Le 21 décembre 2014, la démocratie a parlé en Tunisie. La Révolution et la République sont sauvées. Béji Caïd Essebsi, président d’honneur de Nida Tounès, a remporté les élections présidentielles en obtenant 55,68 % des voix contre 44,32 % à son rival Moncef Marzouki. Ces résultats montrent à l’évidence que les cadres rétrogrades d’Ennahdha, les miliciens des ligues de la protection de la révolution dissoutes par décision judiciaire et les éléments extrémistes de la nébuleuse salafiste ont perdu ce scrutin présidentiel après avoir échoué, le 26 octobre 2014, aux élections législatives.
C’est un aspect politique important. C’est un événement considérable pour la démocratie en Tunisie. C’est un nouveau vent d’espoir qui souffle sur un peuple qui attend ce changement salvateur depuis près de quatre ans. C’est la victoire de la Tunisie résiliente.
Comment expliquer les résultats de ces élections qui donnent une majorité au camp des démocrates et des progressistes ? C’est par un mécontentement général et une maturité politique des Tunisiens. C’est aussi la conséquence logique et évidente de la politique désastreuse des deux gouvernements successifs de la troïka conduits par des premiers ministres islamistes.
L’échec du camp islamiste est une sanction à sa politique de réislamisation et un désaveu cinglant de l’absence de réformes pendant sa gouvernance. Son échec est le résultat de son laxisme et parfois de ses connivences avec les salafistes radicaux qui ont saccagé une exposition d’art à la Marsa, banlieue nord de Tunis, et des salles de cinéma, et ont brûlé l’ambassade américaine.
L’échec des islamistes est le résultat du visa accordé au groupe terroriste Ansar al-charia et de l’incompétence de ses dirigeants durant leur passage au pouvoir, parenthèse qui a ouvert les yeux des Tunisiens sur leur incapacité à gouverner. En effet, au bout de deux ans le terrorisme s’est bien installé en Tunisie, illustré par trois assassinats politiques, des attaques contre l’armée, les services sécuritaires et les civils et le départ de 4.000 jeunes au djihad, en Irak et en Syrie. La corruption, le chômage et la pauvreté ont progressé. Le pouvoir d’achat a baissé. La morale religieuse a pris le pas sur tout autre critère. Influencée par l’ordre religieux, la justice a inculpé les progressistes, les journalistes, les artistes, etc. Les touristes et les investisseurs ont déserté le pays et la croissance économique est à l’arrêt.
C’est aussi la défaite des deux micro-partis satellitaires d’Ennahdha, à savoir le CpR (Congrès pour la République) et Ettakatol, qui ont conclu dans le dos de leurs adhérents et sympathisants démocrates un accord secret contre nature avec le parti islamiste Ennahdha pour gouverner ensemble et accepter les conditions d’un parti dont une majorité des cadres prônent la Charia, voire l’instauration du califat, système politico-religieux aboli dans le monde musulman depuis 1924.
C’est un tournant historique dans la vie politique tunisienne. Les Tunisiens ont plébiscité Béji Caid Essebsi, élu démocratiquement premier président de la république postrévolutionnaire, et ils ont sanctionné la gestion catastrophique de Moncef Marzouki, président provisoire, sortant, ainsi que Rached Ghannouchi, président du parti Ennahdha. La dégringolade de ces deux hommes montre à l’évidence le rejet des Tunisiens du projet obscurantiste testé pendant la gouvernance chaotique de la Troïka dominée par les islamistes d’Ennahdha, de décembre 2011 à janvier 2014.
Les Tunisiens ont manifesté un vote d’adhésion au projet de société avant-gardiste présenté par Nida Tounès et les autres partis démocrates. La stratégie électorale du président provisoire consistait à brandir l’épouvantail d’un retour de l’ancien régime ; elle n’a pas fonctionné et, paradoxalement, s’est retournée contre lui. L’écart de voix conforme bien ce constat.
Le succès de Béji Caid Essebsi au scrutin présidentiel renforce le climat d’optimisme qui prévaut dans l’opinion publique en Tunisie et à l’étranger depuis le basculement de l’Assemblée des représentants du peuple au profit de Nida Tounès et des autres partis progressistes lors des élections législatives du 26 octobre 2014.
Les Tunisiens ont voté pour ceux qui incarnent la crédibilité, la stabilité, la compétence et la défense des valeurs de la république et de la citoyenneté et contre ceux qui prônent le sectarisme, le populisme et la division et agissent dans la médiocrité.
Le succès du camp démocrate et progressiste est une illustration parfaite de la victoire de l’islam local sur l’islam importé.
C’est la victoire de l’islam tolérant, adapté aux mœurs de notre temps et ouvert sur la modernité, sur d’autres rites et d’autres religions ; un islam modéré et de juste-milieu, présent depuis quatorze siècles sur les terres tunisiennes. Cet islam paisible, de paix et de non violence, s’inscrit dans l’histoire culturelle de la Tunisie.
C’est une victoire contre l’islam importé, rétrograde et d’exclusion, qui n’est pas en phase avec la mentalité tunisienne. Car il est bâti sur une lecture fondamentaliste du Coran, voire littéraliste. Il propose un modèle de société fermée, régressive et archaïque. Il rejette « l’ijtihad », c’est-à-dire l’effort de réflexion, la théologie du doute, la démocratie en termes de pluralité d’opinions et la modernité synonyme d’ouverture et de progrès. L’islam importé s’est implanté en Tunisie notamment pendant la gouvernance de la Troïka ; et il n’a cessé de véhiculer des idées moyenâgeuses en revendiquant un ensemble d’interdictions, telles que la danse, la musique, la peinture… Il prône la séparation des sexes et l’excommunication.
La défaite du camp rétrograde est un succès éclatant de l’islam local qui ne veut pas qu’on l’enferme dans une idéologie absolutiste visant à gouverner selon la Charia et à instaurer le califat.
Mais cette attitude n’empêche pas les Musulmans en Tunisie de rester attachés aux valeurs traditionnelles et de respecter l’islam local conservateur. La frange des Tunisiens adepte de cet islam conservateur a souffert pendant l’ancien régime de la réglementation brutale des pratiques religieuses. Elle a été terrorisée par une police omniprésente qui surveillait les mouvements des fidèles ainsi que leur tenue vestimentaire et traquait les porteurs des barbes. Sous l’ère de la Troïka, ces mêmes fidèles ont souffert des extrémistes religieux qui ont envahi les mosquées et ont imposé leurs pratiques de l’islam importé.
La victoire des partis progressistes va permettre enfin à l’État d’appliquer strictement les dispositions de l’article 6 de la constitution garantissant « la neutralité des mosquées et lieux de culte par rapport à toute instrumentalisation partisane ».
La victoire du camp démocrate est une victoire éclatante de l’engagement politique de la femme tunisienne. Je suis toujours admiratif devant l’inlassable énergie que déploie la femme en Tunisie pour défendre les libertés individuelles et publiques. Après avoir exigé et obtenu l’égalité, illustrée par le principe de parité hommes/femmes adopté par la nouvelle constitution, elle se bat contre les inégalités économiques et sociales dont sont victimes les femmes dans les régions rurales.
Aussi, Monsieur le Président,
Je me permets de vous interpeller sur l’avenir de la Tunisie, alors que vous prenez vos fonctions de premier président de la république élu démocratiquement après la révolution.
Le 21 décembre 2014, les Tunisiens vous ont élu avec une majorité confortable et une grande espérance afin de changer leur devenir et d’effacer les séquelles de trois années de plomb.
Le 21 décembre 2014, les Tunisiens ont été heureux de porter tous leurs espoirs sur votre élection afin que vous puissiez mettre en œuvre vos promesses électorales.
Le 31 décembre 2014, tous les Tunisiens ont suivi attentivement votre serment constitutionnel prononcé sous la Coupole du Bardo, lors d’une session plénière extraordinaire de l’Assemblée des représentants du peuple, au cours de laquelle vous avez pris un engagement formel pour la garantie de l’unité nationale, la réconciliation, le traitement des dossiers économiques et sociaux et l’instauration d’une diplomatie active fondée sur des positions modérées sans ingérence dans les affaires intérieures des pays et le respect de la loi internationale.
C’est pourquoi, je vous écris cette lettre, pour vous demander, au nom de votre engagement, d’agir en homme politique visionnaire et non en technocrate. La Tunisie a plus besoin de responsables politiques pour guider sa marche vers la démocratie, la prospérité économique et le progrès social, que d’experts techniques dont la place est dans les cabinets ministériels et au sein des structures spécialisées de l’État. La Tunisie a besoin d’hommes d’action et non de théoriciens déconnectés de la réalité du terrain.
Les Tunisiens attendent de vous d’être l’homme qui restaurera leur confiance en leur classe politique et redorera l’image de leur pays à l’étranger ; image ternie par trois années de gouvernance désastreuse.
Les Tunisiens attendent de vous d’être le Président de la République qui conciliera la jeunesse avec ses élites politiques et les citoyens avec leurs institutions.
Quand vous avez créé votre parti, Nida Tounès, vous avez réussi à fédérer les Tunisiens autour de votre projet d’une société ouverte, moderniste, juste, équitable et civile.
Aujourd’hui, vous devrez engager la Tunisie comme vous l’avez promis sur une série de réformes tendant à la mise en place des institutions constitutionnelles, la réalisation des objectifs de la révolution, la protection des droits humains, la sauvegarde du prestige de l’État et la lutte contre le terrorisme. Le nouveau gouvernement dont le premier ministre est désigné par le parti que vous aviez fondé doit se doter d’un plan d’action avec des délais d’exécution précis.
Certes, la nouvelle constitution a limité vos prérogatives, l’essentiel du pouvoir exécutif étant aujourd’hui entre les mains du gouvernement responsable devant le parlement ; mais vous demeurez le symbole de l’unité du pays et le garant de son indépendance. À ce titre, vous veillez au respect de la constitution qui vous permet non seulement de définir les politiques générales de la défense, des relations internationales et de la sécurité nationale mais aussi de proposer des référendums sur des projets relatifs à la ratification des traités, aux libertés et aux Droits de l’Homme ainsi qu’au statut personnel
En conséquence, je vous demande de bien vouloir, en votre qualité de Chef de l’État, donner le ton pour réaliser les priorités constamment exprimées par vos soins. Vous avez mis lors de vos différents discours le doigt sur les facteurs de blocage de la croissance économique et la nécessité d’initier de toute urgence les réformes indispensables.
Les Tunisiens sont fatigués par quatre années d’instabilité, de populisme et de médiocrité. Ils vous ont élu pour dire qu’une autre politique est possible, que le pays ne se résigne pas et ne demande qu’à faire vivre son économie.
Il est vrai que les réformes structurelles sont difficiles à mettre en place, mais elles demeurent la clé de voûte pour réaliser la croissance économique tant attendue. Ces réformes ne peuvent produire leurs effets favorables qu’en deux ou trois ans. C’est pourquoi, leur mise en œuvre doit être accompagnée par des mesures dont les effets peuvent être palpables rapidement en termes de création d’emploi et d’aide aux entrepreneurs. Ces réformes doivent s’appuyer sur un ensemble de dispositifs concernant aussi bien les méthodes de gouvernance que l’amélioration des infrastructures.
Trois urgences sont à privilégier.
La première urgence consiste à lutter efficacement contre le terrorisme. La Tunisie se trouve engluée dans la violence. Elle est en présence de milliers de Tunisiens impliqués dans des groupes terroristes ou appartenant à des réseaux de soutien. La lutte contre le terrorisme est une priorité d’ordre sécuritaire et économique. Vous avez raison de donner la priorité à la modernisation du système national des renseignements et à l’instauration d’une direction unifiée des différents corps de l’Armée nationale, afin d’améliorer le rendement opérationnel et réaliser une meilleure exploitation des ressources humaines et financières.
Certes, nous devons rester très fermes face aux groupes terroristes. Cependant, la lutte contre le terrorisme ne doit pas se limiter au bombardement des positions des terroristes cachés dans les montagnes. Elle nécessite une lutte acharnée contre les prédicateurs qui continuent à prêcher la haine et la violence et recrutent les jeunes pour alimenter la machine de guerre islamiste. Il faut s’attaquer aussi aux problèmes socioéconomiques et au désœuvrement des jeunes. Les personnes qui appellent au meurtre doivent être sévèrement jugées. L’activisme des groupes salafistes radicaux opérant encore dans les mosquées et les prisons doit être combattu.
La seconde urgence est le redressement économique durable du pays. La Tunisie a perdu beaucoup d’emplois depuis la révolution et n’en a créé que très peu. Nous pensions que le chômage allait baisser ; il a encore progressé malgré les cache-misères que sont les « emplois assistés ».
Devant la situation catastrophique du chômage, l’administration ne peut pas absorber à elle seule nos 700.000 chômeurs (dont 250.000 diplômés du supérieur). La solution réside dans la relance de la croissance économique, la restauration des équilibres macroéconomiques ; l’encouragement de l’entrepreneuriat, le développement de l’économie sociale et solidaire, la lutte contre l’économie souterraine et la lutte contre l’absentéisme dont le taux avoisine 12%, soit le quadruple de celui en Europe.
L’efficience des services publics est un domaine qui nécessite également une attention particulière de la part du nouveau gouvernement. Votre promesse électorale qui consiste à lutter contre la pollution et le cumul des déchets en fournissant aux municipalités les moyens financiers et matériels nécessaires va dans un sens écologique et d’emploi. Un meilleur rapport entre les attentes de la population et la qualité des services publics fournis doit être le leitmotiv de l’administration tunisienne post-révolutionnaire.
La troisième et dernière urgence consiste à lutter contre la fracture territoriale visant à réduire les disparités criantes entre les régions et à promouvoir les capacités locales de développement économique. C’est sur un fond de déséquilibre territorial que la révolution de la dignité a vu le jour. Il faudra donc mettre en place les dispositions contenues dans la constitution prévoyant la création ou le transfert de compétences de l’autorité centrale aux collectivités locales et leur accompagnement d’un transfert des ressources correspondantes.
Les Tunisiens savent que la fragmentation que connaît la société tunisienne demande un engagement rigoureux sur le chemin de la réconciliation ; et ils sont prêts à se lancer à vos côtés dans cette belle aventure. Pour cela, il faut que tous nos responsables politiques fassent de l’intérêt de la nation la première préoccupation de leur action et arriment leurs ambitions personnelles à cette cause nationale.
La Tunisie a choisi un projet de société moderniste, choix confirmé par un vote majoritaire lors des deux élections législatives et présidentielles. C’est un projet qui ne se conjugue pas avec une autre conception de société, diamétralement opposée, notamment théocratique.
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