Les journalistes ont déjà déserté Mossoul. « Plus rien à faire, ici… »
Surtout, l’armée irakienne a interdit l’accès à la ville occidentale, à la vieille ville, complètement arasée par les bombardements de la coalition menée par Washington. L’horreur y est aussi totale que furent les combats : les cadavres des milliers de civils, sunnites, qui avaient fait le choix de demeurer sous l’État islamique, par peur des représailles des Chiites de Bagdad, pourrissent sous les gravats ; l’odeur est insupportable et elle dénonce, criante, les crimes de guerre qui ont accompagné la « libération » de Mossoul.
C’est donc désormais dans la région d’ar-Raqqa et de Deir ez-Zor (Syrie) que se joue le dernier acte de l’aventure islamique du Califat ; en tout cas dans sa forme actuelle.
Ar-Raqqa. Les ruines de la ville se dressent au milieu d’une plaine qui s’étend jusqu’à se perdre dans l’horizon et que parcourent des tourbillons de poussière ; et l’expression « écrasé de soleil » y révèle toute sa réalité.
Peu de reporters peuvent accéder à cette région de Syrie…
Les relations ne sont pas bonnes, en effet, entre les Kurdes d’Irak et plus précisément le Parti démocratique du Kurdistan (le PDK, au pouvoir à Erbil, la capitale du Gouvernement régional autonome du « Kurdistan irakien »), d’une part, alliés d’Erdogan, et, d’autre part, le YPG, les combattants kurdes du Rojava (le « Kurdistan syrien », dans le nord du pays), branche syrienne du PKK (ces Kurdes de Turquie, principalement, et qui sont en guerre ouverte avec le régime d’Ankara). Dès lors, le PDK, à la demande de la Turquie, a fermé la frontière entre l’Irak et la Syrie, seul accès possible à la région d’ar-Raqqa. La Turquie a elle aussi fermé sa frontière avec le Kurdistan syrien. Il ne faut pas que la presse puisse témoigner du combat acharné du YPG contre les djihadistes de l’État islamique… Ainsi, aucune autre voie d’accès au Rojava n’est plus ouverte, puisque le régime de Damas avance depuis le sud et que, à l’ouest, le territoire syrien est aux mains des islamistes d’al-Nosra.
Et, une fois passée la frontière irako-syrienne, la partie n’est pas encore gagnée : il reste à se faire accepter par l’appareil politique du YPG, qui interdit sans recours possible l’accès au front à tout observateur qui lui apparaîtrait un tant soit peu inamical ou trop critique…
Je n’ai ainsi rencontré aucun journaliste étranger ; ne circulent sur le front que les jeunes correspondants improvisés du service de presse du YPG, dont les chaînes de télévision du monde entier reprennent les images.
En ce mois de juillet 2017, il n’y a toutefois plus aucun doute sur la manière dont s’achèvera la bataille d’ar-Raqqa : la ville va tomber ; c’est une question de quelques semaines, peut-être même moins.
Certes, tout n’est pas encore tout à fait joué ; et la bataille continue de faire rage, du fait de la résistance acharnée que les combattants de l’État islamique opposent aux FDS, avec cette incroyable détermination, malgré l’approche de leur fin, dont ils ont fait preuve à Mossoul également.
Les derniers sursauts meurtriers de l’État islamique
Cela faisait une petite semaine, déjà, que j’allais et venais avec les Forces démocratiques syriennes (FDS) sur les différentes lignes de front qui cernent ar-Raqqa, la capitale de l’État islamique où, peut-être, le Calife Ibrahim tombera bientôt, les armes à la main…
Avec lui, l’aventure djihadiste la plus irrévérencieuse de l’Histoire contemporaine s’achèvera, dernier sursaut « héroïque » de « l’Islam authentique », écrasé sous les bombardements des armées de l’Occident coalisé.
Depuis quelques jours, je m’étais fixé sur le front-est. C’est le plus actif.
Bien que ceux que les miliciens kurdes, chrétiens et arabes des FDS appellent avec mépris « Daesh » se savent certainement déjà vaincus et voués à une mort prochaine, ils ne lâchent pas un pouce de terrain sans se battre avec un courage qui force le respect, quoi qu’il en soit de la cause qu’ils défendent ; et c’est sur le front-est que les héros du Califat ont récemment lancé une contre-offensive meurtrière. Les attaques sur les positions des FDS y sont quotidiennes.
Je m’attendais, cela dit, à un après-midi assez « commun », ce jour-là… Bombardements de la coalition internationale sur le centre-ville (je suis installé en première-loge, avec la brigade du YPG, les forces Kurdes de Syrie, qui m’accueille au troisième étage d’un immeuble dont toutes les fenêtres ont été soufflées et qui, désormais béantes, s’ouvrent toutes grandes face aux vestiges de l’antique muraille d’ar-Raqqa, derrière lesquels commence ce qu’il reste encore du territoire du Califat) ; répliques de l’ennemi par des tirs de mortiers qui, en réalité, s’ils font beaucoup de bruit, se révèlent peu efficaces (on les entend siffler de loin, ce qui nous laisse le temps de nous abriter pour éviter les éclats de shrapnels tranchants comme des couteaux qui seraient projetés dans l’air) ; et, parfois, une ou l’autre infiltration dans nos lignes par des djihadistes prêts à quelques escarmouches aussi inutiles que sanglantes, dans les rues avoisinantes…
On me dépose ainsi, comme chaque matin à l’aube, au poste de premiers secours qui a été implanté un peu en retrait du front, dans une ferme abandonnée. C’est là que m’attend habituellement un Hummer, qui me transporte à travers les ruines des quartiers déjà reconquis jusqu’aux positions où s’est déployée ma brigade. L’entrelacs des bâtiments dévastés et désertés par leurs habitants offre aux djihadistes un terrain de guérilla urbaine particulièrement propice et, en dépit des efforts mis en œuvres par les FDS pour « nettoyer » les décombres (par ailleurs truffés de mines), des snipers ennemis s’y déplacent encore régulièrement, et des petits groupes de combattants infestent ces zones dévastées et se dissimulent dans les décombres, émergeant des nombreux tunnels que l’EI a creusés dans le sous-sol d’ar-Raqqa, comme il l’avait fait à Mossoul.
Aujourd’hui, je suis arrivé un peu en retard au dispensaire. Hier, j’avais quitté le front bien après minuit, après une journée harassante dans une ambiance surchauffée (53°C à l’ombre)… Profitant de l’obscurité, un groupe de djihadistes infiltrés dans notre secteur a occupé les gars jusque tard dans la nuit ; impossible pour moi, dès lors, de regagner l’arrière avant que la zone fût à nouveau sécurisée. Aussi, je me suis accordé une grasse matinée…
Du coup, plus aucun Hummer n’était disponible dans les parages quand je me suis présenté au commandant de la zone.
Mais qu’à cela ne tienne… Un vieux de la vieille, Kamiroun, qui a fait la campagne de Manbij avec le YPG, me propose (« Si tu n’as pas froid aux yeux », me lance-t-il) de me transporter dans sa camionnette… contre une poignée de dollars américains ; la guerre génère ses bizness, et il n’y rien de nouveau sous le soleil.
Le gars se montrant insistant et certain de son coup, j’accepte ; mais en refusant cependant que Bedir, le jeune interprète kurde que j’ai embauché, nous accompagne dans ce qui m’apparaît tout de même s’apparenter à une forme de folie.
Rien à faire, toutefois : le jeune homme (19 ans), très courageux –comme il allait en faire la preuve en ce jour-, rescapé de la bataille de Kobanê, n’entend pas être exclu de l’équipée et monte avec nous dans la vieille Hunday qui démarre en soulevant des trombes de poussière et fonce à toute allure à travers les ruines désolées, sursautant à chaque trou d’obus et grinçant de toutes ses articulations lorsqu’elle rebondit sur les gravats. Sur le pare-brise, un « sticker » : Apo (c’est le surnom affectueux que l’on donne ici à Abdullah Öcalan, le « gourou » du PKK et du YPG)… Apo scrute les vestiges d’ar-Raqqa en fronçant des sourcils menaçants.
Alors que nous ne sommes plus qu’à quelques dizaines de mètres de notre objectif, à la limite des quartiers d’al-Mashlub et d’al-Sinâa, un véhicule tout-terrain armé d’une mitrailleuse nous coupe la route, surgissant à notre droite d’une rue perpendiculaire à la nôtre, et, poursuivant sa course, s’engouffre tout droit dans l’impasse où nous le suivons pour y rejoindre l’unité du YPG.
Notre camionnette n’a pas encore effectué complètement son virage vers la gauche que, soudain, une déflagration saisissante nous surprend : trois ou quatre secondes plus tôt, et le tout-terrain se désintégrait devant nos yeux ; et l’explosion pulvérisait notre véhicule… Kamiroun donne alors un brusque coup de volant tout en freinant pied au plancher, et la camionnette, qui se renverse presque sous l’effet du souffle, retombe lourdement sur ses roues et s’immobilise en travers de la route, tandis qu’une pluie de débris en caillasse le toit et le flanc.
Je fais glisser d’un geste la portière latérale, et je commence à filmer et cours m’abriter derrière le coin d’une habitation contre le mur de laquelle j’aperçois un premier blessé, étourdi par l’explosion ; Bedir saisit une autre caméra et me suit, alors que des tirs nous prennent pour cible.
Nous commençons peu à peu à réaliser ce qui se passe et à prendre conscience du désastre, lorsque Bedir, appelé à l’aide par un combattant kurde du YPG, s’élance vers une autre victime, les jambes ensanglantées, couchée à côté de la voiture piégée en flamme.
Le « car-bomb » a soufflé la façade de la maison dans laquelle nous nous rendions ; le milicien nous informe que des journalistes locaux du YPG s’y trouvent aussi. Je les verrai une petite heure plus tard, au dispensaire, lorsqu’un autre véhicule les y amènera : l’un d’eux, Farhat, était sur le toit de la maison et il a filmé l’arrivée du « car-bomb », sans se douter de ce dont il s’agissait ; il croyait avoir affaire au YPG. Mais un des deux djihadistes qui conduisaient le « car-bomb » a ouvert le feu en sa direction, et il s’est alors enfui vers l’arrière de la toiture, ce qui l’a sauvé de l’explosion. Par contre, les deux autres, Ala et Redwan, étaient au rez-de-chaussée, à l’intérieur du bâtiment ; le premier a été gravement touché aux jambes, Redwan s’en sortira avec quelques blessures légères et complètement assourdi…
Si les balles continuent de siffler, l’épaisse couverture de fumée noire que dégagent les pneus qui brûlent nous rend invisible aux snipers de l’EI qui ne peuvent pas nous viser. Je continue dès lors de filmer Bedir, notre jeune héros, et le milicien qui embarquent les blessés dans notre camionnette et nous filons sans plus attendre au dispensaire où, cet après-midi-là, vont se succéder pick-up et blindés, déversant leur cargaison de corps.
Dure journée pour ceux qui se battent contre le Califat…
Les Kurdes préparent déjà « l’après-Raqqa »
Mais la résistance des djihadistes, pour acharnée qu’elle soit, n’arrêtera pas l’ensemble des forces de fait liguées contre l’État islamique : les FDS, la coalition internationale menée par les États-Unis, l’armée syrienne de Bashar al-Assad, l’aviation russe… Le Califat agonise.
Et pourtant, les préparatifs militaires n’ont pas cessé au Rojava : on continue de creuser des tranchées, de fortifier les villes et les villages, les check-points, à grand renfort de béton armé…
C’est que l’on sait, au Rojava, qu’une fois que l’État islamique aura perdu le contrôle effectif du territoire, les combattants kurdes qui rêvent d’indépendance (d’une forte autonomie, à tout le moins, dans une Syrie fédérale) vont se retrouver nez-à-nez avec l’armée du régime, les troupes de Bashar al-Assad, qui reconquièrent pas à pas le pays ; elles sont déjà aux portes d’ar-Raqqa et ont presque totalement repris la région de Deir ez-Zor.
On se souvient des paroles prononcées solennellement en juin 2014 par le Calife Ibrahim, Abou Bakr al-Baghdadi, à Mossoul, lorsqu’il proclama la renaissance du Califat et la fondation de l’État islamique…
« Je ne vais pas vous promettre de vous aimer comme le font les rois et comme les dirigeants promettent à leurs citoyens le bien-être, la douceur et la paix. […] Ayez de la patience dans les difficultés. Si vous saviez quelle récompense, de dignité, de noblesse et d’honneur se trouve dans le djihad, pas un d’entre vous ne s’assoirait ou resterait en arrière sans faire son devoir envers l’Islam. »
Ainsi appelait-il tous les Musulmans de la planète à se mobiliser pour défendre le renouveau d’un État islamique sunnite et promouvoir l’expansion de l’Islam dans le monde. Il n’aura pas été entendu par l’Oumma, la « communauté des Musulmans », et l’aventure du Califat s’achèvera ainsi, par l’extermination du dernier djihadiste, quand tombera le dernier quartier d’ar-Raqqa, le dernier immeuble.
Mais la fin de l’État islamique ne signifie pas la fin du conflit en Syrie.
D’une part, la disparition de l’EI en tant qu’État de fait n’empêchera pas l’organisation islamiste de faire preuve d’une certaine résilience au sein de la population sunnite, de Syrie comme d’Irak, voire ailleurs, au Sahel ou en Afrique du nord, et dans les métropoles européennes notamment.
D’autre part, l’attention s’était focalisée, depuis 2014, sur l’expansion rapide et impressionnante du Califat, et ensuite sur la lutte déterminée dans laquelle l’Occident s’était dès lors décidé à s’engager pour juguler ce phénomène politique et religieux qui constituait une menace de plus en plus concrète pour le Moyen-Orient, l’Afrique du nord et l’Europe. L’essence même du conflit syrien était ainsi passée comme au second plan aux yeux des observateurs. Mais les acteurs originels de la guerre en Syrie reviennent aujourd’hui sur le devant de la scène…
Dans le nord-est, l’union sacrée que « Daesh », l’ennemi commun « le plus terrible », avait contribué à forger se fissure déjà : Arabes, Chrétiens, Kurdes… Les Forces démocratiques syriennes (FDS) se désolidarisent. Les Kurdes du YPG et leur idéologie socialiste aux velléités totalitaristes, lesquels dominent au sein des FDS, ne font pas l’unanimité ; les autres communautés s’en méfient de plus en plus ouvertement et se préparent à leur résister. Par ailleurs, c’est bien sûr le régime baathiste, Bashar al-Assad, qui revient en force et se prépare à la confrontation avec les milices kurdes du nord, à présent qu’a disparu le glacis islamiste qui séparait ces deux protagonistes : Damas entend bien rétablir son autorité (légitime, du moins aux termes du droit des États), sur l’ensemble du territoire national. Le gouvernement syriens est soutenu par ses alliés, et non des moindres : Moscou et Téhéran. Et rien ne semble détourner le gouvernement de Bashar al-Assad de cet objectif qu’il poursuit depuis six ans, d’autant moins qu’il va s’agir à présent, pour la Russie et l’Iran, d’affirmer leur influence régionale en ne laissant aucun territoire syrien aux mains des alliés de Washington, ces Kurdes du Rojava notamment, qui ont laissé les Américains implanter des bases militaires sur le sol de leur allié de toujours.
Ce n’est qu’une question de temps et de choix stratégiques : après ses victoires à Homs, Hama, Alep et Deir ez-Zor, l’armée syrienne, qui a aussi reconquis le vaste désert du centre (Palmyre), fait désormais face aux deux derniers fiefs de l’opposition, à savoir, d’une part, dans le gouvernorat d’Idlib, la formation à dominante islamiste Hayat Tahrir as-Cham (naguère Jabhet al-Nosra, la « branche syrienne d’al-Qaeda », qui a contraint plusieurs factions islamistes et les reliquats des révolutionnaires de l’Armée syrienne libre encore présents dans la région à le rejoindre dans cette alliance) et, d’autre part, dans le nord-est syrien, le YPG, les Kurdes du Rojava.
Depuis la fin de l’été 2017, tout semble indiquer que le premier objectif de l’armée syrienne sera l’anéantissement des islamistes d’Hayat Tahrir as-Cham (le Mouvement pour la Liberté du Levant), si l’on en juge par la concentration des troupes loyalistes qui ont fait mouvement en direction d’Idlib, mais aussi par l’important déploiement du soutien russe et, notamment, l’appui naval qui a commencé de frapper les positions d’al-Nosra par des tirs de missiles, parallèlement à d’intenses bombardements de l’aviation. Probablement ainsi l’armée syrienne, durement éprouvée par six années de guerre et incapable du fait de ses effectifs désormais limités (bien que très efficacement rééquipés par l’armée russe) de mener deux offensives majeures en même temps, va-t-elle conforter ses positions dans l’est, à Deir ez-Zor et autour d’ar-Raqqa, et donner la priorité à la reconquête du gouvernorat d’Idlib avant d’enfin en terminer par l’assaut sur le Rojava.
Aussi, il ne faut pas envisager la conquête d’ar-Raqqa par les FDS sous l’angle de la lutte contre l’EI et de l’anéantissement du péril djihadiste ; c’est le contrôle d’ar-Raqqa face au régime qui compte.
Un improbable accord politique entre Damas et le YPG
Toutefois, tandis que toute négociation entre le gouvernement syrien et les islamistes d’al-Nosra semble exclue (et ce, de part et d’autre), il n’est en revanche pas impossible que des tractations secrètes aient commencé, depuis un certain temps déjà, entre Damas et le PYD (le Parti de l’Union démocratique), filière syrienne du PKK et dont le YPG constitue la branche armée.
On parle en effet assez fréquemment, dans les milieux politiques de Qamishli et Amuda (les principaux centres administratifs du Rojava oriental) de l’espoir (sinon la possibilité) de parvenir à un arrangement avec Damas ; c’est du moins celui que nourrissent des membres de la diplomatie du gouvernement régional : « Bien sûr, ils ont les Russes et les Iraniens derrière eux… Mais l’armée syrienne est épuisée ; elle commence à manquer d’hommes… Alors, je crois que le président Bashar al-Assad pourrait accepter de nous laisser tranquilles et de créer une région autonome dans la Syrie du nord. C’est la seule option pour éviter que le conflit se prolonge indéfiniment, car il sait bien que ce sera le cas si les Kurdes entrent en résistance. »
– Le régime accepterait de se séparer d’une partie du territoire national ?
– Le but n’est pas de créer deux Syrie, de diviser le pays en deux États. Mais de créer une étape intermédiaire vers un changement politique en Syrie, sur le long terme.
Cependant, du point de vue de Damas, la manœuvre reviendrait tout simplement à la partition de la Syrie.
Mais, au Rojava, rares sont les citoyens ou les combattants qui partagent cette attente d’une solution pacifique. On n’espère pas trop, et on n’a pas confiance dans les promesses de Damas… « Bashar veut gagner du temps », affirme un officier du YPG que j’accompagne au poste de commandement d’Hawi al-Hawa, situé à quatre kilomètres de la ligne de front. « Je ne sais pas si nos politiciens sont en train de parler avec lui… Mais, si l’on se lance dans des négociations, ce sera comme toujours dans ce pays : les pourparlers vont durer et durer, et à la fin les Baathistes reviendront sur tout ce qu’ils auront promis et ils frapperont. Mais, en attendant, l’armée de Bashar aura eu tout le temps nécessaire pour nous isoler et réparer ses forces. »
– Ce qui signifie qu’il faudrait à présent que les FDS poursuivent le combat, après « Daesh », contre les forces gouvernementales syriennes ?
– C’est mon avis. Il faut continuer d’avancer, et il faut aussi en finir avec les enclaves que le gouvernement tient toujours au Rojava, à Qamishli, l’aéroport… Ils ne sont plus que quelques dizaines de soldats ; en deux jours on pourrait prendre ces places. Il ne faut pas leur laisser le temps de se reposer. Après, il sera trop tard. Avec les Russes et les Iraniens, le YPG ne fera pas le poids.
– Les États-Unis ne sont-ils pas vos alliés ?
– Je suis peut-être trop pessimiste… Je n’en sais rien. Mais je ne me fais pas d’illusion sur les Américains. Ils ne vont pas déclencher une guerre avec les Russes pour protéger le Rojava. Si c’était possible, pourquoi ne l’ont-ils pas fait depuis longtemps déjà, pour protéger Homs ou Alep ? Le problème, c’est le droit international : les Russes sont ici chez leur allié, légalement. Les Américains, ce n’est pas le cas. Le Rojava, c’est la Syrie. Les Américains ne pourront pas empêcher Bashar d’y revenir.
– Quelle serait donc la solution ?
– Ce serait de terminer la révolution que nous avons commencée il y a six ans. Et puis on pourrait avoir une Syrie fédérale avec un gouvernement démocratique à Damas.
– Le problème, ce qui empêche le conflit de prendre fin, c’est donc Bashar al-Assad ?
– C’est Bashar et tous ceux qui l’entourent, et aussi les Russes et les Iraniens qui veulent continuer de contrôler la Syrie à travers les Baathistes. Même s’ils arrivaient à convaincre Bashar de se retirer, ça ne changerait rien : c’est le système qu’il faut renverser. Mais je ne crois pas que ce soit dans l’idée de ceux qui décident au Rojava, et j’ai peur qu’ils commettent en ce moment une grande erreur en négociant.
L’idéologie nationaliste du parti Baath semble en effet laisser peu de chances à un avenir fédéral en Syrie, d’autant moins si l’on en juge par la volonté de reconquérir le pays dont a fait preuve le régime six années durant. Par ailleurs, le gouvernement de Bashar al-Assad pourrait bien ne pas se retrouver seul, dans la région, face à la détermination dont font preuve les Kurdes du Rojava : l’affirmation d’une entité politique kurde à sa frontière inquiète la Turquie d’Erdogan, et d’aucuns pensent, au sein du YPG, que des accords existent entre Damas et Ankara, dont la finalité serait l’anéantissement du projet d’autonomie des Kurdes de Syrie.
La guerre, avec Bashar… et la Turquie
– Ce serait pour nous le pire des scénarios, m’a confié un des commandants du YPG sur le front de Raqqa. Mais c’est probablement ce qui va se passer… Les Turcs on déjà commencé à nous agresser ; ce n’est pas une hypothèse, leur plan d’action contre nous, cela fait un certain temps déjà qu’il a été activé. Par exemple, ils ont fourni des armes aux terroristes de Daesh, pour les aider à nous attaquer. Puis, quand ça n’a plus été suffisant, ils nous ont attaqués eux-mêmes… Les Turcs ont poussé des milices de l’Armée syrienne libre à nous attaquer ; en fait, ce qui reste de l’Armée libre est devenu un jouet dans les mains d’Erdogan qui manipule ces gens, les arme et les lance contre nous comme des chiens de combat. Puis, les Turcs sont entrés en Syrie avec leurs tanks et ils nous ont empêché de relier le canton d’Afreen [ndlr : situé au nord d’Alep] au reste du Rojava [ndlr : les cantons de Kobané et de la Jazeera]. Et depuis avril, ils nous bombardent régulièrement. Ils bombardent nos hommes qui se battent contre Daesh…
Aussi, au Kurdistan syrien, on se prépare à l’affrontement, face à Bashar et face à Erdogan. On fortifie la région, en espérant toutefois un soutien des États-Unis, voire de l’ensemble des États membres de la coalition internationale qui appuie les FDS contre l’État islamique… Même si l’on n’y croit pas trop, de moins en moins.
– Si la Turquie intervient en Syrie –ce pourrait-être à la demande de Damas ; Bashar al-Assad reste la seule autorité légitime en Syrie, au regard du droit international…-, comment les USA pourraient-ils nous protéger ? Ils ne vont pas non plus attaquer de front l’armée d’un pays membre de l’OTAN… Et moins encore si l’armée russe est aussi impliquée dans l’opération…
Mais on s’accroche quand même à cette idée, qui demeure l’unique possibilité de parvenir à une région autonome de Syrie du nord. Sans cela, il est peu probable que le YPG puisse encaisser les assauts de l’armée syrienne et les coups de poignards dans le dos que lui assénerait l’armée turque. Le « soutien américain »… C’est la grande inconnue de la partie d’échec qui est sur le point de se jouer.
– Nous n’avons pas d’autre choix que d’attendre et de nous préparer… On ne va quand même pas partir à la conquête de Damas !
La fin de « Daesh », et la fin des FDS ?
Mais Damas et Ankara ne sont pas les seuls nuages qui obscurcissent le ciel des Kurdes de Syrie : c’est aussi l’alliance des Forces démocratiques syriennes elle-même, qui se délite. Chrétiens et Arabes, membres de l’union sacrée qui s’est constituée lorsque l’État islamique a commencé de monter en puissance, regardent désormais les Kurdes avec de plus en plus de méfiance, à présent que la menace djihadiste s’estompe et que, ce danger immédiat disparu, il va être question de déterminer l’avenir du pays.
Pour la majorité des Chrétiens, en effet, Bashar n’a jamais vraiment été un problème : même si une partie des forces chrétiennes ont pris part à la révolution et aspirent à la démocratisation de la Syrie (c’est le cas de la plupart des membres du Syriac Military Council – MFS), d’autres milices et, de manière générale, la communauté chrétienne se sont toujours senties protégées et même privilégiées par le régime qui a su jouer des divisions ethniques, religieuses et communautaires pour s’allier les minorités face à la majorité sunnite. Il en va de même des tribus arabes sunnites restées fidèles à Damas.
Or, les Kurdes dominent au sein des FDS : ils forment de loin l’ethnie la plus importante ; ils sont aussi mieux armés et mieux organisés. En outre, c’est le YPG qui décide tout, dans le cadre des opérations militaires ; et souvent de manière unilatérale, et les faits de répression se sont multipliés, depuis quelques temps, à l’égard de ceux qui haussent la voix et refusent de se soumettre au nouvel ordre politique que la filière syrienne du PKK veut imposer aux populations du nord du pays.
Aussi, des oppositions et rivalités commencent à se manifester entre les différentes factions constitutives des FDS : « Nous, on n’a aucun problème avec le gouvernement légal de ce pays », m’a expliqué le chef d’une milice arabe. « Ce sont les Kurdes qui veulent l’autonomie, pas nous ! Nous, notre seul problème, c’était Daesh. »
Un point de vue partagé par les Chrétiens, comme me l’a confirmé un des commandants des milices chrétiennes que j’ai rencontrés sur le front d’ar-Raqqa : « On a pris les armes quand Daesh nous a menacés. Jusque là, on vivait bien en Syrie. Nous sommes syriens et notre gouvernement est à Damas. Les Kurdes voudraient contraindre toutes les communautés du nord à accepter leur projet. Mais leur projet politique de nous convient pas : nous ne voulons pas de cette ‘région de Syrie du nord’ ; les Chrétiens s’y retrouveraient minoritaires, face aux Kurdes, et on peut déjà se rendre compte qu’ils veulent tout décider seuls. Et leur projet de société ne nous convient pas non plus : on ne veut pas des idées d’Öcalan et de leur dictature marxiste. »
Ces dissensions pourraient rapidement affaiblir les positions du YPG, et servir les intérêts de Damas si la contestation s’exprimait ouvertement, voire tournait à la lutte armée. La partie pourrait ainsi se compliquer à l’envi.
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Dans les états-majors des SDF, côté kurde surtout, on parle de manière très fréquente et convaincue, de la possibilité d’un accord entre Washington, Moscou et Damas, en vue de la création d’une zone franche au Rojava. On rêve tout éveillé d’une sortie de conflit rapide et pacifique. Et pourquoi pas, même, un « grand Rojava », qui comprendrait Raqqa ? Ne sont-ce pas les Kurdes qui ont libéré la ville de Daesh ? Et aussi Afreen ? 40% du gouvernorat d’Alep sont aujourd’hui sous contrôle du YPG… Et de négocier l’annexion d’une partie du gouvernorat d’Idlib, contre, peut-être, une partie de la région d’Alep qui repasserait sous la coupe du régime ? On murmure que le régime serait déjà engagé dans le processus de négociations… Et, de toute façon, si le régime refusait, le YPG prendrait alors l’initiative unilatérale d’agir pour parvenir à réaliser tous ces objectifs.
Mais, à Damas, les responsables du régime sourient en coin lorsqu’on évoque ce plan. La Russie serait très hostile à cette option et serait déterminée à aider Bashar al-Assad à reprendre Idlib et Alep, et ce sans le concours des États-Unis qui ont pourtant proposé la formation d’une coalition commune pour en finir avec le Front al-Nosra (al-Qaeda). C’est dans cette perspective qu’il faudrait comprendre le message adressé le 7 avril 2017 par Donald Trump, à savoir les frappes ordonnées sur la base aérienne d’Al-Chaayrate, dans le gouvernorat de Homs, qui, officiellement, répondaient à l’attaque chimique supposément lancée par le régime sur Khan Cheikhoun (gouvernorat d’Idlib) –Washington montre les dents et veut forcer la main à Moscou- ; mais aussi la réponse du ministre russe de la Défense, qui avait annoncé que tous les aéronefs de la coalition menées par Washington qui s’aventureraient à l’ouest de l’Euphrate seraient désormais des cibles pour la défense anti-aérienne russe et syrienne – c’est donc… « niet ! ».
« À l’ouest de l’Euphrate » ? Ce qui pourrait signifier que la Russie accepterait l’idée d’une zone franche au moins pour la moitié orientale du Rojava ? Voire l’implantation de bases américaines sur le territoire national syrien (leur « maintien », en réalité, puisqu’elles existent déjà, comme à Kobané) ? C’est peu probable, et ce serait une nouvelle perte d’influence qui, après les événements d’Ukraine, affaiblirait encore la position de Moscou dans la partie de néo-guerre-froide qui se joue en ce moment en Europe centrale et au Moyen-Orient.
Il ne faut en effet pas oublier que le conflit syrien n’est pas seulement un enjeu régional, mais constitue aussi un épisode de la partie d’échecs qui oppose (à nouveau) les deux puissances traditionnellement en concurrence planétaire depuis 1945.
L’engagement par Washington d’un bras de fer avec Moscou dans le nord de la Syrie reviendrait aussi à remettre en question le principe des zones d’influence et des chasses gardées propres à chaque puissance (comme l’est, par exemple, le Mali pour la France) ; ce qui autoriserait la Russie à réagir ailleurs, éventuellement dans le Golfe persique.
Et ce tout en prenant également en compte les intérêts iraniens. L’Iran a durablement et solidement implanté son influence en Irak, à la faveur de la défaite de l’État islamique, et plus encore par le biais des milices chiites (de celles qui sont acquises à Téhéran, lesquelles sont largement majoritaires) ; un processus très concret de mainmise sur l’Irak, qui se vérifie sur le terrain. L’Iran a par ailleurs montré les dents elle aussi, en tirant plusieurs missiles depuis son territoire, lesquels ont traversé l’espace aérien irakien (sans autorisation préalable de Bagdad), et ce pour appuyer la progression de l’armée régulière syrienne contre l’EI, à Deir ez-Zor.
– À Genève, Riyad, Astana… On n’a pas été invités… Les FDS n’ont pas été invitées. Ils n’ont pas voulu du YPG. Nous avons proposé de participer aux pourparlers pour y expliquer notre plan d’une région autonome, mais la Turquie, l’Iran et Damas se sont opposées à notre présence ; en nous qualifiant de « terroristes ». Ça montre bien qu’ils ne sont pas disposés à un accord ; que Damas veut gagner du temps, et que ce sera la guerre.
En Syrie, la guerre continue, donc, incertaine. Et, en fin de compte, l’aventure djihadiste de l’État islamique n’aura été qu’une péripétie de plus, survenue pour aggraver le malheur des Syriens dans ce trop long conflit dont on pourrait néanmoins apercevoir aujourd’hui le bout ; lorsque Bashar et son allié russe auront tordu le coup au front al-Nosra et tourneront ensuite leurs regards vers les rebelles kurdes du Rojava.
par notre envoyé spécial à Raqqa (Syrie)