MONDE ARABE – L’Orient en feu (4/5) : Washington dans l’impasse

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Les cartes que l’Amérique a en main concernant le Moyen-Orient –et la Syrie en particulier- sont de plus en plus rares et elle ne peut choisir qu’entre deux options, la troisième consistant à ne pas choisir, ce qui consisterait à condamner la région à devenir un nouveau Somaliland.

Sans titreEn effet, dans le cas d’échec des négociations de paix en Syrie, Washington a deux options.

La première consisterait à reconnaître ses erreurs, sans le proclamer pour autant, et à se rallier à la position russe qui, sur le dossier syrien, est la seule qui a réussi jusqu’ici à faire bouger les lignes et à clarifier la situation en matière de rebelle. On sait que, jusqu’avant l’intervention russe, l’Amérique et la France considéraient par exemple al-Nosra et ses affiliés, dont les bombes tuent pourtant chaque jour sur des innocents à Damas, comme des alliés !

Dans cette option, en se ralliant à la Russie, l’Amérique serait obligée d’accepter certaines conditions russes, dont plusieurs ont été formulées lors des négociations de Genève 3.

L’Amérique  serait alors contrainte vraisemblablement de prolonger le « bail » de Bachar al-Assad dans l’attente de nouvelles élections. Mais on ne sait pas très bien comment elles pourraient se tenir pour au moins trois raisons. D’abord, elles ne peuvent se tenir dans les régions syriennes tenues par les djihadistes. En second lieu, pour les millions de Syriens qui ont fui le pays, on ne voit pas comment ceux-ci pourraient voter en dehors des consulats officiels de la République syrienne, qui seuls possèdent des listes électorales ;  or,  nombre  de  ces  consulats  ont  été  fermés  en Occident. Enfin, compte tenu de l’abondance de faux passeports syriens frauduleusement édités ces dernières années par des ateliers clandestins pour faciliter les flux migratoires vers l’Europe –il s’agirait d’une quantité de 50 à 100 000 faux passeports- on ne voit pas comment on pourrait reconnaître les vrais et faux citoyens syriens votant en dehors du territoire de la Syrie. Les élections dont parle l’ONU sont invraisemblables, dans le contexte actuel. Les diplomates onusiens entretiennent sans cesse la fiction…

La deuxième option pour Washington, la plus vraisemblable, serait de donner l’ordre aux groupes rebelles qu’elle influence de rompre la trêve et de lancer une offensive à grande échelle contre l’armée du régime et  ses alliés.

Mais, après l’offensive russe, ces groupes sont désormais affaiblis, y compris al-Nosra qui semble avoir de grosses difficultés à se remettre en ordre de bataille. C’est peut-être, cependant, l’option la plus plausible, car ainsi l’image de l’Amérique en tant que grande puissance serait sauve. Washington ira-t-elle jusqu’à doter les milices rebelles de matériel sophistiqué pouvant atteindre avions de combat et hélicoptères ? Cela dit, les États-Unis risquent d’avoir des difficultés à remettre sur pied une coalition de groupes rebelles ressemblant à celle qui existait en 2014-2015. Beaucoup de combattants de ces groupes ont déjà migré vers Daech (l’État islamique), d’autres ont disparu suite aux bombardements russes. Par ailleurs, si les États-Unis peuvent manœuvrer encore certains groupes dits « modérés » qui lui sont soumis, ils pourront difficilement manœuvrer les deux nébuleuses djihadistes les plus conséquentes, al-Nosra et surtout Daech, sauf à leur octroyer un appui secret, hypothèse peu probable. Certes, l’État islamique dispose d’une grande expérience militaire et d’une infrastructure solide et, approvisionné en armes modernes, il serait capable de modifier l’équilibre des forces au détriment de l’armée régulière syrienne, mais il est trop tard pour pratiquer de la sorte et une telle stratégie serait inévitablement contrée par la Russie et la Chine ; surtout, Daech constitue une menace globale que Washington ne saurait renforcer.

La deuxième option serait donc pour l’Amérique d’équiper des milices de moyenne ou petite taille qui vraisemblablement pourraient causer des dégâts sérieux au sein des forces du régime sans modifier cependant l’équilibre des forces sur le terrain. Dans l’attente de savoir quelle seront les intentions du nouveau président américain et d’une éventuelle nouvelle stratégie, le bilan de l’Amérique d’Obama est sans appel : Washington n’a pas été en mesure de modifier sensiblement la situation que la Russie a imposée en 2016, une configuration très favorable au régime de Bachar al-Assad.

En dehors de ce choix cornélien, il n’ya pas d’autres options pour l’Amérique ; et c’est pour cela que la diplomatie américaine se révèle aujourd’hui déconcertée, un embarras traduit par le sourire embarrassé de John Kerry, après que l’armée du régime avait reconquis Palmyre, en mars 2016. « C’est une bonne chose… », avait-il déclaré sans plus d’engouement, ajoutant qu’il souhaitait tout de même le départ de Bachar al-Assad, alors que la victoire de Palmyre le plaçait sur le devant de la scène du combat contre Daesh.

L’Histoire n’est pas une ligne droite et Daech pourrait même servir le régime syrien. L’EI, en effet, n’avait pas été jusque-là la priorité du président syrien, mais ce dernier a bien compris que c’est en attaquant Daech qu’il pourrait (qu’il pourra) sauver son régime et se sauver lui-même. D’où la volonté d’al-Assad d’en finir rapidement avec la reconquête d’Alep. Une autre séquence politique commence à se jouer et elle n’est pas forcément du goût de l’Amérique.

La troisième option que constituerait un désengagement de l’Amérique et l’abandon par Washington des champs d’opération qu’elle occupe aujourd’hui au Moyen-Orient laisserait la région, presque dans son ensemble, devenir ce Somaliland tant redouté, échappant à tout contrôle international.

La continuation de la guerre en Syrie est dès lors l’hypothèse la plus probable. Mais alors, à qui imputer cette absence de perspective claire, ce pourrissement généralisé qui, comme un cancer, s’étend désormais à l’Irak, au Yémen -où les perspectives de paix apparaissent bien minces- au Liban, à l’Égypte, à la Libye ?

On a eu trop tendance à présenter toutes ces guerres moyen-orientales comme des guerres régionales sui generis dans lesquelles l’Occident n’aurait pas eu de responsabilités et dans lesquelles il aurait été impliqué à son insu. Dans la plupart de ces conflits, il n’a pas été simple spectateur, mais souvent instigateur, voire acteur principal, fournissant assistance, armes, logistique, ressources humaines et fonds à des dizaines de milliers de rebelles, dans la plus grande opacité.

En grande partie, l’Occident a été le maître d’œuvre, en quelque sorte, de ces guerres de l’ombre.

Le président Obama lui-même a récemment déclaré que la guerre de Libye était une erreur. Mais pourquoi l’a- t-il tolérée, voire appuyée ? La volonté de la maîtrise géopolitique d’une des régions les plus riches du monde en matière de ressources énergétiques a constitué et constitue la motivation première de cette stratégie occidentale inavouée, car, dès le départ, il a fallu camoufler ces motivations en leur substituant des finalités d’ordre moral, telle que la défense de la liberté et des droits de l’Homme, lesquelles sont les sésames de toutes les interventions occidentales depuis une trentaine d’années.

Il en a découlé des guerres inhumaines. N’est-ce pas une contradiction ?

 

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Jean-Pierre Estival

Économiste et Politologue, Expert géostratégie et Président de la Commission des relations entre l'Europe et les pays arabes (Direction des ONG du Conseil de l'Europe)

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