TUNISIE – L’école en déroute… Arabisation et mort du français

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La Tunisie est connue comme le pays arabe où l’on trouve le plus de diplômés au kilomètre carré. Oui… Mais…

De réforme en réforme, copiées, improvisées, ne touchant jamais aux vrais problèmes du système éducatif tunisien, l’école poursuit son chemin chaotique vers une déroute annoncée, surtout depuis la révolution de 2011.

Il est vrai que la débâcle a commencé bien avant déjà, avec l’arabisation partielle, décidée par Mohamed Mzali, ministre de l’éducation dans les années 1970, qui a commencé par arabiser la philosophie, en 1975, mesure annoncée la veille de la rentrée scolaire ; suivie d’une autre réforme malheureuse, celle de rendre l’épreuve de français non obligatoire au baccalauréat.

Ces deux réformes ont ouvert la porte à toutes les dérives : par exemple, l’arabisation des matières scientifiques, enseignées à l’école primaire seulement, et le retour au français au lycée et à la fac ont perturbé élèves et professeurs, certains parmi ces derniers ayant dès lors opté pour le dialecte tunisien afin de fournir des explications à des élèves démunis linguistiquement…

Nommé premier ministre par Bourguiba, de 1980 à 1986, Mzali a poursuivi cette politique, en dépit de l’opposition des milieux intellectuels, et renforcé l’arabisation, avec l’appui du pouvoir d’un parti unique, le PSD (Parti socialiste destourien, qui changera son nom en Rassemblement constitutionnel démocratique, RCD, sous Ben Ali). Mzali s’est par ailleurs rapproché du MIT (Mouvement de tendance islamique) et a encouragé les étudiants islamistes à refouler leurs condisciples de gauche qui contestaient la mainmise de Bourguiba et de son parti sur le pays. Tout cela a eu pour effet de déstabiliser les apprenants, considérés comme des cobayes soumis aux intérêts politico-économiques : le rapprochement avec les pays arabes riches.

Ben Ali, arrivé au pouvoir en 1987, continue ce processus d’arabisation, misant sur des taux de réussite scolaire élevés, exhibés en fin d’année dans le palmarès des « réussites » nationales servant sa gloire personnelle. Une génération sacrifiée, d’autant plus que toutes les activités culturelles extrascolaires, les clubs de langue, ciné-club, théâtre, musique, dessin, etc., qui étaient gratuitement dispensées par le ministère de l’Éducation, ont été supprimées par souci d’économie.

L’arabisation s’est en outre poursuivie à la faveur, aussi, de gestes symboliques à l’intention des islamistes, comme l’octroi d’une salle de prière dans chaque lycée…

Le niveau des élèves ayant ainsi tragiquement chuté, les cours de rattrapage sont dès lors devenus « monnaie courante »… et une majorité d’enseignants se sont précipités pour donner des cours supplémentaires à des élèves, leurs parents étant prêts à débourser, persuadés que leur progéniture allait progresser et mieux réussir dans la vie de la sorte. La réalité fut un peu différente : on a vu les enseignants gonfler les notes et les taux de réussite atteindre des plafonds invraisemblables, frôlant les 90%. Le de taux de réussite au baccalauréat a explosé, d’autant plus spectaculairement que l’octroi d’un bonus de 25% a été décidé par l’administration pour favoriser l’accès de  la majorité à la « réussite ».

Une génération a grandi ainsi, convaincue que l’effort était inutile, plus habituée à quémander (ou « acheter ») les bonnes notes qu’à « réussir » réellement.

On a entendu des slogans effarants, vantant le laxisme et la paresse. La débrouillardise  était devenue la règle d’or de la réussite scolaire et sociale. Dans les lycées, la fréquentation des bibliothèques a sensiblement chuté : elles se sont vidées des lecteurs, alors que, pourtant, elles regorgeaient de livres, inscrits aux programmes, acquis à rands frais par l’administration dans l’indifférence totale des élèves, au grand dam de quelques professeurs, des « dinosaures », qui se battaient pour inciter leurs élèves à lire !

Cette génération a en revanche consommé des milliers d’heures de feuilletons égyptiens, libanais, mexicains ; une catastrophe culturelle qui se poursuit aujourd’hui, avec la diffusion tous azimuts des histoires de cœurs turques et autres fast-food télévisés.

In fine, des concours ont été abolis, puis remplacés par d’autres, à leur tour supprimés, au gré des décisions ministérielles…

Mais le mal était plus profond encore… L’arabe classique enseigné à la place du français s’est révélé fastidieux pour les élèves, car, contrairement au français, il n’est quasiment jamais pratiqué, le dialecte tunisien prévalant dans la vie courante et même dans l’enseignement de certaines disciplines ; en somme, l’arabe est similaire à l’anglais dont on voudrait faire la deuxième langue en Tunisie (selon la déclaration de l’actuel ministre de l’éducation, Néji Jalloul).

À cette réalité, s’ajoute une pédagogie désastreuse, produit d’un pari perdu : non seulement un choix d’auteurs classiques au style rébarbatif, mais surtout des méthodes d’apprentissage imposées et guère efficaces, à savoir la « lecture globale », toujours d’actualité et qui fait de l’apprenant un automate sensé ânonner sans déchiffrer ; il lit sans lire. En fin de compte, le résultat, c’est qu’aucune des trois langues n’est réellement assimilée ; ce sont des élèves incapables de s’exprimer correctement et de rédiger un texte cohérent.

La politique de « l’accès maximum au diplôme » a généré une multitude de jeunes diplômés incompétents et chômeurs.

Un horizon bouché par une absence de vision.

Le recrutement des enseignants lui-même n’est pas toujours fonction des compétences, mais plutôt de critères partisans. Ainsi, le parti islamiste Ennahdha, au pouvoir depuis les élections du 23 octobre 2011, a favorisé l’embauche d’enseignants sympathisants militant pour sa cause. On a dès lors vu des instituteurs apprendre aux élèves à brandir quatre doigts, symbole de l’État islamique, ou interrompre leurs cours pour inviter les élèves à faire la prière en classe. Lors des célébrations de fin d’année scolaire, on a même vu, dans certains établissements, la distribution de tapis de prière et de chapelets, offerts aux élèves méritants ; ce fut le cas en juin dernier.

Cette islamisation rampante a amplifié la grogne contre le français, nourrie par la haine de l’ancien colonisateur. Un discours racoleur, développé dans les mosquées par des imams militant pour l’idéologie djihadiste, qui divise la société et alimente la marginalisation de tous ceux qui luttent pour l’ouverture sur le monde.

Si le français est en perte de vitesse en Tunisie, c’est aussi parce que son enseignement a été inadéquat suite à de réformes multiples. À titre d’exemple, dans les années 1980, dans les filières professionnelles (couture pour les filles et menuiserie ou mécanique pour les garçons), il fallait apprendre uniquement le vocabulaire technique ; les textes littéraires furent dès lors bannis des manuels scolaires destinés à ces sections…

Cette arabisation mal conçue et instrumentalisée par les islamistes a abouti à l’enfermement des jeunes Tunisiens, à un désastre linguistique et en termes de communication, sur le plan pratique, mais aussi à une déroute intellectuelle et culturelle.

La dernière déclaration de l’actuel ministre de l’Éducation est très inquiétante : dégrader encore le statut du français en Tunisie en le reléguant à la dernière place, après l’anglais, c’est méconnaître l’histoire du pays, ses origines latines (romaines) et la place qu’occupe cette langue dans la culture et la formation de plusieurs générations d’intellectuels, de journalistes fondateurs de quotidiens et de magazines d’expression française qui sont de véritables institutions, tels que La Presse ou Le Temps, d’écrivains, de poètes, de dramaturges qui ont été baignés par la culture française.

Il suffit à ce propos de citer l’exemple de la troupe de la municipalité de Tunis qui a adapté la plupart des pièces de Molière, comme L’Avare et Le Bourgeois Gentilhomme : des générations ont parlé français, ont pensé en français, se sont approprié cette langue pour communiquer leurs préoccupations, leur vécu, leurs rêves. Les écoles d’art enseignent la peinture, la danse, l’architecture, le cinéma français entre autres. Le français n’est nullement une langue parachutée ou imposée ; car elle a ses origines tunisiennes.

Dégrader ainsi le français, c’est enfin ouvrir la voie à l’islamisation, le projet pernicieux du parti islamiste, auquel il n’a jamais renoncé, malgré l’ambivalence du discours qui se veut rassurant et moderniste. L’actuel ministre de l’éducation lui a ouvert les portes de quelques établissements scolaires, l’été dernier, autorisant les enseignants d’éducation religieuse d’initier les élèves à l’apprentissage du Coran. Une mesure qui a provoqué un tollé chez les intellectuels et la société civile, opposés à cette menace.

Une arabisation artificielle dans un « pays arabe », c’est un non sens, d’autant plus que, parallèlement, elle aboutit à la dégringolade du niveau scolaire et rend les individus incapables de penser, de raisonner, de comprendre ce qui les entoure.

Le rejet de l’autre, c’est un suicide culturel ; c’est se renier soi-même ; et c’est renier son appartenance à une communauté d’idées qui a l’humain en partage.

La langue est un outil de transmission et d’échange. Au lieu d’escamoter les problèmes d’un système éducatif en difficulté, ne vaut-il pas mieux tenter de les expliquer, de prendre conscience des aberrations des réformes sans cesse recommencées, de refuser l’encerclement idéologique et de préparer les générations futures à mieux appréhender le monde et à devenir les acteurs de leur vie ?

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Tounès THABET

Écrivaine - Journaliste (TUNIS)

3 Comments

  1. franchement ,en lisant ce texte ecrit sur la tunisie , je me suis presque oublie et penser que ca se passe en algerie ,tellement ,c est identique a ce qui s est passe en algerie . sous le pretexte d une islamisation insensee ,nos “elites” ont tue ,la pensee libre ,l effort de la vraie culture ,l instruction reelle .ils ont detruit le merite ,le savoir ,l effort ,au profit de la triche ,la fraude ,les diplomes destribues a tout va ,sans merite ,au profit de cette arabisation a outrance ,qui n a engendre que le terrorisme ,ce wahabisme ,salafisme , qui deteriore tous ce qui est juste ,bon ,serieux pour tout etre ,surtout les maghrebins ,qui ne pourront jamais devenir des zoulous-arabes ,ou zombis terroristes du wahabisme aveugle de saoudi ,l esclavagiste ,pretentieux et a la solde du sionisme .

  2. L’arabisation conduit a l’islamisation ? ah d’accord , en fait vous n’êtes pas seulement contre l’islamisation , ni l’islam mais vous êtes contre la culture arabe tout court !
    Eh bah madame , je voudrais vous rappelez que l’arabe , une des langues les plus riches du monde , la langue officiel de 23 pays est la seule et unique langue officiel en Tunisie , et tot ou tard on va devoir nous séparé du français ( qui, contrairement a ce que vous dites , constitue un lourd fardeau pour nous , en effet , absolument toutes les études scientifiques nouvelles sont en anglais , et croyez moi (et je parle en tant que médecin) que devoir réapprendre tout ce que l’on a appris pour pouvoir être a jour n’est pas rien )

    Notre attachement au Français a abaissé notre niveau dans les 3 langues enseignés en plus de créer une fracture identitaire chez nous , les uns se réfugiant dans un repli identitaire stérile , les autres abandonnant leur propres identité pour devenir des apatrides n’appartenant pas a la culture arabe et Tunisienne mais qui ne seront en plus jamais jamais français.

    Bref , il est nécessaire que les etudes scientifiques soient faite en anglais aujourd’hui.
    Quant a l’arabe , une arabisation et une homogénéisation doit être faite dans les 23 pays arabes en coordination , car oui aujourd’hui l’arabe souffre, et un énorme travail de traduction doit être fait , la Tunisie a elle seule n’en a pas la possibilité.

  3. Mohmed Daoud on

    Madame, le problème est beaucoup plus complexe que vous ne semblez envisager. Tout mettre sur le dos de l’arabisation est une leurre idéologico-culturelle qu’on a toujours trouvé reprise par des tunisiens francophiles qui souffrent d’une schizophrénie identitaire. Je vous demande tout simplement d’aller vous informer sur les autres peuples de la terre qui ont choisi de tout enseigner dans leur langue (français, allemands, danois, coréens, turques, iraniens, brésiliens, hollandais, et j’en passe). Je vous propose aussi de vous éduquer vous même sur les facteurs multiples et conjugués qui sapent notre système éducatif (politiques malavisées, manque de clarté des objectifs, approches ad-hoc, improvisation, mauvaise allocation et gestion des ressources, absence de suivi et d’évaluation, etc.). C’est criminel ce qu’on a fait aux générations successives de tunisiens depuis l’indépendance. Ayons au moins la décence d’entreprendre une réflexion objective pour pouvoir arrêter le gâchis. Finalement, pour votre information, les réformes de l’enseignement ne réussissent qu’à un taux de 30-40% dans le meilleur des systèmes et même dans les pays dits riches ou développés à cause des facteurs cités plus haut et du grand nombre d’intervenants qui n’ont ni la même vision ni le contexte adéquat pour coordonné leurs points de vue et leurs efforts.

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