URGENT / AFGHANISTAN – Le retour du vice-roi

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URGENT / AFGHANISTAN – Le retour du vice-roi

Ce n’est pas un simple diplomate américain que le président Trump vient de désigner comme son envoyé spécial en Afghanistan, un poste presque plus important que celui d’ambassadeur à Kaboul – il fut occupé sous la présidence d’Obama par Richard Holbrooke, la « star » du Département d’État, mort en fonctions en 2010.

Le poste avait disparu avec le début de la présidence Trump ; il vient de réapparaître, sous l’intitulé de « Conseiller spécial » (Special Adviser), avec la mission précise « d’apporter la paix en Afghanistan par la réconciliation entre le gouvernement de Kaboul et les Talibans ».

Cette résurrection (et surtout le personnage titulaire du poste) est le signe de l’impatience croissante du président Trump devant l’absence de progrès tangibles sur la voie de la paix, une paix qui mettrait un terme à cette guerre civile qui déchire l’Afghanistan depuis presque quarante ans.

Elle marque la volonté du président américain d’employer tous les moyens disponibles pour sortir enfin les États-Unis de ce bourbier, qui constitue depuis dix-sept ans la plus longue intervention de toute l’histoire militaire américaine.

Car non seulement Zalmay Khalilzad est né afghan, mais il a déjà occupé la fonction entre janvier 2002 et novembre 2003, sous la présidence de George Bush. Dans ce poste, puis dans celui d’ambassadeur américain à Kaboul, entre novembre 2003 et juin 2005, Zalmay Khalilzad avait joué un rôle de quasi « vice-roi », bien plus que de simple diplomate.

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Connaissant parfaitement le pays, sa culture et ses acteurs politiques, doté d’un très fort charisme, Zalmay Khalilzad est le mieux à même de réussir dans la mission qui lui a été assignée de faire régner la paix en Afghanistan, même si tout dépendra in fine de la volonté des Talibans de négocier avec le gouvernement de Kaboul, ce qu’ils refusent toujours (officiellement du moins).

Plus qu’un diplomate, un acteur de premier plan dans la vie politique afghane

Zalmay Khalilzad est d’abord une forme de l’incarnation du rêve américain.

Né en 1951 à Mazar-i-Sharif, la « capitale » du nord de l’Afghanistan, ce Pashtoun bénéficie dans sa jeunesse d’un programme d’échange universitaire qui lui permet de décrocher un doctorat de sciences politiques à l’université de Chicago. Il intègre le Département d’État et, dans l’administration Reagan, il suit la guerre qui se déroule dans son pays d’origine à la suite de l’invasion soviétique de décembre 1979. C’était l’époque où les islamistes étaient qualifiés de « combattants de la liberté » (les « freedom fighters » de Carter et Reagan) et où Jalaluddin Haqqani – qui vient de décéder – était le chef de guerre préféré de la CIA et était reçu à la Maison blanche.

Sous la présidence Clinton, le Républicain qu’il est passe dans « l’autre Département d’État », la Rand Corporation.

En 2001, alors membre du National Security Council de George Bush, Zalmay Khalilzad contribue à la planification de l’intervention américaine en Afghanistan qui « répond » aux attentats du 11 septembre 2001.

Après la chute du régime des Talibans, il participe aux négociations de la conférence de Bonn qui mettent sur pied le gouvernement intérimaire et il contribue à imposer à sa tête Hamid Karzaï, l’homme des Américains, qu’il connaît bien depuis l’époque de la guerre contre les Soviétiques.

C’est Zalmay Khalilzad qui met au point le premier plan américain pour la reconstruction de l’Afghanistan ; une approche qui rompt avec celle de la présence minimale (« light footprint ») défendue jusque-là par Donald Rumsfeld, hostile à toute idée de « nation building » dans ce pays.

En 2003, nommé ambassadeur à Kaboul par George Bush, il devient, selon l’expression de Steve Coll (dans son livre Directoire S), « le plus improbable des ambassadeurs, moins un diplomate qu’une espèce de chef de guerre américano-afghan ». Il met en effet tous les moyens que lui offre sa fonction au service de son ami Hamid Karzaï, et ce avant tout pour renforcer l’autorité de ce dernier, jusque-là très faible face aux seigneurs de guerre de l’Alliance du Nord (les Mohamed Fahim, Abdul Rashid Dostum ou Ismaïl Khan, qui règnent dans leurs provinces respectives et ont des hommes armés jusque dans l’entourage immédiat du président afghan). Il va jusqu’à les menacer d’une intervention militaire américaine lorsqu’ils tentent de s’opposer par la force au président ; une politique que certains membres influents au sein des minorités, surtout parmi les Tadjiks, qualifieront de « coup d’État ethnique » au profit des Pashtouns.

À l’époque, il rencontre Karzaï jusqu’à deux ou trois fois par jour, discutant avec lui dans un patois fait d’un mélange de dari, de pashtoun et d’anglais qu’eux seuls sont capables de comprendre. Pratiquant un mélange des genres inédit dans les annales diplomatiques, il participe aux conseils des ministres, aide le président à préparer ses réunions avec d’autres ambassadeurs en poste à Kaboul ; c’est grâce à son appui que Karzaï est élu président de la République islamique d’Afghanistan en 2004.

A posteriori, cette année 2004 apparaît comme celle d’une occasion manquée de paix avec les Talibans, qui n’en sont encore qu’au début de leur insurrection contre le pouvoir de Kaboul. L’adoption de la constitution par une « Loya Jirga » (la grande assemblée constituante qui est la source de tout pouvoir, en Afghanistan) et l’élection non contestée d’Hamid Karzaï porte en effet aux Talibans un coup politique et idéologique sévère en conférant une double légitimité à ce pouvoir que les islamistes essaient de présenter comme une simple marionnette des Américains.

Dans ce contexte d’un enracinement (apparemment) durable de la démocratie en Afghanistan, Khalilzad, avec l’accord de Karzaï, plaide donc auprès de l’administration Bush pour une politique visant à rallier au régime une fraction plus ou moins importante des Talibans et de leurs supporteurs, les Haqqani ou Hekmatyar ; une continuation du projet qu’avait un moment caressé la CIA, de favoriser la création d’un parti « Talibans for Karzaï » qui aurait rassemblé les plus modérés du mouvement.

Un succès partiel est enregistré avec le Hizb-e-Islami, le parti de Gulbuddin Hekmatyar, qui se divise en deux factions, dont l’une se transforme en un parti politique participant au jeu électoral, tandis que l’autre, sous la direction du fondateur du mouvement, poursuit la lutte armée contre le pouvoir.

Cependant, en mai 2005, Khalilzad est nommé ambassadeur en Irak, et le président Bush met fin à cette politique en imposant la ligne « pas de négociation avec les Talibans », qui sera observée jusqu’à la présidence Obama. Ce fut peut-être la plus grande erreur politique commise par les Américains en Afghanistan…

« Mister Big »

Dans un autre registre, le séjour de Khalilzad à Kaboul est remarquable à un autre titre, moins reluisant, celui du mélange des genres entre fonctions officielles et affaires familiales.

Non seulement des membres de sa famille restée en Afghanistan servent dans l’administration Karzaï (dont un neveu comme conseiller d’Abdullah Abdullah, le ministre des Affaires étrangères), mais d’autres profitent de l’influence de Khalilzad pour réaliser des affaires très profitables avec des contractants américains intervenant dans le cadre du plan de reconstruction de l’Afghanistan.

Ce mélange des genres sera diversement apprécié dans l’administration américaine, surtout lorsqu’il s’agira de dénoncer l’affairisme du clan Karzaï…

« Surveiller Khalilzad »

Courant 2008, le renseignement britannique, qui écoute les conversations téléphoniques de Khalilzad (ce que ne peuvent pas faire, en principe, les agences de renseignement américaines puisque l’intéressé est citoyen américain), soupçonne qu’il envisage de se présenter à l’élection présidentielle de 2009.

Le MI6 passe le renseignement à ses homologues américains (en remplaçant son nom par une formule qui laisse facilement deviner quelle est la personnalité concernée), et on assiste alors à un épisode inédit : l’ambassade américaine et la station locale de la CIA surveillant leur ancien ambassadeur américain à Kaboul pour connaître ses intentions politiques dans la perspective du scrutin présidentiel.

L’intéressé démentira avoir jamais eu cette ambition…

L’éminence grise de Karzaï

Lors de l’élection présidentielle d’août 2009, Khalilzad, redevenu simple citoyen (la présidence américaine est passée à Obama), s’invite au palais présidentiel pour conseiller « son ami » Hamid Karzaï, alors en mauvaise posture à l’issue du premier tour : en raison de l’ampleur des fraudes observées lors du scrutin, la plupart des observateurs étrangers et des acteurs politiques locaux refusent de reconnaître, contrairement à l’affirmation du président sortant, qu’il a franchi la barre des 50% des votes exprimés, ce qui lui éviterait d’en passer par un second tour.

Cette présence au palais présidentiel de l’ancien ambassadeur complique singulièrement la tâche de John Kerry, le secrétaire d’État d’Obama, venu à Kaboul pour convaincre Karzaï d’accepter un recomptage des votes, puis un éventuel second tour, ou bien une solution de partage du pouvoir avec son rival Abdullah Abdullah, arrivé second au premier tour.

Khalilzad explique à Kerry que le président sortant n’acceptera jamais une telle solution.

Sous la pression américaine, Karzaï finit par accepter nolens volens la perspective d’un second tour, mais Abdullah Abdullah jette l’éponge, déclarant n’avoir aucune garantie quant à la régularité de ce scrutin.

Le critique virulent de l’influence pakistanaise dans le jeu afghan

Lors de son séjour comme ambassadeur à Kaboul, Khalilzad et son homologue ambassadrice à Islamabad se livrent à ce qui restera dans les annales du Département d’État comme « la guerre des câbles diplomatiques », un échange de critiques parfois violentes par voie de télégrammes diplomatiques, de mails et de coups de fils acerbes. La querelle porte sur une question centrale : savoir si oui ou non le Pakistan se moque des États-Unis en aidant les Talibans dans leur insurrection et en leur fournissant un sanctuaire, tout en prétendant être l’allié de Washington dans la lutte contre le terrorisme. Soit par nationalisme afghan, soit parce qu’il est sensible au discours très anti-Pakistan (et encore plus anti-ISI, l’Inter-Services Intelligence, les services secrets pakistanais) de Karzaï, Khalilzad reproche à sa collègue en poste à Islamabad sa « complaisance » envers le pouvoir et les militaires pakistanais, allant jusqu’à mettre en doute son patriotisme. Á quoi la diplomate réplique que Khalilzad exagère les capacités de l’armée pakistanaise à contrôler les Talibans et à empêcher leurs combattants de passer en Afghanistan, la frontière entre les deux pays n’ayant jamais été scellée, notamment dans les zones tribales (autogérées). Le conflit sera tranché par l’administration Bush en faveur de l’ambassadrice, puisque le Pakistan se verra conférer le statut de « Principal allié non-OTAN » en 2004 et recevra une aide de quelque 700 millions de dollars, dont la moitié destinée à son armée.

Une nomination de grande signification

La nomination de Zalmay Khalilzad – qui s’était retiré du circuit diplomatique – comme ‘Special Adviser’ est donc un geste politique de grande ampleur, qui marque la volonté du président Trump de forcer le passage vers cette paix qui se dérobe dans cesse.

Le vétéran du corps diplomatique dispose d’atouts sans équivalent pour réussir là où Richard Holbrook avait échoué. Le moindre de ces atouts n’est pas son amitié avec le président Ashraf Ghani, qu’il connaît depuis qu’adolescents, ils jouaient ensemble au basket à Kaboul.

Parce qu’il est lui-même pashtoun, Khalilzad aura également une capacité de dialogue inégalée avec les Talibans, qui pourraient avoir envie de renouer le fil des ouvertures qu’il leur avait faites en 2004-2005 pour rejoindre le jeu politique afghan.

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On verra dans les mois qui viennent si le nouveau représentant restera dans l’histoire de son pays de naissance comme le grand Peacemaker qui convaincra les autorités talibanes à déposer les armes et à se transformer en parti politique (« Talibans for Ghani » ?).

Nul n’est mieux placé que lui pour y arriver.

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Bruno SENTENAC

Juriste - Conseiller du Parlement afghan en 2009-2010 (France)

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