Ben Ali avait concocté un coup d’État médical fait maison pour destituer Bourguiba et prendre sa place au Palais de Carthage. Puis, le même Ben Ali fut chassé du pouvoir par la rue, qui lui criait en chœur de « dégager ». Les islamistes ayant obtenus le pouvoir par les urnes, ils furent aussitôt éjectés de ces mêmes urnes, par le « vote utile ». Marzouki, nommé provisoirement par la Constituante à la présidence, subit lui aussi le couperet du « vote utile ». Aujourd’hui, il semblerait qu’une partie du travail soit terminé, du moins pour la partie de la population qui se croit sortie vainqueur des urnes.
Une partie du travail seulement, juste celle qui permettait d’éliminer un problème pour se consacrer au reste de la tâche, qui n’est pas une mince affaire.
Si la Tunisie a pu tirer son épingle du jeu de ce que l’on appelle communément le « Printemps arabe », c’est certainement grâce son histoire ancestrale, et parce qu’elle n’a pas de pétrole, mais beaucoup d’idées ; ou plutôt, le Tunisien a beaucoup d’idées.
Ces idées ne sont pas toujours bonnes, mais il faut l’admettre, on n’en manque pas.
À l’époque de Ben Ali, le « système D » (« D » comme « Débrouille ») était courant, surtout dans le sud du pays, là où le chômage faisait parti du quotidien des habitants. Ben Ali fermait les yeux, évitant ainsi de rendre des comptes sur sa politique économique et sociale.
Le « système D », très lucratif, se transforma très vite en contrebande organisée, chapeautée, à l’époque, par les Trabelsi et compagnie.
Aujourd’hui cette contrebande, coiffée par d’autres « hommes d’affaires », représente un véritable marché parallèle et menace toujours l’économie du pays.
Pendant la campagne présidentielle, Moncef Marzouki avait voulu créer une opposition entre le nord et le sud, le nord ayant ouvertement affiché son rejet des islamistes et le sud se tournant vers ces radicaux qui le promouvaient, espérant par la même s’octroyer les voix de tous ceux qui vivaient du marché parallèle.
Comme l’occasion crée le larron, les contrebandiers n’allaient pas laisser passer une pareille aubaine. Ils soulevèrent des manifestations violentes, refusant le résultat des urnes, qui mènerait certainement à un retour de l’état droit.
Fort de ce soutien présidentiel, les contrebandiers voulurent créer une seconde révolution, afin de continuer leur commerce illicite en toute impunité, comme cela avait toujours été le cas.
Bien entendu, le peuple n’étant pas dupe, leurs coups d’éclats ne firent pas écho dans le pays.
Cependant, désormais, non seulement ils menacent le commerce, mais en plus ils menacent la sécurité du pays.
Leur contrebande ne s’arrête pas aux articles convoités par la ménagère tunisienne. Encouragés par l’article voté par la Constituante, attestant que les trafiquants d’armes n’étaient pas des terroristes, les contrebandiers importent également des armes de Lybie, vendues sous le manteau, aux terroristes qui hantent le Mont Chambi.
Ces contrebandiers se définissent comme commerçants et non comme terroristes, et la loi votée à l’ANC [Assemblée nationale constituante], leur donne presque raison.
Comme un malheur n’arrive jamais seul ou, comme disait Jacques Chirac, comme « les emmerdes ça volent toujours en escadrille », les Tunisiens n’étaient pas au bout de leur peine.
Ainsi, l’idée première de Béji Caïd Essebsi (encore une idée), le nouveau président élu au suffrage universel, de fonder un parti pour contrer la Nahda des islamistes, était en soi une bonne idée.
Le « hic », c’est qu’à vouloir rassembler sous la même bannière des personnes de toutes tendances ayant en seul point commun, l’éviction des islamistes, devait forcément laisser apparaitre des divergences d’opinions, de styles, d’orientations, bref des divergences sur tout.
Le but visé ayant été atteint -les islamistes furent battus aux élections-, ces divergences sont, aujourd’hui, sur le point de faire imploser Nidaa Tounes, le parti majoritaire à l’assemblée législative.
La tête du parti s’est installé à Carthage ; c’est déjà un problème en soit, car c’était lui qui dirigeait le parti, d’une main d’acier dans un gant non pas de velours mais plutôt de coton.
Pour bien faire, Béji Caïd Essebsi a emmené avec lui à la présidence les ténors du parti, les plus aptes à lui succéder à la tête de Nidaa Tounes.
Comme chez Nidaa Tounes on fait tout en grand, leurs divergences devaient, elles aussi, prendre les mêmes proportions. Elles furent étalées au grand jour, et ceci au grand bonheur de Nahda, qui entrevoit là le moyen de revenir à la Kasbah (le Matignon tunisien).
Le risque –et rixe il y a- c’est l’explosion de ce parti, qui pourrait entrainer la démission du nouveau gouvernement fraichement monté.
Les Tunisiens pourraient se retrouver, encore une fois, avec un premier ministre de Nahda et le gouvernement qu’ils ne méritent pas.
La première chose qu’a apprise aux islamistes la clandestinité qu’ils ont supportée pendant des décennies, c’est la discipline. Et cette discipline, ils savent s’en servir. Ils répondent au doigt et à l’œil de leur cheikh Ghanouchi.
Bien sûr, aujourd’hui, Nahda se présente comme un parti démocrate, essaie de le démontrer et parvient même à donner le change. Mais, pour la plupart des anti-Nahda, la poudre aux yeux ne trompe pas. En effet, la constitution n’ayant aboutit qu’au terme d’un rapport de force entre Nahda, l’opposition et la société civile, nul doute que si les islamistes avaient eu les coudées libres, il en aurait été autrement.
Chez Nidaa Tounes, il n’y a pas pour autant panique à bord. Le parti est sur le point de couler, mais les chaloupes n’ont pas été mises à l’eau.
Comme rien n’arrive jamais au hasard ou presque, les problèmes de Nidaa Tounes arrivent à point avec la grève des enseignants du secondaire, qui revendiquent une revalorisation de leur salaire, une grève qui a lieu en pleine « semaine bloquée », c’est-à-dire la semaine des examens.
Pour en remettre une couche nouvelle, les huissiers-notaires observent à leur tour une grève, pour dénoncer leur exclusion du projet de loi organique qui crée le Conseil supérieur de la Magistrature (CSM), rejoints par les magistrats qui protestent aussi contre ce projet de loi qui, selon eux, ne traduirait pas la volonté d’avoir un pouvoir judiciaire indépendant, tel que le stipule la constitution.
Bien évidemment, dés qu’une grève s’achève, une autre commence et, la plupart du temps, c’est pour demander une augmentation salariale.
Les caisses de l’État sont vides, mais les grévistes pensent que le gouvernement trouvera bien une idée, puisqu’en Tunisie nous n’avons pas de pétrole mais nous avons des idées ; alors, autant en profiter.
En plus de tous les problèmes économiques, pour que la boucle soit bouclée, les investisseurs étrangers qui ont plié bagages pendant la révolution ne revinrent pas et le secteur du tourisme est au point mort, les médias occidentaux -essentiellement français- ayant crié au loup, mais sans l’avoir vu… même s’il a fini par se montrer…
Tout cet imbroglio suffit au bonheur du FMI, qui, tel un usurier rapace, attend le moment où l’on viendrait quémander à sa porte.
Cependant, le tableau n’est pas tout à fait noir.
Il est fait d’une multitude de nuances de gris, qui pourraient bientôt s’éclaircir.
Tel que l’on connait le peuple tunisien, il est fort probable et même presque certain qu’il va se sortir de cette période mouvementée.
Le Tunisien aime la vie et aime la grande vie.
Les problèmes socioéconomiques ne le décourageront pas et ne l’empêcheront pas de continuer à vivre ce qui semble être pour lui un long fleuve tranquille.
Il faudra bien quatre à cinq ans encore, pour atteindre une certaine stabilité ; et, malgré l’apocalypse qui s’est abattue sur la Lybie voisine, les Tunisiens ne semblent pas inquiets, s’en remettant à leur armée et à Dieu, en ponctuant leurs espoirs de « incha’Allah », bien appropriés en l’occurrence.