YÉMEN – Reportage exclusif – Un autre Iran, en Péninsule arabique? (3/3) – Ansar Allah, une république « à l’iranienne »

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En septembre 2014, Ansar Allah occupe la capitale du Yémen, Sana’. Il s’empare tout de suite des ministères. Les Houthistes n’ont aucune intention de détrôner le président de la république, même s’ils le confinent dans ses quartiers. Mais ce dernier fuit à Aden, et Ansar Allah est dans « l’obligation » de prendre la tête du territoire qu’il contrôle désormais.

Ainsi, depuis quatre ans, le mouvement construit lentement son « État ».

À quoi ressemble-t-il aujourd’hui ?

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Un mouvement illégitime 

Pour l’actuel président du Yémen, Abdu Rabu Mansur Hadi, et son camp, tout comme pour les membres de la coalition sous leadership saoudien qui est intervenu en faveur de Hadi depuis mars 2015 (ainsi que pour une partie de la communauté internationale, intéressée par ses bonnes relations avec l’Arabie Saoudite), l’analyse politique est simple : Ansar Allah  est un mouvement de putschistes. Un mouvement illégitime, réactionnaire et à la solde de l’Iran.

Ansar Allah présente une autre lecture de son action politique…

Tout d’abord, le mouvement ne reconnaît aucune légitimité à Hadi au Yémen. À juste titre, il rappelle que le mandat présidentiel de Hadi qui était de deux ans est expiré depuis quelques années, tout comme la prolongation du mandat d’une année qui lui avait été accordée par le parlement, après entente entre les différentes forces politiques. En novembre 2011, en effet, l’accord du Golfe avait été signé entre les partis politiques de l’opposition et Saleh. Le texte ouvrait une période transitionnelle de deux ans tout en imposant l’organisation d’une élection présidentielle ainsi que la tenue d’un dialogue national.

Par ailleurs, les responsables du mouvement affirment que même si le mandat de Hadi était légitime, il serait aujourd’hui invalidé par le fait que le président à fait appel à une intervention militaire étrangère pour combattre des groupes internes. Or, le mouvement assure que les attaques aériennes menées par la coalition en réponse à la demande (officielle) de Hadi à l’Arabie Saoudite est contraire aux recommandations formulées par la Conférence du Dialogue national en 2013, approuvées par toutes les forces politiques en présence ; il y serait clairement statué que tout parti faisant appel à une aide extérieure afin de combattre militairement des groupes intérieurs doit être condamné et jugé.

Enfin, Ansar Allah décrédibilise ceux qui, comme l’Arabie Saoudite, les accusent d’avoir procédé à un coup d’État ; le mouvement demande comment un tel pays, qui oppresse son peuple, refusant le système démocratique et la liberté de penser, peut porter un tel jugement sur le Yémen, pays démocratique par excellence (les libertés de penser et de la presse, tout comme celle de l’action politique datent de 1990), la plus ancienne république de la péninsule, qui organise d’élections (même présidentielles, en 2006), et ce depuis des décennies.

En conclusion, Ansar Allah se perçoit comme un mouvement qui désire sauver et protéger les Yéménites des terroristes et des extrémistes enrôlés dans les rangs de Daech et d’Al Qaeda, mais aussi des exactions de la « bande de Hadi ». Ainsi, il tire sa légitimité du peuple qu’il représente et défend. Les nombreuses manifestations qu’il organise dans les rues de Sana’a (notamment en protestation contre les attaques de la coalition saoudienne) sont un continuel adoubement du mouvement par le peuple, tout comme l’expression du renouvellement de la légitimation de son pouvoir.

Un régime réactionnaire

Dès qu’il s’est constitué, le mouvement Ansar Allah (désignés aussi comme le mouvement « houthiste ») a été accusé par le président du Yémen de l’époque, Ali Abdallah Saleh, de prôner le retour du régime politique antérieur à la république, celui de l’Imamat (un régime politique ancien de plus de mille ans). Des allégations réfutées par Ansar Allah…

Le régime politique de l’Imamat fut renversé en 1962 ; dirigeants étaient exclusivement issus de la famille du Prophète, soient les Hachémites, historiquement originaires des régions du nord du Yémen. Or, aujourd’hui, exception faite de certaines familles Hachémites (après la révolution de 1962, les Hachémites ont été évincés du pouvoir politique ; le renouveau zaydite serait pour eux une opportunité de revenir dans les cercles du pouvoir), la plupart des Yéménites considèrent que l’ancien régime est à l’origine du retard économique et social dans lequel est plongé le peuple yéménite (sans évoquer la politique de Saleh qui, pour les révolutionnaires de 2011, a participé à l’entretenir). En effet, au moment de l’Imamat, les frontières du pays étaient totalement fermées et le Yémen était l’un des États les plus isolés du monde, où n’existaient presque qu’aucune des infrastructures modernes nécessaires, comme les installations électriques, les routes, les hôpitaux ou les écoles.

Aussi, Ansar Allah étant dirigé par des membres exclusivement issus de la famille des Hachémites originaires des régions du nord du pays, il a rapidement été accusé de vouloir rétablir le système de l’Imamat. En d’autres termes, ce mouvement balaierait les principes fondamentaux du régime républicain qui stipule que tout homme est en droit de se présenter à la fonction de chef de l’État. Or, dans les croyances du mouvement, seuls les membres masculins de la famille du Prophète peuvent prétendre à une telle fonction – donc non élu par les urnes. Pourtant, l’organisation politique Ansar Allah, alors qu’elle occupe Sana’a et détient le pouvoir depuis un certain temps déjà, ne semble pas vouloir instaurer à nouveau le régime de l’Imamat.

Un mouvement à la solde de l’Iran 

Avant de discuter du système politique que le mouvement semble prôner, il est important de comprendre sa collaboration avec la République islamique d’Iran.

D’autres griefs sont en effet largement diffusés à l’égard d’Ansar Allah, qui ciblent cette fois l’étendue des relations entre le mouvement et l’Iran.

Saleh stigmatisait aussi Ansar Allah comme une entité à la solde de l’étranger ; des accusations de soumission du mouvement aux intérêts iraniens reprises par le président actuel, Hadi, qui affirmait en 2015 au New York Times que les Houthistes étaient les marionnettes du gouvernement iranien.

D’une manière générale, il semble que tous les acteurs du conflit, nationaux (y compris Ansar Allah) et internationaux, ont un certain intérêt à mettre en avant un substantiel soutien de l’Iran au mouvement.

Mais l’ampleur de ce soutien fait débat… En effet, est-ce qu’Ansar Allah a établi une réelle « collaboration » avec l’Iran ? Et, au-delà de l’existence d’un simple lien, le mouvement serait-il, comme l’affirment certains analystes, « sous la coupe » de Téhéran ? En d’autres termes, est-ce que la victoire d’Ansar Allah qui a pris le contrôle des régions du nord du Yémen et de la capitale est, en fin de compte, celle de l’Iran, dans la guerre d’influence qui l’oppose à l’Arabie Saoudite ?

Certes, la collaboration entre Ansar Allah et l’Iran est avérée et est ancienne. Selon Thomas Juneau (« Iran’s policy towards the Houthis in Yemen: a limited return on a modest investment », International Affairs, May 2016) et Mohamed Hassan Al Qadhi (« The Iranian Role in Yemen and its implications on the regional security », Arabian Gulf Center for Iranian Study, 2017), elle daterait des premières guerres menées par Saleh (dès 2004) contre les Houthis. L’aide apportée par l’Iran au mouvement ne semble pas avoir changé de nature avec le temps. Elle est financière et militaire : provision en armes, formations et conseils.

La question qui se pose alors, c’est celle de l’ampleur de cette collaboration et des gains que l’Iran en espère.

Comme mentionné, certains observateurs accusent les Houthis d’être des agents de l’Iran et de tirer des bénéficies substantiels de cette alliance. Le dernier rapport des Nations Unies (Letter dated 26 January 2018 from the Panel of Experts on Yemen mandated by Security Council resolution 2342 (2017) addressed to the President of the Security Council) atteste de la présence d’équipement militaire comme de véhicules aériens d’origine iranienne sur le territoire yéménite. Mais est-ce un élément suffisant, révélateur d’une coordination récente entre les deux protagonistes ?

Depuis le début des combats armés, en effet, le Yémen est soumis à un embargo sur les armes (résolutions 2231 et 2216 du Conseil de Sécurité de l’ONU). Les armes dont disposent encore les Houthis ont-elles été importées au Yémen avant 2015 ou bien l’embargo a-t-il été contourné ? Cette question a été posée directement lors d’une conférence de presse de Nikki R. Haley, l’ambassadrice des États-Unis aux Nations Unies, le 14 décembre 2017 ; laquelle n’a pas pu apporter les preuves qu’Ansar Allah avait reçu des armes après la mise en place de l’embargo. Ainsi, il est avéré que l’Iran soutient militairement le mouvement ; mais il est impossible d’établir si l’armement des Houthis leur a été livré récemment, ni si leur approvisionnement en armes se poursuit et s’il est suffisant pour que le mouvement puisse remporter la victoire.

Enfin, sur le terrain, on constate le fait que la collaboration entre Ansar Allah et l’Iran reste limitée ; même si depuis la mort de Saleh, en décembre 2017, elle aurait pris une plus grande ampleur, celle-ci reste tout de même peu significative : ne disposant plus du soutien militaire de Saleh, Ansar Allah cherche à renforcer ses liens avec les alliés qui pourraient le fournir en armes. Pourtant, cette aide n’est pas conséquente. En effet, pour l’Iran le Yémen n’est pas une priorité dans sa stratégie régionale, mais une opportunité, à peu de frais, de contrarier les Saoudiens, et le soutien iranien au mouvement d’Ansar Allah n’est dès lors en rien comparable à celui mis en oeuvre au Liban, en Syrie ou en Irak.

Comme le note Kenneth Kazman (« Iran’s Foreign and Defense Policies », Congressional Research Service, juillet 2018), l’Iran peut asseoir son influence régionale en faisant pression sur l’Arabie Saoudite et les États-Unis. Thomas Juneau soutient en outre que la politique extérieure de l’Iran en la matière profite d’une instabilité politique du pays ciblé ou de l’État central (« Iran’s policy towards the Houthis in Yemen: a limited return on a modest investment », International Affairs, May 2016). Téhéran supporte alors des groupes qui ne sont pas totalement sous l’autorité du gouvernement, ce qui a pour conséquence d’affaiblir l’État. Pourtant, ces groupes agissent également en collaboration dans des activités menées par l’État (comme c’est le cas au Liban avec le Hezbollah ou en Irak, avec les milices chiites qui ont lutté contre Daesh). Ainsi, l’Iran établit des relations avec des groupes qui s’opposent à l’État, sont insatisfaits ; et peu importe qu’ils soient sunnites ou chiites, du moment qu’ils rassemblent des marginaux, des opposants à l’État. Ansar Allah fait partie de ces groupes.

Les déclarations du ministre des affaires étrangères iranien, Javad Zarif, expriment précisément l’intérêt que son pays porte au Yémen : « Nous savons que le Yémen est important pour l’Arabie Saoudite et nous n’avons jamais eu l’intention de le poignarder dans le dos. Nous leur avons envoyé des messages avant que le Yémen ne devienne ce qu’il est, qu’il tombe dans la tourmente. Tentons de trouver une solution. »

Par conséquent, l’aide militaire et financière très limitée que l’Iran pourvoit au mouvement d’Ansar Allah ne peut faire du mouvement son pion. Par ailleurs, comme je l’ai démontré dans les deux premiers volets de ce reportage, le chiisme iranien n’est pas la doctrine juridique adoptée par les militants du mouvement politique houthiste, bien que l’on constate quelques récentes similarités, notamment lors de la célébration de fêtes religieuses. Par conséquent, l’Iran semble peu agir dans ces espaces religieux.

Alors, existe-t-il un domaine dans lequel l’Iran influence ou inspire le mouvement ?

Une république à l’iranienne

La réponse semble être : l’organisation politique.

En effet, la structure de « l’État » mis en place par Ansar Allah s’inspire de celle de la République islamique d’Iran : il s’agit d’un régime présidentiel chapeauté par un guide religieux (appelé « guide suprême » en Iran) placé au-dessus du jeu politique autorisant l’existence de partis politiques ; le président est quant à lui élu au suffrage universel.

Pour le mouvement d’Ansar Allah, c’est Abdel Malek Al Houthi qui dirige la révolution. Loin d’être un « dictateur », il a pour mission, selon Ahmed Al Shami (un des membres du bureau exécutif d’Ansar Allah), « d’aider à la l’élévation du peuple, à la sensibilisation et à l’éducation des gens ; il est une référence en termes de sensibilisation à la culture », et il n’agit donc pas dans le jeu politique.

La seule différence entre l’État houthiste et l’Iran résiderait dans le fait qu’Ansar Allah, en tant que « mouvement révolutionnaire », refuse d’adopter la structure d’un parti politique classique, préfèrant donner son soutien à ceux qui seraient susceptibles de le représenter lors des élections. Il se distingue ainsi du Hezbollah iranien, même si le mouvement se revendique souvent de ce dernier en tant que modèle politique.

Très rapidement après la fuite du président Hadi vers l’Arabie Saoudite, Ansar Allah a créé un « bureau exécutif » (en plus du conseil politique suprême). Ahmed Al Shami m’explique l’idéal politique du mouvement : il devrait comporter une assemblée de sages (la Shoura), en charge de discuter les lois et les stratégies du gouvernement. Il insiste sur le fait que le mouvement Ansar Allah croit en la nécessité d’agir à travers des institutions. Il affirme d’ailleurs qu’aujourd’hui Ansar Allah administre les Yéménites sous son contrôle de manière institutionnelle : « Nous sommes la meilleure formation au Yémen, en terme d’organisation et de mécanismes de prises de décisions. Nous ne sommes pas une organisation anarchique. » Il est important pour lui d’alléguer que les décisions politiques sont prises après discussions dans le bureau politique, dans lequel les sujets sont débattus en toute liberté et les décisions, prises en connaissance de cause. Il réaffirme ainsi l’idée que le mouvement soutient les principes d’un régime démocratique, refuse l’oppression et soutien la liberté de penser. Ces propos sont confirmés par Hussein Al ‘Azzi (vice-ministre des Affaires étrangères), qui insiste sur le fait qu’Ansar Allah a réussi à partager le pouvoir entre le peuple et ses représentants ; et il critique le régime précédant (instauré par Saleh), qui concentrait le pouvoir décisionnel dans les seules mains du dirigeant.

Ahmed Al Shami conclut qu’aujourd’hui le mouvement est encore jeune et que l’accomplissement de l’État de droit est un projet qui ne peut se construire que sur du long terme. Halima Gahaf, membre du bureau politique, confirme l’idée que le mouvement est encore en construction, puisqu’il ne comporte toujours pas de règles internes.

Une république fédérale

Durant la période où s’est tenu le Dialogue national, parmi les questions les plus épineuses, a émergé celle de la future forme de l’État yéménite.

L’absence d’accord réel à ce propos (sinon celui qui contente les forces étrangères) serait pour certains observateurs une des raisons majeures de l’actuelle guerre civile.

En réalité, un accord entre les membres du Dialogue (exception faite d’Ansar Allah) avait été trouvé. L’entente s’articule autour de la création d’un État fédéral qui comprendrait six régions. Mais le mouvement Ansar Allah refuse la division géographique.

Ali al Bukhaiti (membre dirigeant du mouvement) explique que la division administrative servirait les intérêts étrangers, et non ceux des Yéménites puisqu’elle opposerait les populations riches aux plus démunies. Ainsi, deux des régions envisagées par l’accord, celles du désert de Hadhramaut et de Saba (aujourd’hui, ce sont les gouvernorats de Baydha, Mareb, al Jawf et Dhamar), représentent 70% du territoire yéménite et renferment les ressources les plus importantes en termes d’exploitations pétrolières et gazières, mais aussi agricoles, tout en n’abritant que 13% de la population yéménite.

Ali al Bukhaiti en conclut que l’application d’une telle division administrative aurait mené à de nouveaux conflits (notamment des rivalités entre les régions) et n’aurait pas promu la paix intérieure ; des dissensions qui auraient servis les intérêts de l’Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis, lesquels se seraient immiscés dans les affaires du Yémen sous prétexte de « résoudre les tensions ».

Par conséquent, si Ansar Allah accepte l’idée d’un État fédéral, il désire rediscuter le découpage des circonscriptions administratives.

L’organisation politique au niveau local

Au Yémen, les quartiers des villes sont placés sous la responsabilité d’un ‘aqel (‘aqel al hara, « responsable de quartier ») en charge de différentes missions, telles que l’attestation de l’identité des résidents, de produire une attestation de domicile, de régler les conflits de voisinage… En prenant possession de la capitale, Ansar Allah a remplacé les cheikhs de quartiers alors installés par d’autres qui ont fait allégeance au mouvement.

Par ailleurs, Ansar Allah a rapidement ciblé les femmes : le mouvement a établi un réseau d’organisations civiles comprenant uniquement des femmes, placées sous l’autorité du bureau exécutif.

Les coordinatrices de ces organisations sont présentes dans tous les quartiers de la capitale : elles agissent sur la base du volontariat. Par ailleurs, ces organisations ne dépendent pas des responsables des quartiers (‘aql al hara).

On leur confie diverses missions, comme celles d’informer les femmes du quartier de l’organisation de manifestations ou des réunions avec les représentants d’Ansar Allah, de soutenir les familles de « martyrs » (les hommes du mouvement tombés au combat) ou de blessés (elles agissent alors comme intermédiaire en collectant les informations sur ces familles dans le besoin pour alerter les institutions en charge de les aider, elles contribuent à la distribution des diverses aides, etc.), de mener des campagnes de sensibilisation sur différents sujets, notamment liés à la santé, ou encore de résoudre des conflits dans leur zone d’activité.

La dictature d’Ansar Allah ?

Comme je l’ai expliqué dans le deuxième volet de ce reportage, le mouvement construit son discours politique, notamment, autour de principes comme celui « d’ouverture » et de « tolérance ».

J’interpelle à ce propos Ahmed Al Shami, sur le fait qu’après la mort de Saleh, un certain nombre de ses partisans ont quitté Sana’a de peur d’être inquiétés ou emprisonnés ou de voir leur maison pillée. Les enquêteurs des Nations Unies affirment que plusieurs des officiers supérieurs qui avaient soutenu Saleh ont été exécutés par le mouvement, que 25 membres du parti de l’ancien président, parmi les plus influents, ont été arêtes, que 28 enfants issus des familles les plus proches de Saleh ont été kidnappés, que 29 habitations dont les propriétaires soutenaient Saleh ont été détruites et que les medias (tout comme les réseaux sociaux) ont été bloqués durant l’opération (Letter dated 26 January 2018 from the Panel of Experts on Yemen mandated by Security Council resolution 2342 (2017) addressed to the President of the Security Council). Ainsi, 77 familles se sont enfuies de Sana’a et ont trouvé refuge à Aden.

Je lui demande donc comment Ansar Allah peut affirmer être un mouvement « tolérant ». En fin politique, il me répond qu’il n’existe pas de preuve qui confirme ces « accusations ».

Je les mets au défi de présenter des preuves de ce qu’ils avancent. Au contraire, toutes les personnes que nous avons emprisonnées lors du dernier conflit ont été relâchées et nous avons permis une amnistie générale. Même les militaires qui ont mené la lutte, on les a libérés. Les leaders du CPG [ndlr : le Congrès du Parti général, le parti politique fondé par Saleh] sont toujours présents à Sana’a. Il est important que vous compreniez que ce qui nous guide ce sont les valeurs de l’Islam. Nous ne sommes donc pas comme les autres forces révolutionnaires.

Je lui rappelle qu’Ansar Allah détient pourtant, de manière arbitraire et depuis le début de la guerre, Mohamed Qahtan, un leader politique du Parti islamiste (Al Islah, le parti le plus hostile à Ansar Allah). « Qahtan, c’est un autre sujet, me répond-il. Nous sommes en état de guerre. Ils [les islamistes]ont des prisonniers à nous et nous avons des prisonniers à eux. On est tout à fait prêt à libérer les prisonniers d’Al Islah. (…) Nous avons directement contacté leurs cheikhs pour négocier avec eux les libérations. Mais, en ce qui les concerne, la décision appartient aux États-Unis, aux Saoudiens et aux Émiratis… »

Pourtant, les différents rapports des organisations de défense des Droits de l’Homme (nationales et internationales, dont Mwatana Organisation for Human Rights and the Gulf Centre for Human Rights et Amnesty International) condamnent les nombreuses violations de ces droits commises par Ansar Allah (tout comme par les forces alliées au gouvernement, la coalition sous leadership saoudien ou encore les forces des Émirats arabes unis déployées au Yémen). Ainsi, le mouvement est accusé de procéder à des arrestations arbitraires de journalistes, à des disparitions forcées, notamment d’opposants politiques trop gênants, d’abuser des détenus ou de les torturer (11 cas de tortures ont été précisément recensés), de formuler de fausses accusations devant les tribunaux…

De même, le mouvement aurait ciblé des civils. Le Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme affirme que des bombardements par Ansar Allah (et les forces de Saleh) ont tué 3.746 civils depuis le début de la guerre en mars 2015 (la coalition saoudienne serait responsable de la mort de 8.211 civils). Enfin, seules les forces d’Ansar Allah utilisent les mines anti-personnelles, qui ont tué ou provoqué l’amputation de nombreux civils (le nombre des victimes est encore incertain).

Confrontés à ces accusations, les membres d’Ansar Allah que j’ai rencontrés ont simplement réfuté leur véracité.

Quant aux enfants-soldats ? Les membres d’Ansar Allah encore une fois réfutent l’existence d’un enrôlement dans leurs rangs d’enfants destinés aux combats armés.

Or, le dernier rapport de Human Rights Watch affirme qu’Ansar Allah (tout comme les forces pro-gouvernementales) utilisent des enfants-soldats. Ils représenteraient un tiers des combattants. En Août 2017, les Nations Unies ont dénombrés au Yémen 1.702 cas d’enfants enrôlés depuis mars 2015, dont 67% seraient dans les rangs d’Ansar Allah. Environ une centaine d’enfant aurait moins de quinze ans. Et le rapport onusien précise que les enfants récemment recrutés sont rétribués entre 60 et 80 dollars par mois.

Mohamed al Bukhaiti est toutefois un peu plus loquace : « Ce sont ces enfants eux-mêmes qui désirent s’engager au combat. Parfois, leurs parents refusent le choix de leur progéniture. Mais j’ai l’exemple d’une famille dont les parents refusaient à leur fils de s’enrôler. Or, ils se virent menacés par leur propre garçon, arme à la main. Face au fait accompli, les parents ne peuvent souvent rien faire et ils permettent dès lors à leurs fils de s’engager. Les enfants eux-mêmes désirent défendre leur pays contre l’ennemi, sans qu’il soit besoin de l’influence du mouvement. »

Quant aux accusations de corruption des militants d’Ansar Allah, Ahmed al Shami réfute encore : s’il peut exister quelques cas d’individus corrompus, il n’en n’est rien de l’institution.

Les Américains, ils agissent envers le Yémen comme envers l’Iran, explique-t-il. Ils diabolisent et déforment la réalité d’Ansar Allah. Ils nous accusent, mais ils n’ont aucune preuve à avancer. Pour nous, le Sayd [le chef, Abdel Malek Al Houthi]est clair sur cette question : celui qui vole, on lui vole une main ! Que la personne appartienne ou pas au mouvement d’Ansar Allah.

Ahmed al Shami poursuit par une rhétorique répandue parmi les militants d’Ansar Allah, évoquant le dénuement dans lequel le mouvement survit : « Soyons logique ! Il est difficile d’accuser Ansar Allah de corruption, alors que la Banque nationale [en septembre 2014]n’a plus aucune liquidité, puisque tout a été transféré à Aden. Hadi a tout pris. Les coffres étaient vides. Il n’y avait plus les salaires destinés aux fonctionnaires. Lorsqu’Ansar Allah a investi la Banque nationale, c’est nous qui avons payé pendant un an et six mois les salaires, alors que nous étions en état de guerre, et en plein embargo. »

Les enquêteurs des Nations Unies ne partagent pas la même vision des faits. Ainsi, depuis 2015, Ansar Allah contrôle un vaste territoire et y a la mainmise sur la distribution de l’essence et du pétrole qui s’effectue exclusivement au marché noir. Les experts onusiens ont estimé que, entre mai 2016 et juillet 2017, ce trafic juteux aurait rapporté au mouvement quelques 1,27 milliards de dollars. Par ailleurs, le rapport précise qu’Ansar Allah peut compter sur d’autres sources de revenus. Ainsi, si le gouvernement yéménite n’est pas en mesure de collecter les taxes, il en va différemment du mouvement, dont l’administration exerce son autorité sur le territoire occupé.

Mieux encore, il semble que les compagnies de télécommunication et la vente de tabac constituent les plus importantes sources de revenus pour Anasr Allah, qui n’est donc pas aussi « dénué » que l’affirme la propagande du mouvement.

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Le mouvement Ansar Allah construit son État.

Dans ce processus, il doit également affronter certaines dissensions internes. Le mouvement sera-t-il en mesure de les dépasser ?

Par ailleurs, sera-t-il à même de contrôler sa base populaire (et ceux s’en revendiquent), pour continuer la réalisation de son projet politique ?

par notre envoyée spéciale au Yémen

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About Author

Maggy Grabundzija

Anthropologue - (Sanaa - YEMEN)

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