ÉTAT ISLAMIQUE – Son jihad provoquera sa perte

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Il est certain que si l’État fantoche de Daech a pu s’implanter ainsi qu’on le voit en cet Orient qu’on savait déjà bien compliqué, c’est qu’il a bénéficié de compromissions multiples, de calculs idéologiques et d’arrière-pensées politiques des uns et des autres. Il a surtout compté sur une arme redoutable qui porte en elle la potentialité de sa perte : la notion, fort élastique, du jihad en Islam.

Un terrorisme que d’aucuns entretiennent

On a bien dit que le terrorisme islamiste était la création des Américains et de leurs alliés et/ou obligés dans la région; on a assuré aussi que déjà le régime wahhabite ne fut qu’un Daech avant la lettre, qui a réussi. On pourrait dire aujourd’hui que ce fut la prémisse d’une stratégie toujours en cours puisqu’elle se base sur un même ordre international qu’elle sert et qui n’est qu’un désordre absolu, servant des intérêts prêts à tout pour se préserver envers et contre tous. Quitte à instrumentaliser le terrorisme à une telle fin justifiant alors machiavéliquement les moyens inavoués ou tus pour certains apprentis sorciers parmi les politiciens du monde, toutes tendances et toutes régions confondues.

Or, avec le cancer mondialisé du terrorisme, la première règle à avoir à l’esprit pour lutter utilement contre lui et surtout ne pas l’alimenter directement ou indirectement, c’est d’user de ce qui lui manque, l’humanité surtout quand elle s’élève en cette éminente valeur et règle de droit s’imposant à tous. C’est l’éthique en politique (ou « poléthique »), à un moment où la pratique politicienne a tendance à muer en un condensé pasteurisé des turpitudes humaines, la nature animale quand elle se bestialise.

Aussi, il ne sert à rien de vouloir user de slogans creux, comme de prétendre par exemple « terroriser les terroristes », quand on fait tout pour servir le terrorisme, maintenir ses méfaits, en profiter. C’est que le terrorisme est comme l’Hydre de Lerne, ses têtes repoussent à force qu’on les lui coupe, surtout quand on cherche à le garder en vie pour lui faire servir des intérêts clandestins.

Si l’on est sincère dans la lutte antiterroriste, il nous faut agir tel Hercule qui finit par triompher du monstre. Comme la légende nous apprenant que le héros réussit par rendre mortelles les blessures infligées au monstre en trempant ses flèches dans son propre venin, il nous faut contrer le terrorisme en usant de son propre venin contre lui-même.

Quel est donc ce venin qui a gagné subitement le corps sain de nos sociétés, se capillarisant dans le monde et les têtes, surtout musulmanes ?

En ce monde arabe en pleine effervescence, il ne s’agit rien moins que d’une dictature morale qu’on veut substituer à la dictature immorale de régimes déchus ou qu’on veut faire chuter pour maximiser des profits en chute libre. C’est la religion instrumentalisée — fort mal, d’ailleurs — politiquement.

C’est bien pour cela que tout le monde ne lutte pas contre le terrorisme. Daech pourrait, à ce titre, durer, réussir même, comme le régime wahhabite !

Le jihad, une tromperie théologico-politique

On a déjà suffisamment épilogué sur les raisons objectives et subjectives, géostratégiques et psychologiques de Daech. On sait aussi que s’il est une arme redoutable qui est à la fois celle qui assure l’actuelle puissance « daéchienne » et qui pourrait se révéler demain la cause de sa perte, c’est bien la notion et la pratique du jihad.

C’est que la théorie dont usent et abusent les terroristes en terre d’Islam relève du pur mythe ainsi que celle connexe du martyre qui, au vrai, suppose en Islam la vie et non la mort. Aussi, il suffirait de juste toiletter de telles notions, revenir déjà à leur vrai sens théologique et même linguistique pour révéler l’imposture et démystifier la lutte armée au nom de l’Islam.

Assurément, cela minerait à la base la rhétorique des islamistes terroristes dont la fondation du supposé État est axée sur l’obligation de la lutte armée à laquelle croient les jeunes déboussolés -ou plutôt on les y fait croire-, apportant une fausse réponse à leur quête de sens vrai de leur vie.

Le jihad est une tromperie avérée. Si l’Islam, comme on le vit avec le christianisme, a pu être présenté en une théologie de la libération, il n’a jamais fait de la guerre sainte une scala-santa vers le paradis. La seule guerre sainte en Islam est celle qui se livre contre soi ; le combat de ses propres pulsions par le fidèle étant le seul vrai jihad, appelé au reste grand, maximal. L’autre jihad — qui est la lutte armée — n’est que « petit » jihad, ayant de plus été contingent à la naissance de l’État islamique et s’étant achevé avec sa consolidation et l’installation de l’Islam dans les cœurs. En cela, il en est allé de même du jihad comme de la hijra, l’émigration ayant été officiellement déclarée achevée avec le triomphe de la religion qu’elle était venue supporter.

Aujourd’hui, le jihad mineur étant donc forclos comme la hijra, le jihad en Islam vrai, au plus près de ses sources, ne peut être que majeur, l’effort sur soi pour donner l’exemple. Et ce d’autant plus que la notion du martyre islamique, supposant de se tuer au nom de sa foi, n’est nullement islamique dans sa déclinaison actuelle. Comme déjà rappelé, le martyr en Islam est celui qui témoigne pour dire le vrai ; ce qui suppose de vivre pour le faire. Le Coran n’est-il pas d’ailleurs la récitation, le message ? Qui porte donc le message s’il n’y a plus de messager ? Le prophète a montré la voie et il faut des voix pour la perpétuer ; or, mourir, c’est desservir le message de Dieu !

On voit à quel point les jeunes kamikazes écervelés se trompent et sont trompés lorsqu’ils croient mourir pour Allah, ne le faisant au vrai que pour le Diable qui les manipule et, au mieux, pour le Dieu de la Bible -celui de l’Ancien Testament, plus exactement, Jahvé-, le premier kamikaze ayant été Samson.

Rappelons que ce fils de Manoach, de la tribu de Dan, héros israélite par excellence, fut l’un des Juges d’Israël à une époque de l’histoire judaïque où certaines tribus étaient sous la domination des Philistins. Doté d’une force herculéenne, ses exploits sont contés dans le Livre des Juges (13.1 – 16.31) qui fait le récit de sa vie.

Il y est dit que sa force lui venait de sa longue chevelure, coupée par Dalila, ce qui amène à sa perte et à celle de ses ennemis avec celui qu’on doit considérer comme le premier saint kamikaze biblique.

Le jihad, une arme contre la civilisation

Nous le réaffirmons ici : ni l’esprit ni la lettre de la guerre sainte n’existent en Islam ; ce concept étant plutôt judéo-chrétien.

Aujourd’hui, les Musulmans, y compris les non-intégristes, perpétuent ainsi une aberration théologique qui nuit à l’Islam d’origine, violentant son message de tolérance et d’humanité, violant son esprit progressiste, mais devant le demeurer, car se retrouvant dans la structure anthropologique de l’imaginaire populaire.

Du temps de l’efflorescence de la civilisation arabe, un tel jihad, incarné notamment par la secte des Assassins, était une hérésie, car il n’avait pour but que de combattre le moindre signe de civilisation de la culture islamique. C’est ce qui se passe actuellement, la haine des signes de la civilisation, devenue occidentale, demeurant intacte chez les jihadistes qui marquent par leur ralliement aux troupes révoltées de Daech moins une adhésion à une foi dont ils méconnaissent l’essentiel, au-delà d’un affichage trompeur, qu’un rejet de leur mode de vie et surtout une révolte contre leur condition et leur véhicule existentiel encombré de vacuités matérialistes.

Parmi les jeunes recrues de Daech venant des pays arabes, on a recensé une majorité de Tunisiens ; or, il se trouve que la jeunesse tunisienne est la plus mûre dans le monde arabe, grâce à l’œuvre pionnière de Bourguiba en matière d’éducation. Il n’est donc guère étonnant de voir de sa part l’envie irrépressible de démontrer sa maturité et rompre avec les politiques de son pays et de ses partenaires la traitant en mineure, l’empêchant même de circuler librement, ce qui est désormais le plus basique des Droits de l’Homme en notre âge des foules. C’est d’abord une jeunesse en quête de respect.

Que cela se fasse par le recours de ces jeunes aux excès n’est pas nouveau, surtout qu’ils usent d’une arme que même leurs ennemis n’osent enrayer, ce qui aurait démontré pour le moins qu’elle est inappropriée au service véritable de la foi. Car c’est ce qui induit en erreur les plus sincères de ces jeunes parmi ceux qui se retrouvent dans les rangs des jihadistes avant de perdre leurs illusions; or, une fois pris dans l’engrenage de l’aventure terroriste, ils ne peuvent plus en réchapper. Autant alors s’offrir à un martyre même hypothétique, ce même martyre dont leurs ennemis ne contestent pas le faux usage qu’ils en feraient.

Conséquemment, et aussi surprenant que cela pourrait le paraître à première vue, le jihad comme source du terrorisme est bien alimenté en premier par ceux qui ne veulent déjà pas le déclarer illicite parmi les autorités de l’Islam officiel.

Car en légitimant le principe même de la licéité du jihad, même si l’on cherche dans le même temps à en condamner les manifestations excessives, on ne fait que justifier ipso facto le recours à la violence en dehors du cadre légal, ce qui met en péril l’existence de l’État dont la définition même est le monopole de la violence légale.

Légitimer le jihad en Palestine, en Syrie, en Irak et ailleurs par les politiques et les intellectuels revient bien à se rendre complices de ceux qui le pratiquent parmi les terroristes à l’intérieur du pays où un certain nombre des élites ose même se déclarer pro-jihad.

Par suite, il est pour le moins impératif que les autorités de l’Islam officiel mettent les choses à plat en osant déclarer hors la loi tout jihad, cette notion ayant fait son temps. Aucune excuse ne doit être acceptée de leur part ; et qui dirait le contraire ne ferait que mal interpréter sa religion se voulant d’abord paix et justice, ainsi que bien lue par le soufisme par exemple. Or, qui parle justice, et c’est la valeur éminente de l’Islam, ne peut forcément que vouloir la légalité et l’État de droit.

Une contestation de la réduction à l’unité occidentale

L’histoire nous l’apprend : ce sont les extrémistes qui finissent par faire débloquer les situations les plus inextricables. Cela tient au fait de la nécessité de radicalité pour tout effort utile ; or, être extrémiste, c’est aussi être radical, quoiqu’avec excès.

Sous cet angle, les jeunes jihadistes seraient plutôt des radicalisés qui manifestent leur besoin irrépressible de cette radicalité au sens où le radical pour eux est l’idéal, c’est-à-dire de retour aux racines, à ce qui est premier, fondamental, ou l’archaïque en son sens étymologique.

C’est bien d’une quête de sens qu’il s’agit, menée avec d’autres, par et pour un partage de sentiments considérés comme purs, car étant religieux au sens étymologique le plus sûr du terme, religare, qui est le fait de relier.

Aussi, la radicalisation, cet intégrisme des jeunes terroristes se disant islamistes, est bel et bien la marque en excès d’un déficit de radicalité véritable, un usage déficient du sacral dévergondé en sacré de pacotille et de saltimbanque par les représentants officiels d’une religion que cette jeunesse perdue croit revitaliser, et relever organiquement.

Une telle expression faussée du sacré par les jeunes est bien parfaitement dans la lignée de celle qu’en donnent leurs ennemis qui n’osent même pas contester leur conception du jihad tout en les combattant. Chez les uns et chez les autres, mais à des degrés divers, paroxystiques chez les jeunes, et tout autant sinon plus mensongers chez leurs ennemis, on assiste de manière tragique, en sa forme la plus perverse, au besoin du sacré dont usent à fond les terroristes et à laquelle s’accrochent ceux qui sont supposés les combattre, mais qui n’osent se détacher d’une lecture formaliste de la religion.

Déjà, par le passé qu’il nous faut toujours avoir en mémoire, les Églises chrétiennes (catholiques comme protestantes) ont eu recours à un tel sacré dans leurs guerres de religion, Inquisition y compris, ne lésinant pas sur le rôle missionnaire de l’Église pratiquant avec la plus totale bonne conscience les conversions de force. Même l’État laïc, se voulant modèle d’agent  civilisateur, n’hésita pas à imposer au monde ses propres valeurs de la modernité, désormais en crise ou même défunte, amenant à stigmatiser la différence, éliminer la moindre hétérodoxie que cela relève du domaine de la foi ou des mœurs (ainsi en a-t-il été pour la construction de l’homosexualité érigée en délit dans des cultures où elle était au départ une pratique sexuelle banale).

Force nous est donc de relever que l’intégrisme musulman actuel n’est qu’une variété d’intégrisme et de fondamentalisme qui n’a rien de propre à l’Islam, n’étant que la manifestation de la tentation ultime d’une volonté d’unité marquant la civilisation moderne, ce qu’Auguste Comte qualifiait de réduction à l’Un (reductio ad unum).

Le jihad force et talon d’Achille de Daech

Si le jihad est donc la contestation du modèle occidental unique imposé au monde, surtout islamique qui a été une modernité avant la modernité occidentale (je parle de « rétromodernité »), il n’est donc pas étonnant que ce modèle occidental soit combattu par un contre-modèle qui a fait ses preuves par le passé contre l’impérialisme, l’Islam salafi allié à la tradition judéo-chrétienne occidentale. Par un raccourci, j’ose parler d’Islam judéo-chrétien.

Or, il se trouve que ce modèle islamiste ne fait pas l’objet d’une lecture unique, celle des intégristes étant la moins authentique, la plus contraire même aux valeurs cardinales de l’Islam et à ses visées attestées. Il se trouve, cependant, que c’est la lecture qui a fait foi depuis l’entrée de la culture de l’Islam en décadence et la mainmise de l’Occident judéo-chrétien sur, non seulement les terres d’Islam, mais surtout sur la mentalité de leurs élites.

Cette fausse lecture excessive et même caricaturale de l’Islam a la caractéristique d’être celle de la religion instituée, au pouvoir. À peu de choses près, elle est identique dans sa déclinaison salafiste ou supposée modérée, manifestant pareillement une foi pudibonde, haineuse, cultivant les inégalités, refusant les libertés et rejetant l’altérité. Elle est surtout opposée à la saine lecture qui fut dominante du temps de la brillante civilisation islamique, celle des soufis et qui a été cantonnée dans l’Islam populaire dont la pratique reste la plus proche de l’esprit premier libertaire de l’Islam malgré les avanies du temps et de certaines pratiques de jonglerie inévitables en nos temps de « fakes » à tout va.

En cet Islam populaire soufi, le jihad (comme la hijra) a pris fin et il n’est de jihad que majeur. Il est inadmissible de se prétendre musulman si l’on ose déserter l’obligation de donner l’exemple en portant la main sur autrui. Tout comme la main, le musulman ne doit pas élever la voix sur son prochain, ni dire du mal de lui, ni même l’offenser du regard qu’il doit être le premier à baisser en cas de contrariété et même d’offense.

Il est bien évident que si une telle conception était consacrée unanimement par les Musulmans, il y aurait moins de jeunes pour rallier les troupes de Daech qui, dépossédées de l’auréole sacrale, seraient révélées alors à leur vraie nature, de simples bandits de grand chemin.

Ainsi, si aujourd’hui la conception fausse du jihad qu’on colporte constitue la force de Daech et son pouvoir d’attraction sur des jeunes soumis à un lavage de cerveau méticuleux, le rétablissement de sa conception véritable ferait vite son talon d’Achille, précipitant assurément sa perte.

Car c’est un tel Islam, le soufisme, qui est l’antithèse absolue du salafisme daéchien et qui assurera la renaissance de l’Islam si jamais elle devait advenir. Daech n’a-t-il pas été créé pour contrarier une telle occurrence ?

Une œuvre au noir de l’intégrisme islamique

Nous l’avons dit, la conception véritable ci-dessus rappelée du jihad n’est reprise par aucun des régimes islamiques en place alors qu’elle est logiquement dans la droite ligne de leur conception de l’État et du pouvoir politique.

C’est leur conception faussée du sacral qui les en empêche. C’est aussi leur soumission à un Occident judéo-chrétien qui a besoin d’avoir un ennemi à qui se mesurer afin de mettre l’accent sur la nécessité de s’attacher à son ordre bien que périmé, ayant fait la preuve de sa totale obsolescence de nos jours.

Le retour à une saine conception du jihad en Islam est-il donc souhaité et souhaitable par l’Occident et ses obligés arabes et musulmans ? Surtout lorsqu’on sait qu’elle pourrait constituer « l’œuvre au noir » elle-même de l’intégrisme islamique !

Rappelons que cette expression désigne, en alchimie, une phase essentielle manifestée par la totale dissolution de la matière. C’est d’ailleurs un roman majeur de Marguerite Yourcenar, racontant l’histoire imaginaire d’un clerc, philosophe, médecin et alchimiste qui a eu une vie errante et dont l’esprit critique a indisposé l’Église dont l’Inquisition l’emprisonna et qui finit par mettre fin à sa vie pour acquérir la divinité.

N’est-ce pas un peu allégorique du parcours de nombre de nos jeunes, trompés par les sirènes de Daech et parce qu’on n’ose pas leur dire la véritable notion de Jihad, encourageant leur dérive sur les chemins de traverse terroristes soit par inadvertance soit — et c’est bien plus grave ! — en le voulant machiavéliquement ?

Comme le héros du livre de Yourcenar, la jeunesse arabe musulmane, dans sa majorité, cherche sa vérité, n’acceptant plus la condition d’enfant à demeure qu’on lui veut ; elle croit détenir la vérité et ne peut la taire dans la confusion généralisée des valeurs qui marque nos temps dominés par un matérialisme ravageur et une foi dévergondée se mettant indignement à son service.

N’est-elle pas le condensé, en plus jeune et libertaire, de Giordano Bruno, Paracelse, Tommaso Campanella ou, produit de sa propre culture, d’Ibn Rouchd dont on brûla les livres qui servirent la Renaissance occidentale tandis que les élites musulmanes précipitaient la civilisation de l’Islam de ses Lumières d’antan dans les ténèbres actuelles?

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About Author

Farhat Othman

Ancien diplomate - Juriste et Politologue - Chercheur en Sociologie (Tunis)

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