ÉGYPTE – La révolution enterrée, les diplomaties occidentales renouent avec la «realpolitik»

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Presque quatre ans jour pour jour après l’éclatement des soulèvements populaires, le « Printemps arabe » a connu des fortunes très diverses. Alors que la Tunisie s’apprête à élire son nouveau président, les velléités démocratiques en Égypte ont été brisées par une implacable contre-révolution. L’ordre ancien est à présent pleinement rétabli. Consolidé sur le plan intérieur, le pouvoir militaire a aussi gagné en légitimité internationale. Son engagement dans la coalition internationale contre l’État Islamique a accéléré la normalisation des relations diplomatiques avec les pays occidentaux. La « lutte contre le terrorisme » légitime aujourd’hui – comme par le passé – une impitoyable répression de l’opposition pacifique à un régime fascisant.

Le 29 novembre dernier, la justice égyptienne a innocenté Hosni Moubarak, ainsi que de nombreuses figures de l’ancien régime, dans le procès du meurtre des 238 manifestants tués au cours des évènements de janvier-février 2011.

Si le procureur général a fait appel du verdict, l’ancien président égyptien pourrait être prochainement libéré puisqu’il a d’ores et déjà purgé une peine de trois ans de prison dans une autre affaire de corruption. La décision de sa libération reste à prendre mais les conclusions du juge Mahmoud Rashidy, en charge de l’affaire, constituent déjà la dernière étape de l’entreprise de réhabilitation de l’ancien régime et de réécriture de l’histoire de la révolution. Reprenant à son compte une théorie chère aux fellouls (les fidèles de l’ancien régime), le jugement suggère que les Frères musulmans, agents supposés d’un complot « américano-sioniste », ont orchestré les évènements débutés le 25 janvier 2011 et sont responsables de la mort des manifestants (Mada Masr, « Why everyone walked free in Mubarak trial? »).

Suivi de près par les Égyptiens, le verdict a poussé un millier de manifestants à se réunir aux abords de la place Tahrir, bouclée pour l’occasion. Toléré quelques minutes, le rassemblement a rapidement été dispersé dans la violence par la police, faisant un mort.

La veille du prononcé du verdict, le pays était marqué par une mobilisation de l’opposition au régime. Les heures qui suivent la prière collective du vendredi sont, traditionnellement, un moment privilégié de rassemblement des opposants au coup d’État. Mais les manifestants répondaient cette fois-ci à l’appel du Front salafiste pour un nouveau soulèvement et la restauration de « l’identité islamique » du pays.

Paralysée par les mesures de sécurité exceptionnelles mises en place pour l’occasion et le déploiement massif de la police et de l’armée, le Caire a été le théâtre de violences ayant également causé la mort de deux manifestants. Les cortèges n’ont pourtant pas réunis autant qu’escompté et se sont surtout limités à des quartiers populaires périphériques, loin de la place Tahrir. Cette mobilisation ainsi que la manifestation qui a suivi l’acquittement de Moubarak montrent que le rejet du régime militaire persiste et surtout que celui-ci est partagé par une diversité d’acteurs ne se limitant pas aux Frères musulmans. Mais, si beaucoup d’Égyptiens n’acceptent ni un verdict jugé inique, ni le pouvoir militaire, ils sont très peu à être descendus dans les rues. Suffisamment consolidé, le régime estime pouvoir revenir sur des acquis et des exigences révolutionnaires très symboliques sans craindre une opposition qu’il ne puisse pas endiguer – par la répression.

Rares sont ceux qui osent aujourd’hui se dresser devant le rouleau-compresseur contre-révolutionnaire. Le désir des uns de voir revenir la stabilité et la peur des autres face à la répression suffisent à dissuader ceux qui n’adhèrent pas au régime de protester publiquement. Rien ne semble être à même d’empêcher la consolidation progressive du pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi, qui, désormais, jouit en outre d’une légitimité internationale croissante malgré les violations massives et récurrentes des Droits de l’Homme.

La récente condamnation à mort de 188 manifestants n’est que le dernier épisode d’une véritable chasse aux sorcières. Plus tôt, en novembre, 78 mineurs d’âge étaient condamnés à des peines de prison allant de deux à cinq ans. Depuis le mois de juillet 2013, entre 16.000 et 40.000 personnes ont été emprisonnées selon Amnesty International (il s’agit d’une fourchette basse). La torture constitue une pratique systématique dans les prisons égyptiennes. Des dizaines de personnes en sont mortes en garde à vue au cours des derniers mois. Plusieurs milliers d’autres ont enfin été tuées au cours de manifestations pacifiques.

Présentant récemment ses conclusions, le « Fact-finding committee », instance officielle chargée « d’investiguer » notamment les évènements de la place Rabaa al-Adawiya [ndlr : le 14 août 2013, l’armée et la police ont ouvert le feu sur les manifestants rassemblés sur cette place en soutien au président Mohamed Morsi renversé par le coup d’État militaire ; le bilan a été de plus de 850 personnes tuées ; c’est le massacre de manifestants le plus sanglant de l’histoire récente, selon l’organisation Human Rights Watch], a désigné les Frères musulmans comme étant les ultimes responsables du massacre de leurs propres partisans.

La pression s’est aussi sensiblement accrue sur la société civile égyptienne. De nombreux militants de défense des Droits de l’Homme sont actuellement détenus ou ont été contraints de quitter le pays. Alors qu’il avait été libéré au mois de septembre, Alaa Abdel-Fattah, figure emblématique de l’opposition libérale, a été de nouveau emprisonné le 27 octobre pour s’être opposé à une nouvelle loi restreignant considérablement le droit de manifester.

Le pouvoir poursuit l’élimination systématique de toute voix critique et de tout espace de contestation. Dans son entreprise, il n’hésite pas à encourager le recours à la délation. Un article publié sur le site internet Mada Masr fait le récit du retour de ces pratiques fascisantes (« Egypt: The nation of snitches makes a comeback »). Interpellé au mois de novembre, Alain Gresh, directeur adjoint du Monde Diplomatique, en a fait l’expérience alors qu’il discutait de politique sur une terrasse de café du Caire. Il avait été au préalable dénoncé par une femme qui avait surpris sa conversation. Finalement relâché et convié par la suite au ministère de l’Intérieur où des excuses lui ont été présentées, sans doute a-t-il dû ce traitement de faveur à sa qualité de journaliste français. Les faits en question ont eu lieu deux semaines avant la visite d’Abdel Fattah al-Sissi à Paris.

Cette dernière tournée européenne (en France et en Italie) marque une nouvelle étape dans la normalisation des relations diplomatiques entre l’Égypte et l’Union européenne. Le président al-Sissi devrait aussi se rendre en Allemagne, après les élections parlementaires programmées en mars 2015, et une délégation économique britannique visitera le Caire en janvier prochain.

Le rétablissement de l’ordre ancien en Égypte signifie donc aussi la résurgence de politiques étrangères plus traditionnelles, auxquelles le « Printemps arabe » était censé avoir mis fin.

En janvier 2011, la France, par l’intermédiaire de Michèle Alliot-Marie, alors ministre des Affaires étrangères, avait offert le « savoir-faire, reconnu dans le monde entier, de [ses] forces de sécurité » à Zine el-Abidine Ben Ali, le dictateur tunisien, contre des manifestants pacifiques. La chute du régime et les révélations sur les amitiés de la ministre avec Aziz Miled, homme d’affaires proche de Ben Ali, entraineront la « démission » de Michèle Alliot-Marie et une rupture dans la politique étrangère de la France à l’égard de pays dont elle a, des décennies durant, soutenu les régimes dictatoriaux.

À l’échelle de l’Union européenne, les changements survenus dans son voisinage sud s’étaient traduits par la définition d’une nouvelle conditionnalité politique, fondée sur « la reconnaissance des erreurs du passé » en matière de démocratie et de Droits de l’Homme. Tout comme la révolution égyptienne, ces déclarations d’intentions appartiennent à présent au passé. La contre-révolution a abouti et le pays est aujourd’hui dirigé par un régime répressif plus redoutable encore que celui de Moubarak. Il s’appuie notamment sur une puissante propagande assimilant toute forme d’opposition politique au terrorisme.

Historiquement, les Frères musulmans se sont limités à l’action politique non-violente ; y compris après la destitution de Mohamed Morsi, alors même que les sit-in de ses partisans étaient dispersés dans le sang. Malgré les nombreuses erreurs commises par la Confrérie, il ne fait aucun doute que cet engagement a permis au pays d’éviter de reproduire un scénario similaire à celui de la guerre civile algérienne des années 1990. D’autres groupes djihadistes – essentiellement Ansar Bayt al-Maqdis (ABM) et Ansar Misr – ont effectivement recours au terrorisme, depuis le coup d’État militaire. Ils ont revendiqué de nombreux attentats contre les forces de police et l’armée, majoritairement dans le Sinaï

u00C9GYPTE -Decembre 2014 - Mehdi KARIMI'

Caricature représentant Hassan Al Banna, fondateur de la Confrérie des Frères musulmans. Parue dans Al Ahram Weekly, journal d’État (18 septembre 2014).

Apparu en 2011, ABM est à l’origine de plusieurs attaques contre des gazoducs qui desservent Israël et la Jordanie. Le groupe a également ciblé un car de touristes coréens à Taba (Sinaï), en février 2014, et revendiqué l’assassinat d’un travailleur américain dans le désert occidental. Bien qu’idéologiquement à l’opposé, le pouvoir a pourtant choisi de mettre les Frères musulmans et les groupes djihadistes dans le même sac. Une absurdité qu’il pousse jusqu’à assimiler la Confrérie à l’État Islamique (EI) et Al Qaïda – qui lui sont pourtant ouvertement hostiles. Cet amalgame audacieux – pour ne pas dire farfelu – permet de déguiser la répression de l’opposition en « lutte contre le terrorisme » alors qu’une coalition internationale est aux prises avec l’EI en Irak et en Syrie. À sa tête, les États-Unis et certains pays européens préfèrent ménager un allié et un soutien jugé nécessaire en fermant les yeux sur les violations massives des Droits de l’Homme.

Au cours de la conférence de presse concluant la visite d’al-Sissi en France, François Hollande a apporté son soutien au « processus de transition démocratique » (sic) suivant une feuille de route imposée par ce militaire élu avec 97% des suffrages. À l’époque de ces élections, en mai 2012, Laurent Fabius, l’actuel ministre français des Affaires étrangères avait souhaité au nouveau président « du succès dans l’accomplissement de sa haute mission ». Muées par une « commune appréciation de ce que peut être l’équilibre du monde » – pour reprendre les termes de François Hollande -, la France et l’Égypte ont signé lors de cette rencontre de nombreux accords commerciaux et militaires. Ceux-ci viennent s’ajouter à d’autres, déjà conclus au cours des derniers mois : selon Amnesty International, le montant des commandes militaires entre les deux pays a plus que doublé de 2012 à 2013, passant de 27 à 63 millions d’euros. La France n’a jamais cessé de vendre des armes à l’Égypte, et ce en violation du code de conduite européen en matière d’armement qui lui en interdit l’exportation « s’il existe un risque manifeste que la technologie ou les équipements militaires servent à la répression interne » (voir à ce propos l’article de Warda Mohamed, paru sur le site internet de L’Observatoire des multinationales, « Les intérêts des entreprises d’armement françaises en Égypte priment-ils sur les droits de l’homme ? »).

François Hollande a justifié ce soutien du fait de la « guerre contre le terrorisme qui sévit encore au Sinaï ». Le président français adopte la même ligne défendue par John Kerry, le secrétaire d’État américain, lorsqu’il annonçait, en septembre, au Caire, la livraison d’hélicoptères Apache à l’armée égyptienne. Ce discours fait pourtant volontairement abstraction d’une donnée fondamentale : sans justifier le recours au terrorisme, Ansar Beit al-Maqdis et Ajnad Misr n’ont véritablement émergé qu’après la destitution de Mohamed Morsi et en tant qu’opposition au coup d’État.

Synonyme de réapparition de l’État répressif et des pratiques fascisantes, le plein retour de l’ordre ancien en Égypte s’accompagne aussi de la résurgence des politiques étrangères occidentales réalistes et de leur soutien à un pouvoir autoritaire. Le leitmotiv de « la lutte contre le terrorisme » constitue le prétexte de violations massives des Droits de l’Homme et justifie comme par le passé l’indifférence complice de ces pays occidentaux. Plus encore, cette apathie enfonce le dernier clou du cercueil de la révolution égyptienne et des espoirs qu’elle a suscités.

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Mehdi Karimi

Politologue - (Le Caire - ÉGYPTE)

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