TURQUIE – Génocide arménien : un regard neuf

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Il faut parfois renaître visuellement, sortir d’un utérus symbolique et porter un regard « neuf » sur le monde pour se rendre compte du tas d’absurdités, d’insensibilité, d’immoralité, de racisme, de confessionnalisme… que celui-ci recèle et que nos yeux, habitués à l’obscurité, voient comme des manifestations normales, acceptables, logiques.

Ce « regard neuf », qui s’ouvre fraîchement à la lecture et à l’audiovisuel, voit des dirigeants d’un certain pays (la Turquie) s’offusquer de la reconnaissance d’un génocide par d’autres dirigeants et par un pape nommé François, génocide classé comme le premier du XXème siècle, commis en 1915 par de « Jeunes-Turcs » contre des jeunes, moins jeunes et vieux Arméniens, qui furent passés au fil de l’épée, fusillés, torturés, affamés, déportés… et dont le nombre est estimé à un million et demi de victimes.

Mais les descendants des Jeunes-Turcs, bien que d’une autre génération, ont de la peine à se dissocier de ce passé et à reconnaître cette énormité de l’histoire. Comme s’il s’agissait d’un assassinat individuel, isolé, commis dans un champ désertique, dont les circonstances et l’assassin sont une énigme qui requiert le recours à Sherlock Holmes pour son élucidation.

Et pour nous détourner un peu des chiffres faramineux, voilà que le principal joueur et ses coéquipiers occidentaux nous entraînent dans le jeu scabreux des lettres, dans le but de noyer le poisson dans la sémantique : un « massacre »… oui, peut-être, à la rigueur… mais un « génocide », non. Il y a une méthodologie à suivre, des standards à respecter pour mériter la mention « génocide ». N’est pas génocidaire qui veut ; n’est pas non plus qui veut « génocidé ». Il faut avoir atteint un nombre minimal de victimes massacrées, à défaut de quoi elles deviennent quantité négligeable ne méritant pas la mention susceptible de les reconnaître comme victimes d’une extermination systématique.

Ce « regard neuf » se tourne du côté occidental pour constater beaucoup d’hésitation à reconnaître ce génocide, de la part de certains dirigeants de ces pays des Droits de l’Homme, pour des raisons d’accommodement géopolitique, sans doute, mais aussi, peut-être, par peur de voir surgir le fantôme de leur mauvaise conscience et leur responsabilité d’avoir joué les Ponce Pilate et regardé passer le train des massacres, à cette date fatidique et aux dates « préparatoires » antérieures. En effet, l’Allemagne, alliée du génocidaire de l’époque, était demeurée sourde aux appels de l’archevêque de Cologne, le Cardinal von Hartmann, qui avait pressé le chancelier du Reich d’intervenir auprès de son allié turc pour faire cesser les persécutions d’Arméniens, mais en vain…

Idem en ce qui concerna les démarches désespérées du pape Benoît XV auprès du Sultan Mehmet V. Un peu plus tôt, des massacres « avant-coureurs » avaient visé la même population arménienne de l’Empire ottoman par les mêmes nationalistes-islamistes turcs : à la fin du XIXème siècle, ces massacres appelés « hamidiens » (1894-1896), du nom du Sultan Abdulhamid II, avaient fait à l’époque deux cent mille morts, cent mille réfugiés, des dizaines de milliers de convertis manu militari, outre les centaines de villages rasés et d’églises démolies ou transformées en mosquées ; des massacres auxquels les puissances occidentales de l’époque, notamment la France, ont assisté impuissamment, en spectatrices, ce qui avait soulevé l’ire d’un Jean Jaurès et d’un Anatole France.

Ceci sans compter le massacre d’Adana, durant le mois d’avril 1909, qui s’était soldé par 20.000 à 30.000 victimes arméniennes… Nous laisserons à la Conscience humaine, si elle fera un jour surface, le soin de juger jusqu’à quel point la non-ingérence et la non-assistance à population en danger ont pu encourager les massacres à grande échelle qui ont suivi, en 1915, ainsi que d’autres, en d’autres dates et lieux… jusqu’à ce jour ; jusqu’à quel point leur lâcheté a pu inspirer cette interrogation de Hitler, en 1939 : « Qui se souvient encore de l’extermination des Arméniens ? » ; et ce, en prévision du génocide juif, dont la négation est quant à elle interdite dans cette France qui n’inclut pas le génocide arménien dans la « Loi Gayssot », malgré l’adoption d’une proposition de loi en ce sens par le Parlement français, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, un texte aussitôt censuré par le Conseil constitutionnel, à la grande satisfaction d’Ankara qui avait commencé à punir la France à coups de sanctions diplomatiques et économiques.

Ce regard, déjà « moins neuf », déjà souillé, s’étonne même de voir la barre des revendications des gouvernements et des Églises à un niveau si bas : la recherche d’une « reconnaissance » du génocide arménien, et non de sa justiciabilité pour crimes atroces contre l’humanité. Comme si la reconnaissance d’un crime était devenue la peine expiatoire… et encore ! Même cet aveu n’est pas concédé par les héritiers du génocidaire, qui s’obstinent à nier la monumentale évidence du génocide, ainsi que ses préludes dont personne ne parle d’ailleurs. Si l’histoire, marquée jusqu’au sang par des preuves indéniables, grevée de victimes au nombre astronomique, consignée par le témoignage bouleversant de survivants encore vivants, est insolemment niée, qu’en est-il de la géographie qui fait que la communauté arménienne est réduite au dixième de ce que fut la Grande-Arménie historique ? Les habitants de ce territoire ont-ils choisi d’émigrer, de leur propre chef, sans épuration, ni déportation aucune ?

Ce regard, de moins en moins neuf, se tourne aussi du côté de La Haye, s’arrête à la Cour pénale internationale, passe en revue les bâtiments des autres tribunaux internationaux… mais ne remarque aucun tribunal pour les crimes commis contre le peuple arménien.

C’est la faute au temps, dira-t-on.

Les responsables de ces crimes ont pu s’échapper ; ils sont dans l’autre monde. Espérons qu’ils y sont au moins jugés, là-bas. Mais nous n’en sommes pas au seul cas de sélectivité judiciaire. Que de crimes contre l’humanité et crimes de guerre ont été ignorés et resteront à jamais impunis ; que de criminels s’en sont tirés et s’en tireront ; que de populations massacrées, persécutées, déportées, resteront « invengées ».

Un massacreur dira bien un jour, à la suite d’Hitler : « Qui se souvient encore de l’extermination des Syriens ? » ; et ceci à la veille de commettre un autre massacre de même magnitude, contre un autre peuple qui revendiquerait la dignité, la souveraineté et la liberté.

Mais le regard, qui fut neuf, se fatigue déjà. Ce bref parcours historique et hystérique lui a terni les rétines. Il n’a plus le courage de pousser son exploration plus loin, de découvrir de nouveaux crimes, de nouvelles injustices, de nouvelles atrocités, de nouvelles impunités. Déjà il voit partout, en chemin, des volutes de fumée sanglante, des éclairs déchirants, des formes calcinées, des faces hideuses tenant des têtes coupées en invoquant un Dieu miséricordieux, des maisons et maisonnées éventrées, des rescapés terrorisés, des cratères, des décombres, des ruines, et ceci dans un assourdissement aigu et une surdité générale. Et ce qu’il aperçoit à l’horizon n’est guère rassurant.

Le regard, vieilli avant terme, voudrait bien revenir en arrière, regagner l’espace utérin, replonger dans la paix fœtale, loin de ce monde létal, mais il sait que c’est impossible. Alors il décide de brûler les étapes, lui qui est déjà à mi-chemin, d’accélérer sa marche vers sa destination finale pour en finir, en fermant les yeux pour ne plus rien voir. Il en a déjà assez vu : tant d’horreurs, tant de cruauté, tant de guerres, tant de misères, tant d’impunité, tant d’inhumanité…

Il en est saturé et appelle la cécité, en attendant de clore ses paupières et de quitter le monde sans regret.

Peu lui importe ce qui l’attend dans l’au-delà. Si c’est l’enfer, cet état lui sera familier.

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Ronald Barakat

Sociologue et Journaliste (Beyrouth – LIBAN)

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