Dans la nuit du 25 au 26 mars 2015, la Coalition menée par l’Arabie Saoudite déclare sur la demande du président de la République du Yémen, Abdu Rabu Mansur Hadi, la guerre aux putschistes (inqilabiyoun) – un tandem formé par le mouvement Houthi et Ali Abdallah Saleh (l’ancien président de la République du Yémen, de 1978 à 2012).
Très rapidement après le début des combats, le pays est plongé dans une crise humanitaire sans précédent, déjà à l’époque la plus critique au monde selon les Nations Unies.
La situation ne fera que s’aggraver avec les années de guerre. Aujourd’hui, les chiffres avancés par les Nations Unies sont alarmants. Le Yémen vit sa quatrième année de conflit armé et plus de 22 millions de Yéménites (soit 75% de la population) nécessitent une aide humanitaire ou une protection. Quelque 8.4 millions de personnes sont en insécurité humanitaire sévère et risquent la famine. Par ailleurs, 7.5 millions ont besoin d’une assistance alimentaire, dont 1.8 millions d’enfants et 1.1 million de femmes enceintes ou qui allaitent, en situation de malnutrition.
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Le Yémen, en 2018, est sous contrôle de différentes forces militaires.
L’une des plus importantes est celle dirigée par les Houthis (Ansar Allah), qui se sont implantés dans une grande partie du territoire du Nord du Yémen.
Depuis 2015 (et pour la première fois de l’histoire de leur mouvement), les Houthis ont pris les rênes du pouvoir politique dans les régions qu’ils contrôlent désormais, situées dans le nord du pays.
Ainsi, le mouvement (né dans les années 2000) connaît une ascension rapide.
Les Jeunes Croyants (Al shebab al mu’min) ou le renouveau de la culture zaydite
Les Houthis sont de confession zaydite, une des doctrines juridiques chiites.
Né au VIIIème siècle au Yémen et fondé par Zayd Ben Ali (le petit fils de Hussain, descendant du Prophète Mohamed), le zaydisme s’implante au cœur des Hautes Montagnes du Nord.
Il est considéré comme la doctrine chiite la plus proche des écoles sunnites (le sunnisme comporte les écoles juridiques suivantes : malékite, shaféite, hanbalite, hanafite et wahabite). Par exemple, contrairement aux autres doctrines chiites (les écoles chiites sont les suivantes : ismaéliens, duodécimains, zaydites), les zaydites ne sont pas dans l’attente du retour de l’Imam caché (le « mahdi » ; pour les chiites, l’imam caché est la croyance que l’imam – le guide de la communauté musulmane – est occulté : il vit dans un monde invisible et sera de retour à la fin des temps).
Le Yémen est le seul pays du monde arabo-musulman dans lequel cette secte a survécu. Il n’existe pas de statistique officielle concernant la proportion de zaydites parmi la population du Yémen. Il est communément admis qu’ils représentent plus d’un tiers des Yéménites et certaines estimations affirment qu’ils pourraient atteindre 40% de la population.
Par ailleurs, si l’Imam doit être un descendant de Fatima (fille du Prophète Mohamed) et d’Ali (gendre du Prophète – les deux enfants de cette alliance sont Hussain et Hassan ; l’Imam doit donc être le descendant des « deux ventres »), celui-ci est choisi par la communauté des croyants, parmi les hommes savants et les guerriers et pour ses qualités personnelles, qui sont définies au nombre de quatorze.
Dans la doctrine zaydite l’Imam n’est pas le moyen par lequel Dieu se fait connaître, comme c’est le cas dans les doctrines chiites. Mais il est l’expression de la décision du peuple. Il représente donc un guide spirituel. Par conséquent, chez les zaydites, l’Imam n’est ni infaillible ni capable de produire des miracles. Ainsi, le zaydisme adopte une approche critique de l’imamisme. « Il paraît comme le premier shiisme dans le shiisme ouvrant la voie à une réconciliation avec le sunnisme. » (Latéfa Boutahar, Le Zaydisme mouvement théologique et politique, in Le Yémen, victime collatérale de la crise systémique arabe). Enfin, le zaydisme se caractérise par son refus de l’oppression. L’appel (da’wa) au jihad contre l’injustice est un devoir chez les zaydites.
Les Houthis appartiennent à l’école juridique des zaydites. Ils ouvrent une voie (tariq) dans l’école zaydite.
Par conséquent, au Yémen la distinction entre sunnites (représentés par l’école juridique chaféite) et chiites (zaydites) ne s’exprime pas historiquement en termes de clivage religieux, mais plus volontiers dans d’autres sphères, sociales et politiques. En effet, depuis leur arrivée au pouvoir au IXe siècle et jusqu’en 2012, les zaydites occupent l’espace politique, alors que les chaféites s’illustrent dans le commerce : à partir des années 1980, Saleh (qui accède au pouvoir en 1978) permet une plus grande porosité entre ces groupes ; des chaféites occupent des positions politiques stratégiques, alors que les zaydites investissent les sphères économiques.
Depuis l’avènement de la République du Yémen (en 1962), le gouvernorat du nord a été marginalisé par l’État.
Pour comprendre les raisons de cette politique menée par Saleh, il est indispensable de faire appel à l’histoire. En effet, après la révolution de septembre 1962 (qui met fin au règne de l’Imamat, en vigueur depuis plus de mille ans), une longue guerre civile oppose les républicains (soutenus par le président égyptien Gamal Abdel Nasser) et les royalistes (financés par l’Arabie Saoudite). Les tribus de Sa’ada (le nord) se rangent dans les rangs de la royauté ; ce qui explique la volonté de Saleh de refuser toute aide au développement de cette région.
Peu de services publics (comme les hôpitaux, les écoles ou les infrastructures, les routes…) y sont développés. Sa’ada est abandonnée et son isolement encourage le commerce illégal avec le voisin frontalier saoudien (la ville de Sa’ada étant notamment un haut lieu de ventes d’armes, offrant un marché ouvert pour une large variété d’artillerie).
À cette précarité économique, s’ajoute une politique de dévalorisation de la culture zaydite, orchestrée par le président de l’époque, Ali Abdallah Saleh. En effet, en 1979, le premier enseignement salafiste, l’Institut Dar Al-Hadith, fondé par Muqbil Bin Hadi Al Wadi’i, s’implante au nord Yémen, dans le village de Dammag (gouvernorat de Sa’ada). L’enseignement reçoit le soutien financier de Saleh. Il attire de nombreux étudiants venus de différentes régions du pays mais aussi de l’étranger (dont les pays européens).
Cette enclave salafiste est perçue par les zaydites comme l’expression d’une politique hostile à leur culture et à leur identité. Il n’est pas étonnant, dès lors, que les heurts entre les salafistes et les zaydites soient nombreux durant les années qui suivent la création du dar (un des points de désaccord profond du zaydisme avec l’approche sunnite est la capacité du sunnisme à excommunier des croyants de l’Islam : l’excommunication n’existe pas dans la doctrine zaydite ; et il est à noter que jamais les zaydites ou les Houthis n’ont été excommuniés par les différentes doctrines sunnites au Yémen).
La volonté politique de marginalisation de la région, la réticence à soutenir son développement économique ainsi que l’influence de l’enseignement wahhabite/salafiste ont encouragé six savants religieux à fonder le mouvement des Jeunes Croyants afin de sauvegarder ou de revitaliser la culture et la pratique zaydite dans les régions du nord.
La culture zaydite n’est pas seulement mise en danger par la présence d’un enseignement salafiste à Sa’ada, mais également par l’enseignement de l’Islam dans les programmes scolaires qui sont considérés par les zaydites comme contraires à leurs préceptes. De même, le financement des sheikhs du nord par l’Arabie Saoudite qui désire se rallier des chefs de tribus entraîne certains rapprochements de ces derniers vers les voies du sunnisme. Enfin, d’autres facteurs révèlent une certaine marginalisation des oulémas (savants religieux) zaydites lorsque l’État modifie les conditions à leur nomination, refusant qu’ils soient issus de la famille des Hachémites (la famille du Prophète). Comme mentionné plus haut, pour les zaydites, les Imams sont issus de Fatima et d’Ali, et ils doivent appartenir à la famille des Hachémites. En d’autres termes, les zaydites sont évincés de la liste officielle des oulémas.
Les oulémas zaydites ouvrent ainsi des centres d’été d’enseignement zaydite. Avec le temps, attirant l’engouement de la population, ces centres prolifèrent dans différents districts des régions du nord (Sa’ada, Haggah, Sana’a, Jawf…) et accueillent des élèves venant de tout le pays.
J’ai rencontré une des principales figures fondatrices des Jeunes Croyants, Ali Raze’. Selon lui, « vers la fin des années 1990, le nombre des étudiants atteint quinze mille ».
Si l’ambition des centres est de sauver une certaine culture zaydite, Ali Raze’ précise que l’enseignement (qui comprenait la langue arabe, les sciences de la pensée, l’explication du coran) ambitionnait également de transmettre aux jeunes certaines valeurs : les étudiants (et les étudiantes !) suivent cette éducation durant trois étés et la finalisation des cours est matérialisée par l’obtention d’un diplôme. Rentrés chez eux, les disciples discutent de leur enseignement avec leur entourage afin d’attirer de nouveaux étudiants ; mais ils ne sont pas formés pour devenir des prêcheurs.
Selon Ali Rase’, il existait dans certaines régions des centres dédiés uniquement aux femmes, notamment dans des lieux géographiques stratégiques. L’objectif était d’étendre le nombre des centres, mais cela n’a pu être le cas puisque le développement de ces espaces a été plus lent que pour ceux qui étaient réservés aux hommes.
Lorsque les lieux d’enseignement n’étaient pas créés, alors les rassemblements s’effectuaient dans l’enceinte des maisons particulières.
Curieusement, ces centres furent soutenus financièrement par l’État yéménite, dans ce qui semble avoir été une volonté politique d’incitation et d’alimentation des tensions internes à la région, poussant les zaydites contre les salafistes. Saleh accorde même des bourses aux étudiants, pour qu’ils puissent suivre des enseignements en Iran (où la doctrine juridique est celle de chiites duodécimains).
Si les cours sont strictement religieux (et comme Ali Rase’ l’affirme), les Jeunes Croyants n’affichent aucune ambition politique : le mouvement est fondé par le parti politique Hizb al Haqq (parti de la vérité ou « du droit »), fondé en 1990 au moment de l’unification des deux Yémen, qui rassemble une certaine élite zaydite du nord. Le parti n’attire que peu de membres et n’influence guère la scène politique yéménite.
Une des figures de proue du mouvement parmi les fondateurs des Jeunes Croyants est Hussain al Houthi (originaire de la région de Sa’ada), député du parti Hizb al Haqq, un savant religieux formé au Soudan.
L’homme a une grande prestance et le sens de la diatribe. Rapidement, il attire autour de lui un grand nombre de jeunes et sera à l’initiative du mouvement Houthi…
Le mouvement Houthi (Ansar Allah) naît des cendres du mouvement des Jeunes Croyants
En 1997, les Jeunes Croyants se séparent du parti Hizb Al Haqq (le dernier enseignement est donné en 2000).
Cette scission permet à Hussain al Houthi de fonder son propre mouvement. Ali Raze’ est catégorique ; la volonté de Hussain al Houthi d’engager le mouvement dans la sphère politique est le cœur de la division interne. Selon Ali Raze’, « Hussain al Houthi n’a eu aucune ambition de stratégie de pouvoir. Sa volonté était de porter des revendications politiques fondées sur les préceptes religieux. »
En effet, comme mentionné, le zaydisme refuse l’oppression et tout zaydite a pour obligation de lancer un appel au soulèvement pour détrôner tout dictateur (da’wa) ; donc d’appeler au renversement de Saleh. Ali Raze’ estime que « l’expérience de Hussain al Houthi au parlement l’éloigna de toute ambition politique autre que celle liée au soulèvement ». Ainsi, le jeu politique au Yémen ne serait pas valorisant. Par conséquent, Hussain al Houthi aurait entre autre refusé de mettre en place une structure politique par l’intermédiaire de laquelle il aurait pu promouvoir ses revendications.
Hussain al Houthi remplace les directeurs des centres d’enseignement, pour y placer des alliés et faire de ces espaces une base pour les Houthis. Si l’organisation des Jeunes Croyants disparaît, les jeunes formés représentent un vivier de fidèles pour le nouveau mouvement Houthi.
Hussain al Houthi est un « jeune » ouléma zaydite qui a pour ambition de réformer les méthodes d’enseignement de son école juridique.
Il va notamment encourager une lecture directe du Coran, sans passer par l’interprétation. Il affirme ainsi que les enseignements du livre sacré sont clairs et limpides et ne nécessitent donc pas le soutien de savants afin de les interpréter. En d’autres termes, tout zaydite est à même de lire le Coran. En prêchant une telle approche religieuse, le jeune ouléma se met à dos les savants zaydites historiques qui s’opposent à une telle indépendance du croyant.
Par ailleurs, Hussain al Houthi s’attire les foudres de Saleh en faisant de la lutte contre la politique impérialiste américaine au Moyen-Orient son fer de lance.
En effet, le Yémen est alors le partenaire des États-Unis en pleine « guerre mondiale contre le terrorisme », une politique qui est mise en place après les attentats du 11 septembre 2001. La lutte contre Al Qaïda au Yémen est un dossier très sensible pour les États-Unis, qui voient d’un mauvais œil l’émergence de nouvelles organisations anti-étatsuniennes sur le territoire yéménite.
Pourtant, le mouvement Houthi n’hésite pas à adopter le slogan suivant : « Mort à l’Amérique, mort à Israël, maudits soient les Juifs, victoire à l’Islam ». Comme l’affirment de nombreux représentants du mouvement aujourd’hui, comme Mohamed al Bukhaiti, un des leaders d’Ansar Allah, il s’agit de « dénoncer les politiques menées par les États-Unis et l’État d’Israël, non pas de souhaiter la mort des peuples ».
Il est significatif qu’aujourd’hui les leaders du mouvement Houthi s’expliquent sur l’utilisation de ce slogan. En effet, les critiques sont nombreuses, notamment au sein de la communauté yéménite qui remarque que mener une guerre contre les états-uniens et les israéliens dans un pays qui n’en comporte pas est une incongruité…
Hussain al Houthi prétend donc rassembler au-delà des frontières yéménites. Ainsi, son appel à la révolte (da’wa) s’adresse à tous les croyants et il s’érige en porte parole des opprimés du monde arabo-musulman.
Or, cette revendication est le point de départ des six guerres consécutives qui ont eu lieu entre les Houthis et Saleh.
En effet, en 2004, dans la grande mosquée de Sa’ada, les Houthis scandent ce slogan de telle sorte qu’ils empêchent Saleh de prononcer son discours. Cette attitude, qui manifeste l’hostilité du mouvement à l’égard du président, aboutit à l’arrestation de centaines de Houthis et au déclenchement de la première guerre entre l’État et Ansar Allah (les Houthis).
Très rapidement, Saleh affirme que derrière l’anti-impérialisme proclamé par les « rebelles » de Sa’ada, se cache en vérité un projet de rétablissement de l’imamat zaydite – l’ennemi absolu de la République du Yémen que défend le président (Saleh est de confession zaydite, étant né à Sanhan, un petit village situé au nord de Sana’a ; mais il n’est pas perçu comme tel par la population). Par ailleurs, le chef de l’État tente de placer le conflit sur le terrain confessionnel, notamment en accusant l’invasion de doctrines juridiques exogènes (le chiisme duodécimain) importé d’Iran et du Liban (par le truchement du Hezbollah). Pourtant, les preuves avérées d’un réel soutien et lien avec l’Iran ne semblent tout de même pas atteindre l’important soutien dénoncé.
La confessionnalisation du conflit n’est pas uniquement le fait de Saleh. Ainsi, il est également présent dans les discours de Hussain al Houthi lui-même (voir Samy Dorlian, Le mouvement zaydite dans le Yémen contemporain).
Dans ses conférences, Hussain al Houthi prend parfois des positions hostiles non seulement envers les juifs yéménites mais également envers les sunnites. « Le juif au Yémen considère que la nation à laquelle il se rattache est celle des juifs dispersés de par le monde. Son âme est attirée par Israël même s’il vit au Yémen… ». Une approche essentialiste des juifs… Mais il est arrivé à Hussain al Houthi d’affirmer que les juifs opprimés ne représentent pas un danger pour l’époque.
De 2004 à 2010, les guerres sont engagées et arrêtées par le président Saleh.
Hussain al Houthi meurt lors des premiers conflits. Son père Badr al Din al Houthi, un ouléma très respecté, reprend la lutte de son fils ; mais il est très rapidement assassiné. Le mouvement est alors dirigé par le petit frère du fondateur, Abdel Malek al Houthi (qui en est jusqu’à aujourd’hui le guide).
Au début, les Houthis disposent de peu de moyens et luttent principalement par des attentats (voitures piégées, bombes…). Par ailleurs, selon Halima Gahaf, présidente actuelle du comité des femmes du bureau politique d’Ansar Allah, « les femmes participent à l’effort de guerre. Elles cuisinent pour les combattants, se chargent d’amener elles-mêmes la nourriture dans les lieux assiégés, passent les armes, aident à la communication. »
Durant ce conflit armé, les zaydites souffrent d’une plus grande stigmatisation que lors des années précédentes : fermeture de librairies, d’écoles, de mosquées, et de journaux liés à la mouvance zaydite ; et tentative de réécriture de l’histoire.
Enfin, le bilan des guerres est lourd. On parle chez les Houthis de 10.000 à 30.000 morts et de 200.000 déplacés.
La révolution, tremplin de l’ascension politique d’Ansar Allah
Inspirée par les révolutions tunisienne et égyptienne de décembre 2010 et janvier 2011, une partie de la population yéménite se soulève contre le régime de Saleh.
À Sana’a, les tentes sont plantées dès le début du mois de février 2011. Les Houthis sont parmi les premiers à rejoindre les rangs de la révolte.
La rébellion généralisée fait plier le président. Le 8 novembre 2011, Saleh est contraint de signer l’accord du Golfe, qui prévoit l’ouverture de deux années de période transitionnelle comportant différentes étapes comme l’organisation d’élections présidentielles (qui auront lieu en février 2012 et permettront à Hadi de reprendre le pouvoir) ainsi que la tenue d’une Conférence de Dialogue national (CDN) – qui a pour objectif de définir les principes de la future constitution yéménite.
La CDN rassemble l’élite de la société yéménite ; et les Houthis y sont représentés.
Les discussions sont prévues pour une durée initiale de six mois, mais les représentants se heurtent à des dissensions profondes, notamment sur les frontières internes du futur État fédéral (d’autres sujets principaux seront discutés par les 565 membres, comme la question du nord, la question du sud, la restructuration de l’armée, le droit et la justice, la bonne gouvernance, les institutions indépendantes, le développement…).
Mais le projet qui rallie le plus grand nombre lèse le mouvement Houthi. L’accord qui définit les frontières de l’État fédéral zaydite ne comporte pas d’accès à la mer. En d’autres termes, le découpage entraînerait la mort politique et économique de la mouvance Houthi.
Les Houthis refusent un tel projet politique. De nombreuses pressions sont exercées pour qu’ils acceptent ; et aujourd’hui encore, bien que ces représentants aient signé l’accord, ils ne reconnaissent pas la validité des recommandations du CDN, dénonçant les nombreuses pressions exercées sur eux à l’époque.
La participation d’Ansar Allah durant la révolution a propulsé ce mouvement sur la scène politique yéménite comme acteur incontournable des régions du nord. Puis, très rapidement, le mouvement se place sur l’échiquier politique comme l’unique voix d’opposition et, fort de cette nouvelle légitimité, marche sur la capitale…
Vers la prise du pouvoir politique
Après la tenue de la CDN, sur le plan politique, Ansar Allah représente la voix unique de l’opposition politique dans les régions du nord.
Ainsi, l’accord du Golfe prévoit la composition d’un gouvernement d’entente composé à moitié des membres appartenant à la Rencontre Commune – soit les partis d’opposition antérieurs à la révolution (la Rencontre commune dont la coopération entre les partis est finalisée lors des élections présidentielles de 2006, alors qu’elle commença sa mise en place en 2001)– et les membres du Congrès populaire général (CPG – parti fondé et présidé par Saleh).
Le nouveau gouvernement est cependant incapable d’apporter des réponses concrètes aux demandes de la population. La corruption est rampante, aucune réforme économique n’est entreprise, de nouvelles taxes sont décidées…
Ansar Allah représente l’unique voix qui dénonce publiquement l’inertie politique, le manque de vision du gouvernement, les pratiques de corruption. Les Houthis réussissent à se rallier nombre de la population du nord. Petit à petit, pour ceux et celles du nord, Ansar Allah est envisagé comme une alternative politique possible.
Sur le plan militaire, dès l’été 2011, les partisans d’Ansar Allah renforcent leur contrôle militaire dans le gouvernorat de Sa’ada puis dans les provinces avoisinantes. Ils délogent les salafistes établis à Damag. Puis, ils avancent notamment sur les régions septentrionales, vers la capitale. Leur plus grande victoire est concrétisée, en juillet 2014, par la prise de la région dirigée par Sadeq Al Ahmar, Sheikh de la tribu Hachid, considérée comme la plus puissante confédération tribale du Yémen. Cette perte, pour le président Hadi, signe également le ralliement des tribus Hached à Ansar Allah –ce qui se concrétise par un accord deux jours après la défaite symbolique des Ahmar.
À présent, Ansar Allah est aux portes de la capitale du Yémen, Sana’a.
Le 14 août 2015, le mouvement annonce la formation d’un conseil politique pour gouverner le pays et demande l’approbation par un vote du parlement composé en majorité par les membres du parti de Saleh – devenu son allié principal.
Le 14 septembre 2015, Ansar Allah s’empare de Sana’a. Seule leur puissance militaire pouvait leur permettre une telle conquête. Ainsi, les différentes forces militaires qui auraient pu arrêter leur avancée refusent d’intervenir. Les stratégies des divers groupes armés portent des ambitions variées, comme celle de Hadi qui voit dans la prise de la capitale par Ansar Allah un allié pour supprimer la faction dirigée par un puissant militaire, Ali Muhsein al Ahmar (Ali Muhsein al Ahmar était le chef de l’armée, durant la présidence de Saleh, qui conduisit les six guerres contre Ansar Allah), un prétendant à la présidence.
Les combats sont brefs. En une journée, Sana’a tombe, menant à la mort 500 combattants. Les troupes d’Ansar Allah occupent les bâtiments ministériels mais ne s’emparent pas du pouvoir politique. Ainsi, Hadi reste le président et exerce ses fonctions.
Une semaine après la prise de la capitale par Ansar Allah, un accord de paix et de collaboration est très rapidement signé. Il engage le président Hadi, les dirigeants des partis politiques ainsi que Ansar Allah. L’accord s’entend sur la formation d’un nouveau gouvernement de réconciliation qui doit opérer dans le mois qui suit. Celui-ci est constitué fin octobre 2014 et inclut des représentants d’Ansar Allah, les partis du sud et la plupart des autres groupes politiques du pays.
Or, le 20 janvier, de nouveaux conflits éclatent autour de la division du territoire en 6 régions fédérales proposée par le cabinet de Hadi mais refusée par Ansar Allah.
En plus d’avoir été écartés des discussions, les Houthis estiment la décision contraire à l’accord signé en septembre 2014. Hadi soumet sa démission au parlement, suivant celle de son cabinet prise quelques heures auparavant. Le président démissionnaire annonce qu’il est séquestré chez lui par les forces d’Ansar Allah et de Saleh, qui affirment que la surveillance armée n’a aucune intention de l’empêcher de se mouvoir. Hadi s’enfuit de la capitale malgré la présence de ces hommes en armes qui entourent sa résidence. Arrivé à Aden, il reprend ses fonctions de président, alors que les forces d’Ansar Allah et de Saleh le poursuivent sur les terres du sud.
Si à l’époque l’alliance avec les forces de Saleh est strictement gardée secrète, aujourd’hui les représentants du mouvement d’Ansar Allah reconnaissent que la collaboration avec l’ancien président existait dès leur chevauchée vers Aden. En effet, seul Saleh disposait des alliances nécessaires avec les tribus contrôlant les territoires qui mènent vers l’ancienne capitale du sud.
Aujourd’hui, Ansar Allah explique que leur intention était alors de purifier le pays des terroristes, d’Al Qaeda, et aucunement d’attenter à la vie du président. Par contre, les Houthis affirment ne pas savoir ce qu’était exactement l’ambition de Saleh à cette époque…
Hadi, acculé, quitte le pays pour se réfugier en Arabie Saoudite d’où il déclare la guerre à Ansar Allah et à Saleh.
La coalition formée alors par les Saoudiens pour soutenir Hadi déclenche ses premières frappes dans la nuit du 25 au 26 mars 2015.
Officiellement, la coalition est soutenue par la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis qui fournissent armes, conseils techniques et renseignements.
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La nouvelle alliance contre nature entre Ansar Allah et Saleh, anciennement ennemis, semblait précaire.
Les membres du parti de Saleh s’opposèrent fortement à une telle stratégie politique et firent pression pour qu’il y mît fin. Par ailleurs, si Saleh s’afficha comme étant à la tête de l’opération militaire contre la coalition saoudienne, c’est en réalité Ansar Allah qui petit à petit gagna du terrain et rallia les troupes armées et les différentes tribus, puissantes (et anciennement fidèles à l’ancien président).
Ainsi, Ansar Allah rassembla et dirigea ses hommes vers le combat ; et Saleh n’eut plus d’influence sur le cours de l’histoire.
Le 2 décembre 2017, Saleh annonce la fin de sa collaboration avec Ansar Allah pour rejoindre la coalition des Saoudiens, un repositionnement stratégique qui lui coûtera la vie : le 4 décembre 2017, il est assassiné par Ansar Allah. Les Houthis étaient alors débarrassés d’un allié gênant qui agissait à sa guise ; ils pouvaient dès lors construire seuls leur État, dans les régions qu’ils contrôlaient…
par notre envoyée spéciale au Yémen