Le mercredi 19 octobre 2016 restera une date importante pour l’Arabie Saoudite.
En effet, pour la première fois de son histoire, le Royaume qui a toujours été un pays créancier, fait appel aux investisseurs internationaux pour lever des fonds via un emprunt obligataire « historique » pour financer ses dépenses publiques.
Le pays a lancé son premier emprunt obligataire international et a frappé les esprits. Cette méga-émission donne un signal fort de la volonté du Royaume de sortir d’une économie basée sur le tout pétrole est de diversifier son économie.
Ainsi, après le Qatar (9 milliards de dollars) et Abou Dhabi (5 milliards de dollars), c’est autour de l’Arabie Saoudite, le géant du CCG (Conseil de Coopération du Golfe : Arabie saoudite, Koweït, Bahreïn, Qatar, Oman et Émirats arabes unis) de faire appel aux investisseurs internationaux pour un montant record de 17,5 milliards de dollars.
Les six pays du CCG possèdent près de 30% des réserves prouvées du pétrole, avec 18% pour la seule Arabie Saoudite. L’économie saoudienne est tributaire des revenus pétroliers pour financer son économie. Le Royaume a enfin pris conscience du risque de « concentration » auquel il fait face, et la chute brutale du prix du baril le contraint à changer de « modèle économique » et à engager une série de réformes drastiques sur le plan économique et social.
En effet, le Royaume a récemment entrepris un certain nombre de réformes pour moderniser son économie et réduire son risque de dépendance au pétrole. La première émission obligataire internationale (en monnaie étrangère, i.e. le dollar américain) est l’expression d’une nouvelle stratégie macroéconomique radicale pour diversifier l’économie et les sources de son financement et résorber un déficit budgétaire hallucinant pour le premier exportateur mondial de pétrole au monde.
Selon le Ministère de Finances saoudien, le déficit budgétaire serait de l’ordre de 97 milliards de dollars en 2016. Il atteint aujourd’hui 15% du PIB, soit une variation de 210% depuis 2012.
Un déficit budgétaire qui fait froid dans le dos (-15% du PIB : 97 milliards $)
Par ailleurs, la dette publique s’élève à 273,8 milliards de riyals (65,7 milliards d’euros, soit 5,3% du PIB).
Le pays a entrepris la baisse des dépenses publiques, des salaires des fonctionnaires et des subventions. L’heure de la diversification a sonné, avec certainement des privatisations à la clé pour renflouer les caisses de l’État. Ryad prépare l’entrée en bourse d’Aramco, la société pétrolière publique, avec une libéralisation de 5% de son capital. Cette opération sera la plus grosse IPO (Initial Public Offering) de l’histoire. Le Royaume entend créer le fonds souverain le plus important au monde (doté d’un capital de 2.000 milliards de dollars) qui sera le bras armé des prochains investissements. Les graphiques suivants donnent un aperçu très clair de la détérioration des indicateurs macroéconomiques de l’Arabie Saoudite.
Une croissance en chute libre (taux de croissance du PIB)
Des dépenses militaires qui plombent le budget (en millions de $ US)
Le prix du pétrole dévisse malgré une légère remontée
Avant cet emprunt international de première ampleur, le Royaume a emprunté sur le marché financier local, mais cela a mis la pression sur les réserves de change (562 milliards de dollars en août 2016 contre 732 milliards de dollars en 2014, sur les liquidités bancaires -effet d’éviction du secteur public sur le secteur privé : « crowding out effect ») et sur les taux (le taux à 3 mois est monté à 2,386% ; à titre de comparaison, l’Euribor 3 mois de la zone euro est de – 0,312% à la date du 21 octobre 2010).
Afin de préparer au mieux leur levée de fonds, les responsables du Royaume ont entrepris depuis quelques mois un « road show » pour convaincre les investisseurs américains, européens et asiatiques de souscrire à leur première émission obligataire internationale. Ils étaient accompagnés par les plus grandes banques d’affaires telles que HSBC, JP Morgan, BNP Paribas ou encore Bank of China. Mission accomplie car la demande est là. En effet, selon l’agence Bloomberg, les carnets d’ordre sont de 67 milliards de dollars, ce qui montre un très fort appétit des investisseurs pour la dette saoudienne. Bien sûr, ce qui attire les investisseurs c’est la rentabilité de leurs placements, dans une période où les taux sont bas et où la remontée des taux aux États-Unis n’est pas encore à l’ordre du jour.
L’émission obligataire a été tranchée comme suit :
Une première tranche de 5,5 Milliards de dollars, de maturité 5 ans et avec un coupon de 2,375% (soit 160 points de base ; un pb = 0,01%) au dessus des obligations américaines, les Bonds US de même maturité : Treasuries à 5 ans).
Une seconde tranche de 5,5 Milliards de dollars, de maturité 10 ans et avec un coupon de 3,25% (soit soit 185 points de base au dessus des Bonds US de même maturité : Treasuries à 10 ans).
Une troisième tranche de 6,5 Milliards de dollars, de maturité 30 ans et avec un coupon de 4,25% (soit 235 points de base au dessus des Bonds US de même maturité : Treasuries à 30 ans).
Selon Bloomberg, les spread des taux pour le Qatar étaient respectivement de 102 pb à 5 ans ; 150 pb à 10 ans et 174 pb à 30 ans en comparaison avec les titres d’État du Trésor américain de mêmes maturités. L’emprunt d’Abou Dhabi a affiché un spread de 75 pb pour les titres à 5 ans et de 125 pb pour les titres à 10 ans.
Le tableau suivant résume les caractéristiques de l’emprunt obligataire de la seconde tranche :
Term sheet de l’emprunt saoudien
de nominal 5,5 milliards $, de maturité 10 ans et de coupon 3,25%
Le choix de trois maturités a permis de toucher des investisseurs ayant des arbitrages rendement/risque différents. Le prix proposé est de près de 60 points de base au dessus du Qatar pour des emprunts d’État de même maturité :
Spread des taux Arabie Saoudite versus Qatar et Abou Dhabi
Cet écart de prix est justifié par une note moins bonne que ses « peers » du CCG. En effet, la note du Royaume s’est dégradée depuis quelques mois. Le Qatar est mieux noté avec un Aa2 chez Moody’s, soit deux plots de plus que l’Arabie Saoudite. Il faut savoir que la note a impact sur le coût de la dette (le taux d’intérêt ou Yield To Maturity) : un bon rating (classe « investment grade ») implique un taux d’intérêt faible, un mauvais rating (classe « speculative grade ») implique un taux très élevé. Malgré cette prime de risque, le Royaume est toujours noté en « investment grade » et ce premier emprunt international lui permet de devenir le « benchmark » ou la référence pour les investisseurs prêts à investir dans les obligations souveraines des pays du Golfe.
Agence de notation | Note | Perspective |
S&P | A- | Stable |
Moody’s | A1 | Négative |
Fitch | AA- | Négative |
Rating de l’Arabie Saoudite
L’agence Moody’s par exemple explique que la baisse de la note du Royaume est due à la détérioration du profil de crédit de ce pays. Cette détérioration est le résultat de la baisse du prix du pétrole, de finances publiques dégradées et d’une croissance économique en baisse.
Les trois agences notent que la tendance négative prononcée des finances publiques a fortement alimenté la baisse de la notation. Cela a pour conséquence une augmentation du coût du capital pour le Royaume.
À titre de comparaison, la France emprunte à 0,30% pour une dette souveraine à 10 ans (TEC : taux d’échéance constante) :
Le TEC 10 ans en France
Pour mieux appréhender les spread souverains, regardons le tableau suivant :
Country | Latest yield | Spread vs bund | Spread vs T-notes |
Australia | 2.29% | +2.29 | +0.55 |
Austria | 0.18% | +0.18 | -1.56 |
Belgium | 0.25% | +0.25 | -1.49 |
Canada | — | — | — |
Denmark | 0.14% | +0.14 | -1.60 |
Finland | 0.13% | +0.13 | -1.60 |
France | 0.31% | +0.31 | -1.43 |
Germany | 0.00% | — | -1.74 |
Greece | 8.44% | +8.44 | +6.70 |
Ireland | 0.46% | +0.46 | -1.28 |
Italy | 1.45% | +1.45 | -0.29 |
Japan | -0.06% | -0.05 | -1.79 |
Netherlands | 0.11% | +0.11 | -1.63 |
New zealand | 2.62% | +2.62 | +0.88 |
Portugal | 3.19% | +3.19 | +1.45 |
Spain | 1.14% | +1.14 | -0.60 |
Sweden | 0.17% | +0.17 | -1.57 |
Switzerland | -0.51% | -0.51 | -2.25 |
UK | 1.08% | +1.08 | -0.66 |
US | 1.74% | +1.74 | — |
Écart des taux des obligations d’Etat à 10 ans (source : Financial Times)
On constate que la Grèce, par exemple, paye plus 8,44% par rapport au Bond allemand et 6,70% par rapport au Bund américain (T-Notes), pour une dette souveraine à 10 ans. La conclusion est simple : plus de risque signifie plus de rendement exigé par les investisseurs.
Face aux risques économiques, et pour envoyer un signal fort à son peuple et aux bailleurs de fonds, le pays a promu une nouvelle génération de technocrates pour implémenter des réformes radicales. Cette première apparition sur les marchés internationaux des capitaux augure d’une volonté d’améliorer la transparence et de mettre en place une nouvelle gouvernance.
Dans son enquête « Doing business », la Banque Mondiale classe le pays au rang de 82 sur un total de 189 pays. Il reste beaucoup à faire pour améliorer le monde des affaires et le rendre « friendly environment ».
L’émission de l’emprunt de 17,5 milliards de dollars est une partie d’un large plan stratégique dans le but de réduire la dépendance du Royaume au pétrole. Les investisseurs et les banques d’affaires voient plutôt d’un œil favorable ce changement de politique économique. C’est ce qui explique la forte demande pour le premier emprunt souverain international du pays. L’entrée du Royaume sur les marchés internationaux des capitaux va améliorer la transparence dans les affaires publiques. Le rating de l’émission obligataire met à « nu » les forces et les faiblesses du Royaume.
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En faisant appel au marché international, le Royaume joue sa réputation et doit honorer ses engagements à rembourser cette dette internationale souveraine colossale.
Le ministère des Finances prévoit d’autres emprunts extérieurs pour financer les prochaines réformes (dans le cadre du plan de réformes « Vision 2030 » destiné à diversifier l’économie et préparer l’après-pétrole), ce qui portera la dette publique de 5,3% à 30% du PIB.
Le pays mise sur la nouvelle économie pour diversifier ses sources de revenus (investissements dans UBER ou encore Twitter, discussions avec Facebook pour entrer dans son capital, etc.), et sur les investissements directs étrangers pour booster son économie, développer son industrie et dynamiser son secteur privé.
L’avenir dira ce que cet emprunt « hors normes » aura apporté aux 30 millions de Saoudiens et à l’économie du pays.