévisions et journaux, actuellement tout acquis au régime. Nous le savons bien, en Égypte, et de puis longtemps, que les médias n’ont jamais été libres, pas, en tout cas, depuis 1954 et le putsch de Nasser contre le président Mohammed Naguib ; toujours contrôlés par m’armée et les riches hommes d’affaires. Même durant la courte année du président Morsi, les médias étaient au service de l’armée et, régulièrement, stigmatisaient le président, le critiquaient sans retenue, l’humiliaient et même l’insultaient. Le président Morsi, respectueux de la démocratie, a joué le jeu ; il a toléré toutes ces exagérations, croyant, à la longue, instituer le principe de la liberté d’expression. Il ne se doutait pas, alors, que ces médias formaient les maillons d’un complot qui aboutirait au coup d’État, l’étape nécessaire, pour duper la rue, ayant été la destruction de l’image du premier président égyptien démocratiquement élu…

La dictature, en Égypte, se trouve dans sa phase la plus critique depuis le coup d’État : la situation économique est très difficile ; la hausse du prix du dollar face à la livre égyptienne a des conséquence dramatiques pour les millions de ménages les plus pauvres ; la chute de l’avion russe dans le Sinaï et le voyage catastrophique du dictateur à Londres et la décision de Cameron de rapatrier les citoyens britanniques pendant même la visite d’al-Sissi… Une situation difficile à gérer… Mais les évènements de Paris se sont révélés comme une bouée de sauvetage pour le régime égyptien, qui a immédiatement su construire à force de propagande une stratégie, en trois axes, qui a imprégné l’esprit des partisans de son camp : la joie malsaine est un de ces axes ; l’accusation envers l’Amérique et Israël d’avoir commis cet accident est le second axe ; et le troisième consiste à revivifier l’idée du complot international contre l’Égypte.

La joie malsaine a percé dans les médias, qui se sont « désolés » de ce qui arrivait à Paris, mais ont rappelé dans le même temps comment les gouvernements occidentaux avaient accusé l’Égypte de ne pas avoir appliqué des mesures de sécurité assez sévères, ce qui avait laissé la porte ouverte à l’attaque contre l’avion russe ; et voilà que, maintenant, ces puissances occidentales si critiques envers l’Égypte se révélaient incapables de garantir la sécurité pour leur peuple. « Vous ne devriez pas avoir de sympathie pour la France ! Au contraire, les Français ont reçu une bonne leçon et n’en donneront plus à l’Égypte ! ». C’est en résumé ce que les médias du régime ont distillé dans les esprits de ceux qui les écoutaient.

Les accusations portées contre les Américains et les Israéliens, accusés d’être impliqués dans ces attentats, sont apparemment stupéfiantes. Qui pourrait y croire ? Et, pourtant, elles s’inscrivent dans la stratégie générale du régime d’al-Sissi, entre mensonges et délires. Cette stratégie qui brave toute logique avec l’aide de la propagande médiatique et fait passer aux yeux du peuple al-Sissi comme un héros combattant les Américains et les Israéliens, les épouvantails éternels du Moyen-Orient.

Le complot international contre l’Égypte, enfin, est une thématique récurrente dans la rhétorique des dictature en Égypte et qui cible aujourd’hui une large majorité des partisans du camp d’al-Sissi, affirmant, en somme, que l’Égypte doit se défendre et que la démocratie, les Droits de l’Homme, la liberté d’expression sont des détails sans importance en face de cet enjeu… sans prendre même l’économie en compte. Pourquoi le monde entier fait-il preuve de sympathie envers la France et pas envers l’Égypte ? La réponse est toute prête : le complot international contre l’Egypte et son sauveur, al-Sissi.

Si ce rapide tour d’horizon met en évidence la profonde fracture qui divise la société égyptienne de l’après coup d’État du 3 juillet 2013 et prévient une situation probablement très dangereuse pour l’avenir et la stabilité de l’Égypte, il interroge aussi sur l’habitude qu’a l’Occident de trahir ses « valeurs universelles ».

L’Europe du XXIème siècle ne veut pas tirer les leçons de ses croisades du Moyen Âge ou de la colonisation et de l’impérialisme du XIXème siècle.

Elle poursuit une politique dangereuse, qui nourrit l’intégrisme et le fanatisme, non seulement au sein du monde arabo-musulman mais aussi en l’Europe même. Une politique qui semble s’être cristallisée dans les résultats des dernières élections régionales en France.

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Mostapha Hussein, Dr.

Historien (Le Caire - ÉGYPTE)

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