Les États-Unis, leurs satellites européens et la machine médiatique occidentale ont pu faire admettre que le régime des Al-Saoud faisait partie des « démocratiseurs » du monde arabe ; et tant pis si, pour ce faire, il fallait insulter l’intelligence et continuer longtemps ainsi.
La réalité est tout autre, mais les Al-Saoud font partie des éléments vitaux du « containment » de l’URSS d’hier, la Russie d’aujourd’hui, et des mouvements nationalistes arabes et musulmans aussi.
Il faut dire que, jusqu’ici, nombre des objectifs recherchés ont été atteints, dont la configuration actuelle de la Ligue arabe, qui traduit le règne sans partage des monarchies pétrolières. Exit l’Irak, puis la Libye et la Syrie ; l’Algérie s’en retrouve isolée ; et la Ligue s’est transformée en caisse de résonance de la stratégie états-unienne. Cette stratégie qui, après la spoliation de la région et les guerres qu’elle a nécessitées, après l’expansion du chaos, aboutit in fine à une guerre de religion, « Sunnites » contre « Chiites », qui a commencé en Irak pour s’étendre à une échelle élargie.
Les Al-Saoud y ont trouvé leur compte. À l’intérieur des frontières, ils encouragent cette guerre contre la contestation très actives des quelques 2 à 4 millions d’habitants chiites, exclus des institutions et opprimés dans leur culte et dans leurs droits civiques, et qui vivent pourtant dans leur majorité dans l’est du pays, où l’on trouve la réserve pétrolière la plus importante au monde et d’où proviennent 98% e la production de pétrole saoudienne. À l’extérieur, c’est contre le voisin iranien, auquel ils imputent les causes occultées des difficultés intrinsèques au royaume.
Mais le vassal saoudien, malgré les loyaux services rendus, n’est pas indemne des changements d’orientation de Washington, comme il vient de s’en rendre compte en considérant le rapprochement soudain de ses protecteurs et de Téhéran. Le changement de politique états-unien, à la faveur de l’élection du libéral Hassan Rohani, était pourtant prévisible ; et le choix ne faisait que peu de doutes, entre une redoutable puissance militaire, disposant de ressources considérables et offrant un marché de 80 millions d’habitants, et un régime archaïque tout près d’imploser, se fissurant sous la pression de contradictions de toutes natures et depuis longtemps convaincu de financer le terrorisme islamiste.
D’autant que le « Printemps arabe » n’a pas tenu ses promesses et que ses conséquences sont, pour le moins, contreproductives. Ce que plusieurs voix, du cœur même du système de pouvoir états-unien, n’hésitent pas à exprimer. Tel le lieutenant-général Vincent Stewart, directeur de la Defence Intelligence Agency (DIA), une des principales agences étatsuniennes de renseignement, qui, dans un rapport présenté devant les membres du Congrès, a énoncé ce constat que « le nombre croissant d’États devenus vulnérables et ingouvernables dans la région du Moyen-Orient a pour cause le recul des États modérés et séculiers dans la région ». Un discours qui ne laisse aucun doute sur le sentiment nouveau qui se fait jour à Washington à l’égard de l’État théocratique des Al-Saoud et de leurs alliés du Conseil de Coopération du Golfe, versus les États qui ont été détruits ou déstabilisés…
Faisons les comptes : la chute de Najibullah a enfanté les Talibans, la chute de Saddam Hussein a livré l’Irak à Al-Qaida et à une meute de groupes djihadistes divers, la chute de Mouammar Kadhafi a plongé la Libye dans l’anomie et produit un terreau fertile à la germination des guérillas islamistes dans tout le pays et dans le Sahel, la guerre civile en Syrie a permis le spectaculaire essor de Daesh. Plus loin, les idéaux wahhabites ont gagné l’Occident et leurs recrues ensanglantent désormais ses villes. Or, par ailleurs, le « containment » ne fonctionne plus ; tout au contraire, la Russie est revenue sur le devant de la scène, à la faveur de cette flambée islamiste, et appuyée par la Chine et par tous les pays qui se sentent menacés.
Malgré l’affaiblissement du statut des Al-Saoud, il reste qu’il est difficile de leur trouver une alternative sans risquer un effondrement de l’Arabie Saoudite et, partant, une mise en danger de ses gigantesques réserves d’hydrocarbures. Car la dynastie n’a rien laissé au hasard, depuis 1932, époque à lequelle elle a assis sa sanglante dictature sur le pays : par la terreur et sous le bâton wahhabite les Al-Saoud ont empêché toute émergence d’une société civile ; ils n’ont politiquement rien généré d’autre que ces « terroristes » formés, à des fins diverses, par leurs prédicateurs radicaux, idéologiquement, et, militairement, par les officines des États-Unis qui ont agi ça et là, au coup par coup, et sans se soucier de l’avenir.
En écartant l’hypothèse hasardeuse d’une implosion, supposons plutôt, en référence aux tentatives des dirigeants de réformer leur mode de gouvernance, en butte aux nouvelles réalités sociologiques qui entre en dissonance explosive avec lui, que l’on s’achemine vers, d’une part, une lutte contre l’appareil idéologique étouffant contesté par les classes aisées, élevées au mode de consommation occidental, et par une bonne partie du sérail dynastique, et d’autre part, vers le développement des moyens de répression des violences populaires qui ne manqueront pas de se multiplier, au vu de la dégradation insupportable de la conditions de vie qui assurait plus ou moins, jusqu’à présent, la paix sociale.
Au bout du chemin, le but sera de satisfaire aux exigences de liberté des mœurs de la nomenklatura, mais de maintenir l’autorité de la dynastie et de préserver le système. À cet effet, les régions chiites sont déjà provoquées ; elles feront office « d’ennemi intérieur », pour justifier les « réformes sécuritaires » à venir.
Cependant, rien n’est jamais davantage d’incertitude, pour l’avenir d’un régime, que les soubresauts internes, qui peuvent déterminer, d’une manière… ou d’une autre… l’issue d’un règne finissant.