MONDE ARABE – État du monde arabe… État de guerre…

0

Etat Monde arabeS’il existe un phénomène caractéristique du monde arabe en ce moment, c’est bien l’état d’instabilité et de guerre permanente. Contrairement à une perception faussée, cette guerre ne se déroule pas tant contre les pays occidentaux, mais elle a prioritairement lieu dans les pays arabes entre les Musulmans. La focalisation des Occidentaux sur la « guerre contre le terrorisme » masque, en effet, l’état de guerre civile et interconfessionnelle que vivent de nombreux pays arabes.

Ainsi par exemple, alors que la guerre entre Sunnites et Chiites fait toujours rage en Syrie, avec plus de 200.000 morts, cette guerre entre Musulmans a quasiment disparu des médias occidentaux au profit de la guerre menée contre l’organisation de « l’État islamique » (DAECH en arabe).

Cela est d’autant plus vrai que cette organisation cible prioritairement les populations locales et que ses exactions sur place bénéficient d’une couverture minimale en comparaison avec n’importe quelle arrestation de sympathisant en Occident.

Ce biais médiatique relève d’un ethnocentrisme préjudiciable pour une meilleure appréhension des situations et de l’état des pays concernés.

Une guerre entre musulmans sunnites et chiites

Depuis plusieurs années, une guerre interconfessionnelle fait rage dans le monde arabe. À l’instar de ce qui s’est passé en Europe au XVIe siècle entre Chrétiens catholiques et Chrétiens protestants, cette guerre des religions oppose aujourd’hui Musulmans sunnites et Musulmans chiites. Même si le schisme islamique est plus ancien (661) que le schisme chrétien, les relations entre les deux grandes branches de l’Islam sont loin d’être pacifiées et les conséquences de ce conflit millénaire sont toujours aussi dramatiques.

Cette scission fondamentale au sein de l’Islam est le résultat d’une querelle de succession qui est intervenue à la mort du prophète Mahomet (en 632) pour savoir qui était le plus légitime pour lui succéder en tant que calife. Le fait que la majorité ait écarté la famille proche du Prophète allait diviser durablement les Musulmans entre les Chiites, « partisans d’Ali », cousin et gendre de Mahomet, et les Sunnites, se réclamant de la stricte tradition prophétique, la « Sunna » [ndlr : et partisans du calife Abou Bakr, puis des califes Omar et Othman (les trois premiers califes), qui ont supplanté Ali ; en 680, à la bataille de Kerbala (Irak), le quatrième calife fera tuer Hussein, le fils d’Ali, consommant ainsi la rupture entre Chiites et Sunnites].

Après une relative accalmie au début de l’époque contemporaine, la création d’une théocratie chiite, en 1979, sous la conduite de l’ayatollah Khomeiny (Iran) a ravivé les hostilités. Ce dernier, voulant exporter sa « Révolution islamique » aux autres pays de la région, s’est d’abord trouvé confronté au régime nationaliste de Saddam Hussein dans le cadre de la guerre Iran-Irak (1980-88), avant que la rivalité ne se déplace vers les monarchies sunnites du Golfe et, en particulier, vers le royaume saoudien, gardien des lieux saints de l’Islam et porte-drapeau de l’orthodoxie sunnite.

Partout, la « République islamique d’Iran » va soutenir les milices et les partis chiites radicaux, tandis que la monarchie des Saoud diffuse une version rigoriste de l’Islam sunnite.

Les exemples les plus connus de cette rivalité sont ceux de la création du « Hezbollah » libanais, en 1982, supporté par l’Iran, et le soutien apporté par Téhéran à la milice houthie des « Ansarollah » dans sa conquête du pouvoir au Yémen, en 2015.

Du côté sunnite, le soutien des monarchies du Golfe aux divers groupes insurrectionnels sunnites, en Syrie comme en Irak, ne fait pas de doute. Même si tous ces pays se trouvent aujourd’hui menacés directement par DAECH, ils ont pu contribuer, directement ou indirectement, à un moment donné, à son renforcement.

Partout, la guerre par procuration en Irak, en Syrie et au Yémen, que mènent les deux puissances régionales, l’Iran et l’Arabie saoudite, fait des milliers de victimes parmi les populations civiles musulmanes.

En raison du positionnement occidental fluctuant, cette guerre fait incidemment quelques victimes en Europe et en Amérique du nord, mais l’essentiel des dégâts humains et matériels est supporté par les pays arabes et empêche l’instauration d’une paix durable.

Une guerre entre Musulmans sunnites

L’état du monde arabe est compliqué par le fait qu’il n’y a pas uniquement une guerre entre Musulmans sunnites et Musulmans chiites ; il existe également une guerre larvée au sein même du camp sunnite, numériquement majoritaire.

Outre la rivalité traditionnelle entre les quatre principales doctrines sunnites (Hanafisme, Malékisme, Chaféisme, Hanbalisme) qui date de l’époque médiévale (VIIIème siècle), le vingtième siècle a vu s’affirmer un certain nombre de courants théologiques et idéologiques qui se conçoivent comme « réformistes » mais qui aspirent en réalité à l’hégémonie.

Les deux principaux concurrents de l’Islam sunnite sont le Salafisme et le Frérisme.

Le premier est issu de la pensée du théologien Ibn Taymiyya (mort en 1328), revue et complétée par la pensée d’Ibn Abd Al-Wahhab (mort en 1792), pensée réactualisée au vingtième siècle par divers oulémas d’Arabie pour en faire la doctrine officielle de l’État saoudien.

Ce courant (salafisme / wahhabisme) a donné lieu à une version violente d’opposition armée, appelée « jihadisme », qui se manifeste aujourd’hui aussi bien chez les partisans d’al-Qaïda que chez ceux de DAECH. Toutes deux sont, en effet, des organisations sunnites d’origine, mais concurrentes sur le terrain militaire. L’une (al-Qaïda) promeut officiellement un « jihad déterritorialisé », c’est-à-dire global et visant prioritairement « l’ennemi lointain » (les Occidentaux), tandis que l’autre (DAECH) promeut un « jihad territorialisé », c’est-à-dire local et visant prioritairement « l’ennemi proche » (les Chiites) et l’instauration d’un « État islamique » doublé d’un « Califat » pour l’unification politique des Musulmans sunnites.

Partant de ces divergences stratégiques, les deux organisations se sont affrontées militairement en Syrie, en 2014, faisant des milliers de morts dans leurs rangs et parmi la population civile.

Parallèlement, la branche syrienne d’al-Qaïda au Levant (ex-Front al-Nosra, en Syrie) continue de se battre pour la prééminence contre d’autres groupes sunnites locaux soutenus par les Occidentaux. Au même moment, DAECH s’impose par la terreur aux populations sunnites du nord de la Syrie et du centre de l’Irak.

Le second courant théologique et idéologique de l’Islam sunnite est issu de la pensée originale de la Confrérie des Frères musulmans égyptiens, fondée par Hassan al-Banna, en 1928. Lui aussi a donné lieu à une version violente d’opposition armée, représentée aussi bien par le « Jihad islamique » que par la « Gamaa islamiyya » (auteur des attentats de Louxor en 1997).

L’un de ses anciens chefs, Ayman al-Zawâhiri, est même devenu entre temps chef suprême d’al-Qaïda, succédant ainsi à Ben Laden en 2011.

Ce courant est inspiré par la pensée d’un ancien idéologue des Frères musulmans, Sayyid Qotb, pendu par le régime égyptien en 1966. Mais il aura eu le temps de diffuser une idéologie qui va s’avérer très meurtrière parmi les musulmans : le « Takfirisme ».

Aujourd’hui encore, les Takfiristes sont des islamistes sunnites radicaux qui se distinguent par le lancement d’accusation de « Takfir » contre d’autres musulmans. Ce mot signifie littéralement en arabe « le fait de traiter quelqu’un de ‘mécréant’ » (kâfir) et, par conséquent, de lui ôter toutes les garanties et les protections associées à son statut de « Musulman ». Aussi, les Takfiristes appellent à la « guerre sainte » (jihad) contre d’autres Musulmans s’ils ne suivent pas strictement les enseignements de l’Islam ou s’ils n’appliquent pas la Charia (la législation inspirée du Coran).

Cette idéologie sera à l’origine de plusieurs groupuscules armés et inspirera de nombreux jihadistes dans le monde.

Aujourd’hui, les fatwas de condamnation takfiristes sont très nombreuses sur l’internet et les réseaux sociaux. Du point de vue juridique, il s’agit purement et simplement de provocation à la haine et d’appels au meurtre.

Mais les auteurs de ces messages sont rarement poursuivis, parce qu’ils se cachent derrière des pseudonymes et se fondent dans la masse des utilisateurs anonymes de la Toile mondiale, participant ainsi à l’extension du domaine de la guerre civile au monde virtuel.

Share.

About Author

Mathieu Guidère

Islamologue - Professeur à l'Université de Paris VIII (FRANCE)

Leave A Reply