URGENT / AFGHANISTAN – Essayons d’y voir clair…

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Au-delà du ton larmoyant qu’adoptent les médias de masse qui choppent sur la question et si l’on dépasse les analyses convenues qui effleurent l’événement sans en pénétrer le sens, l’attentat du 27 janvier 2018 contre le ministère de l’Intérieur afghan ne laisse que peu de doute sur le fait que le Réseau Haqqani a désormais fait la démonstration de ce qu’il détient la clé des négociations qui vont certainement commencer entre les Talibans et le gouvernement afghan.

« Se réconcilier avec un adversaire aussi brutal que les Talibans peut sembler détestable, et même inconcevable », affirmait Hillary Clinton en février 2011. « Et la diplomatie serait plus facile si on n’avait à parler qu’à des amis. Mais ce n’est pas comme ça qu’on fait la paix. »

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Le chaos sécuritaire qui règne aujourd’hui à Kaboul décourage l’analyste, tant ce désordre paraît n’avoir aucun sens, sinon, de la part des Talibans, la volonté de détruire, de faire mal, de faire échouer tout processus de paix avant même qu’il ne débute. L’attentat qui s’est produit le 27 janvier 2018 devant le ministère de l’Intérieur a fait plus d’une centaine de morts et des centaines de blessés, plus encore que l’attaque contre l’hôtel Intercontinental revendiqué par les Talibans une semaine plus tôt.

Et comme la multiplication des attentats affaiblit davantage encore le pouvoir du président Ghani et celui de son premier ministre, tous deux incapables d’assurer un minimum de sécurité au cœur même de Kaboul -et ce, dans les endroits a priori les mieux protégés (l’hôtel Intercontinental, ou les abords du ministère de l’Intérieur)-, on considère en général que c’est, pour ce gouvernement, « le début de la fin ».

Mais l’explication est peut-être, voire sans doute, inverse, et pour paraphraser Winston Churchill, on pourrait dire que pour, le pouvoir en place à Kaboul, pour le président Ghani surtout, « ce n’est pas encore le début de la fin, mais c’est la fin du début ». La fin peut-être de ce « début » qu’est la période qui précède l’ouverture de toute négociation avec un ennemi implacable ; et, dans quelque temps, ce sera peut-être le début de la fin, non celle du gouvernement, mais celle de cette guerre interminable qui détruit l’Afghanistan.

Tout s’analyse en fait dans la perspective des négociations qui devraient s’ouvrir entre le gouvernement et les Talibans. Ce qu’il s’agit de dégager, c’est le raisonnement qui guide le « Réseau Haqqani », qui apparaît comme l’auteur très probable de l’attentat du ministère de l’Intérieur.

Ces négociations, on le sait depuis une dizaine d’années, sont la seule solution –solution politique, puisqu’une solution militaire est apparue totalement inaccessible, illusoire– au problème que posent les Talibans.

Mais pour qu’une négociation s’ouvre, il faut savoir avec qui on accepte de négocier. Il y a des gens avec qui on peut discuter, d’autres avec lesquels il ne saurait en être question.

Or, une ligne invisible tracée par le gouvernement afghan (et surtout ses parrains occidentaux : l’administration américaine, l’ONU, les autres pays intéressés par un règlement du conflit en Afghanistan) sépare les « Talibans modérés », ceux qui sont considérés comme des nationalistes pashtounes (ethnie majoritaire en Afghanistan) qui ne chercheraient qu’à revenir dans le jeu politique afghan et avec lesquels on peut (on doit) discuter, et les « terroristes », qu’il faut simplement détruire.

La ligne passe évidemment entre les Talibans et les groupes purement terroristes que sont Al-Qaida et la branche afghane de l’État islamique (Daesh) ; mais elle passe aussi à l’intérieur même de la « nébuleuse talibane », avec le « Réseau Haqqani ».

Ce groupe, fondé au milieu des années 1970 par Jalaluddin Haqqani, est aujourd’hui dirigé par son fils Sirajuddin, qui est l’adjoint militaire d’Haibatullah Akhunzada, l’émir des Talibans depuis mai 2016.

C’est Sirajuddin Haqqani qui, en grande partie, détient la clé des négociations, à plusieurs niveaux.

D’abord, il s’agit de terminer une guerre ; et ceux qui la mènent sur le terrain, c’est-à-dire principalement le Réseau Haqqani (du côté des Talibans), ont évidemment un mot essentiel à dire dans l’affaire, et ils entendent participer aux négociations au même titre que les « politiques ».

En second lieu, au stade de l’ouverture des négociations, il s’agit de décider si l’étiquette « terroriste » collée à ce réseau interdit de traiter avec ses chefs, ou si ces derniers seront considérés comme faisant partie à part entière de la direction du mouvement taliban qui mènera les négociations.

Or, un exemple ne peut pas ne pas influencer les parties : celui du chef moudjahiddin Gulbuddin Hekmatyar, qui a rallié le régime de Kaboul en 2017, alors même qu’il était également étiqueté comme « terroriste » par le gouvernement américain et l’ONU. Non seulement les négociations entre le Hezb-e-Islami Gulbuddin, son mouvement, et le gouvernement de Kaboul ont pu avoir lieu, sous l’égide de l’administration américaine, mais toutes les sanctions contre lui ont été levées à la demande de Washington, une fois signé l’accord de ralliement au gouvernement afghan.

Le président Ghani a fait du ralliement de cet adversaire impitoyable et longtemps considéré comme irréductible un « modèle », un exemple offert aux autres chefs talibans : « Venez, rentrez du froid, toutes les sanctions contre vous seront levées, vous aurez des places et des avantages matériels, vous retrouverez un rôle dans la politique de ce pays ».

Mais l’exemple a aussi son revers : il a démontré aux chefs du Réseau Haqqani que l’étiquette de terroriste n’était pas définitive, qu’elle n’empêchait pas de participer aux futures négociations.

Tout dépend en fait du besoin plus ou moins fort qu’ont les parties de négocier et d’arriver à un accord. Or, si les Talibans sont las de la guerre, dont ils comprennent qu’ils ne peuvent pas plus la gagner que le gouvernement, celui-ci est quant à lui désespérément à la recherche d’une percée. Le gouvernement afghan a d’autant plus besoin d’une ouverture rapide des négociations que la violence affaiblit progressivement sa crédibilité.

En effet, mal élu en 2014, contesté depuis 2016 par son « premier ministre » Abdullah Abdullah, ridiculisé depuis des mois par le refus de quitter ses fonctions d’un puissant gouverneur de province (Mohammad Atta Noor) malgré la décision présidentielle qui le démissionnait, le président Ghani n’a plus qu’une option pour être réélu en 2019 ou à tout le moins pour laisser une trace positive dans l’histoire de son pays : conclure un accord de paix avec les Talibans, être le gouvernement qui aura mis fin à cette guerre civile qui déchire l’Afghanistan depuis des décennies.

Pour un futur négociateur, être à ce point désireux d’une négociation et d’un accord est une faiblesse, que les Talibans exploitent pour entrer dans la partie avec les meilleures cartes. En ce sens, même les Talibans « modérés » ont intérêt à laisser agir les plus violents.

Mais si le président Ghani a beaucoup à perdre dans cette première phase, c’est le prix qu’il doit payer pour l’emporter à la fin – « Qui sait perdre gagne », affirmait Sun Tsu…

Ensuite, renforcer la pression sur le gouvernement permet aux Talibans de « verrouiller » les préconditions à l’ouverture du dialogue, en obtenant d’entrer dans la négociation avec un certain nombre d’éléments qu’ils refusent actuellement de mettre sur la table, et ce afin de maximiser les gains qu’ils pourraient obtenir ensuite en les lâchant. L’un de ces éléments pourrait être l’autorisation pour eux de se présenter sous la bannière de l’Émirat islamique d’Afghanistan (le nom qu’avait pris « l’État » taliban, entre 1996 et 2001) ; c’est-à-dire qu’ils se positionneraient en quelque sorte sur un pied d’égalité avec le gouvernement constitutionnel de Kaboul. Cela, le pouvoir de Kaboul l’a jusqu’à présent fermement refusé.

Lors d’une table ronde organisée à Doha en janvier 2016, des responsables talibans ont montré une volonté d’ouverture sur des sujets sociétaux (le respect des droits de l’Homme en général, et ceux des femmes en particulier ; celui des minorités non pashtounes ; le droit à l’éducation pour les filles ; la liberté d’expression…). Mais ils ont rejeté la constitution de 2004, et donc la légitimité de l’actuel gouvernement de Kaboul ; et ils ont laissé planer l’ambiguïté quant à leur acceptation du jeu démocratique.

Pour les Talibans, même les « politiques » ou les « modérés », laisser le Réseau Haqqani déchaîner sa violence augmente leurs chances d’entrer dans le jeu des négociations sans avoir à trop lâcher sur ces préconditions.

En un sens, les « négociations sur les négociations » ont déjà débuté, et les récents attentats en sont l’expression la plus audible…

Enfin, rappeler de façon très brutale sa capacité de nuisance est toujours utile dans la perspective des avantages que l’on espère obtenir au terme d’un accord : levée des sanctions contre les chefs, places de ministres ou de gouverneurs de province, avantages matériels conséquents (propriétés immobilières, revenus garantis…), autorisation de conserver les armes individuelles, intégrations dans l’armée à des postes élevés dans la hiérarchie, peut-être des ambassades…

Aussi sanglant est-il, le jeu que joue le Réseau Haqqani est donc totalement rationnel.

Mais il comporte un risque : que la société afghane, même épuisée par la guerre et la violence, refuse des négociations avec des gens aussi dénués de scrupules.

L’impunité accordée à Gulbuddin Hekmayar a suscité d’énergiques réactions, très négatives, dans une partie de la population afghane qui se souvenait des exactions du « boucher de Kaboul ». L’opinion occidentale ou une partie de la classe politique pourrait aussi protester, comme elle l’a fait en 2012 lorsque l’administration Obama, en échange de la libération d’un soldat américain, avait accepté de libérer cinq chefs talibans emprisonnés à Guantanamo : des sénateurs, dont le sénateur McCain, avaient alors dénoncé la libération de combattants coupables de crimes particulièrement graves.

Il y a donc une limite à ne pas franchir dans la violence, sauf à rendre impossible l’ouverture même des négociations, puis leur conduite et enfin leur conclusion. Mais, de toute évidence, le Réseau Haqqani l’a repoussée très loin.

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Toute négociation commence toujours par une guerre des nerfs, mais celle-ci se traduit par des dizaines de morts et un surcroît de souffrances pour la population afghane. Et ce n’est sans doute pas fini…

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Bruno SENTENAC

Juriste - Conseiller du Parlement afghan en 2009-2010 (France)

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