ISLAM – Le péché originel

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La question du lien entre le politique et le religieux s’est posée de façon aiguë à tous les penseurs musulmans contemporains.

Certains ont jugé ce lien évident et naturel, en citant la longue histoire du califat et des différentes dynasties musulmanes. D’autres ont contesté de façon plus ou moins radicale le fait que l’islam puisse être politique, et certains pays ont interdit tout parti politique ayant un nom ou un programme religieux.

De l’avis du théologien soudanais Mahmud Muhammad Taha, l’islam, originellement, n’était pas politique…

Une controverse contemporaine

Dès la mise à l’écart du sultan ottoman, en 1922, prélude à l’abolition du califat, l’un des réformistes musulmans les plus importants du début du XXe siècle, Muhammad Rachid Rida (1865-1935), né au Liban mais établi en Égypte, publie un ouvrage intitulé Le Califat (al-Khilâfa).

Dans ce traité, il estime que la seule forme de gouvernement légitime en islam est le califat, « l’État-nation » étant selon lui une « invention » purement européenne et occidentale qui n’a aucun ancrage historique dans la culture arabo-islamique. Son argument central est que le califat, en tant qu’institution politique, a permis la cohabitation pendant des siècles de peuples et d’ethnies différentes et parfois ennemies parce que tous se considéraient comme « frères en islam » et mettaient leur appartenance religieuse au-dessus de tout autre lien clanique, ethnique ou tribal.

De plus, pour Rachid Rida, la « nation musulmane » (oumma) est bien plus large et bien plus riche que les « communautés nationales » (shu‘ûb). Elle les englobe et les unifie sous le chapitre de la foi partagée et de la destinée commune. Selon lui, réduire l’appartenance à l’État-nation, c’est amputer le musulman d’une part essentielle de son identité et le priver d’une richesse historique et culturelle sans équivalent dans le cadre strictement local ou national.

En bref, Rachid Rida veut maintenir l’institution califale, essentielle à ses yeux pour la cohésion sociale et pour l’unité musulmane.

Dès avant l’abolition effective du califat, il se lance dans une réflexion intense sur les remplaçants potentiels du calife ottoman. Mais c’est justement là que le bât blesse car aucun candidat ne trouve grâce à ses yeux. Appliquant une grille de lecture théologique, le réformiste passe en revue les souverains musulmans de son temps susceptibles d’occuper la fonction suprême, mais ses critères sont tellement stricts qu’aucun ne parvient à passer l’examen de conscience.

Pour lui, les Hachémites de Jordanie remplissent bien les conditions requises en tant que descendants de la tribu du Prophète (Quraysh), mais ils sont une création des Britanniques et acceptent les Sionistes en Palestine. Il en est de même des Sultans alaouites du Maroc qui sont des candidats valables d’un point de vue généalogique, mais ils sont selon lui un « jouet » entre les mains des Français. Quant aux souverains du Yémen, ils sont certes indépendants des Français et des Britanniques, mais ils sont chiites de confession et ne peuvent donc pas prétendre au califat sunnite. Enfin les rois d’Égypte, non seulement ne remplissent pas les conditions de base, étant d’origine albanaise et sans lien quelconque avec la tribu du Prophète, mais en plus ils sont totalement soumis à la domination étrangère (britannique et française).

La seule dynastie qui trouve grâce à ses yeux est celle des Al-Saoud, qui commencent à établir leur État dès après la première guerre mondiale et qui finissent, en 1932, par unifier l’Arabie par les armes. Il voit en eux un espoir sérieux pour la restauration du califat islamique et propose même d’organiser un séminaire pour former les candidats potentiels, parmi lesquels le futur calife serait choisi.

Mort en 1935, Rachid Rida ne vivra pas assez longtemps pour mettre en œuvre son projet ni pour voir se réaliser son rêve de « califat arabe ». Conscient de la difficulté de la tâche, il théorise la phase transitoire de gouvernement entre la création d’un royaume (mamalaka) et la restauration du califat (khilâfa) en forgeant un néologisme qui aura une grande fortune. Il est, en effet, le premier à utiliser le concept « d’État islamique » (dawla islâmiyya) pour désigner le gouvernement en dehors du cadre califal mais selon la loi islamique (charia). Cette conception du pouvoir sera reprise en 2006 par « l’État islamique en Irak » dans son pacte de fondation, puis mise en œuvre en 2013 par « l’État islamique en Irak et au Levant », comme une étape intermédiaire à la restauration du califat, laquelle interviendra au cours de l’été 2014 dans la grande mosquée de Mossoul.

Mais en son temps, la conception de Rachid Rida avait été vivement contestée par un autre théologien égyptien, Ali Abderraziq (1888-1966), certes plus jeune mais contemporain des mêmes bouleversements géopolitiques.

Adoptant une perspective tout aussi religieuse que son illustre prédécesseur, Abderraziq développe pourtant une réflexion diamétralement opposée. Ses propositions sont si radicales que son livre l’Islam et les fondements du pouvoir (1925) est retiré de la vente et son auteur démis de ses fonctions de juge (cadi).

Dans cet ouvrage, Abderraziq étudie en théologien (ouléma) la problématique de la relation entre religion et pouvoir dans le contexte islamique. Il estime que les formes de pouvoir qu’a connues le monde musulman (califat, sultanat, monarchie) sont déconnectées des dogmes de la religion musulmane. Pour lui, ce sont des constructions humaines et historiques, basées sur des conceptions datées. Il va même jusqu’à affirmer que l’expérience du prophète Mahomet (mort en 632) est unique et non duplicable, qu’il n’a jamais été un roi ni prescrit la construction d’un État.

Sans aller jusqu’à réclamer formellement une séparation de l’État et de la religion, Abderraziq met ouvertement en cause les fondements même de l’institution califale en critiquant le principe du consensus (ijmâ‘), censé servir à l’élection du futur calife. Il conteste également le fait qu’il s’agisse d’une institution issue de la tradition prophétique et estime qu’elle est une création des premiers souverains musulmans.

Pour lui, le califat n’a été qu’une construction humaine et historique, instrumentalisée par des hommes de pouvoir et régulièrement réactivée par divers mouvements politico-religieux. Il répond à Rachid Rida : « En réalité, la religion musulmane ne justifie ni le Califat, ni un quelconque État islamique qui n’a jamais existé, pas même aux premiers temps de la communauté. »

Ainsi, le livre d’Abderraziq non seulement remet en cause la tradition islamique et la conception théologique du pouvoir, mais il coupe également court aux ambitions politiques de la monarchie égyptienne qui aspirait, à l’époque, à récupérer le poste de calife rendu vacant en 1924 par le vote de l’Assemblée turque.

En définitive, la réaction intellectuelle à l’abolition du califat fut marquée par la controverse entre réformistes musulmans conduits par Rachid Rida et modernistes nationaux représentés par Ali Abderraziq.

Par la suite, cette controverse se transforme en clivage politique et annonce la confrontation à venir entre les partisans de l’islamisme et les défenseurs du nationalisme.

Une référence commune

Le paradoxe du débat musulman sur la relation entre politique et religion est que les penseurs, qu’ils soient pour ou contre la création d’un « État théocratique », se réclament tous du Coran et citent les mêmes versets, même s’ils leur donnent des interprétations différentes.

Ainsi par exemple, tous légitiment ou délégitiment l’institution du califat en se référant au Coran : « Je vais placer sur la terre un calife » (2 : 28-30) et « Nous t’avons fait calife sur la terre » (38 : 25-23). Mais l’interprétation de ces versets diffère selon les courants et les oulémas.

En effet, d’un côté, certains comme Abderraziq estiment que les versets coraniques ont une signification symbolique et que le pouvoir dont il est question est purement spirituel, sans aucune injonction à créer une institution politique. D’autres comme Rida considèrent qu’il y a là une délégation explicite du pouvoir divin à l’homme sur terre.

Mais même dans ce camp, les versets coraniques donnent lieu à des conceptions concurrentes du pouvoir qui vont s’affronter tout au long de l’histoire musulmane. La première est celle du calife « héritier de Dieu sur terre » (khilâfat Allah fi al-ard), chargé de l’application des prescriptions divines. La seconde est celle du calife « héritier de la prophétie » (khilâfat al-nubuwwa) c’est-à-dire continuateur et porteur du message prophétique comme simple successeur, remplaçant de Mahomet à la tête de la communauté musulmane. La première conception prévaudra plus tard chez les chiites dans le cadre de l’imamat, tandis que la deuxième sera au fondement du califat chez les sunnites.

Toujours est-il que les différents souverains musulmans vont puiser dans le Coran la légitimité et la justification de leur pouvoir sur la communauté. Les oulémas et les exégètes vont être d’un grand secours dans cette entreprise de théologisation du pouvoir en fournissant aux régimes successifs des explications et des fatwas allant dans le sens d’une plus grande imbrication du pouvoir temporel et spirituel, et cela jusqu’au début du XXème siècle.

Malgré le schisme entre sunnites et chiites, ainsi que des différences doctrinales patentes entre les écoles juridiques, les oulémas et les penseurs s’entendent sur la référence commune que forme le Coran, sur lequel ils s’appuient pour fonder l’exercice du pouvoir et une gouvernance islamique qui se perpétue jusqu’à nos jours dans certains pays.

Les versets coraniques cités sont les mêmes dans toutes les écoles et les courants musulmans. Ainsi pour la promotion de la « consultation » (shûra), sont cités les deux versets suivants : « Leurs affaires se règlent par consultation entre eux » (Coran, 42 : 38) et « Consulte-les dans les affaires » (Coran, 3 : 159).

Concernant l’application de la charia et l’obligation d’être juste, les versets les plus fréquemment cités sont :

« Si vous jugez entre les gens, jugez équitablement » (4 : 58)

« Nous t’avons révélé le Livre véridique pour que tu juges entre les gens avec ce que Dieu t’a montré » (4 : 105)

« Soyez justes car cela est plus conforme à la piété » (5 : 8)

« Juge entre eux avec ce que Dieu t’a révélé » (5 : 49)

« Dieu ordonne la justice et la bienséance » (16 : 90)

Certains oulémas et courants islamiques insistent sur la dimension communautaire en se référant également au Coran : « Ceci est votre communauté unique et Je suis votre Dieu » (21 : 92).

D’autres font d’un verset coranique le fondement de leur doctrine, comme les Frères musulmans : « Certes les croyants sont des frères » (49 : 10). Mais il n’existe dans le Coran aucune mention des slogans qui ont fait connaître l’islam politique tels que : « L’Islam est la solution » ou encore « Le Coran est notre constitution ».

La nécessaire relecture du Coran selon Taha

On le voit, le seul point commun entre les divers courants islamiques est la référence constante au Coran.

Or, celui-ci présente des contradictions qui ont été maintes fois mises en exergues, tant par des islamologues orientalistes que par des penseurs musulmans. Le plus célèbre parmi ces derniers est sans conteste le Soudanais Mahmud Muhammad Taha (1909-1985). Selon ce penseur et théologien de formation, il existe une distinction fondamentale entre la période mecquoise du Coran (formulation des dogmes et des principes éthiques) et la période médinoise (une expérience historique dans un contexte déterminé).

Dans son livre intitulé Le Second message de l’islam (Al-Risala al-thâniya min al-islam, 1967), Taha explique que le Coran contient deux messages qui s’opposent : le message contenu dans les versets coraniques révélés à La Mecque (« le Coran mecquois ») exposent un discours différent sur le pouvoir, la liberté religieuse et l’égalité entre les sexes que les versets coraniques révélés après le départ de Mahomet pour Médine (« le Coran médinois »).

La tradition musulmane aurait résolu cette contradiction en ayant recours au concept de « l’abrogation » (naskh), principe qui découle certes du Coran lui-même (2 : 106) mais qui n’autorise en aucun cas l’abrogation effective des versets mecquois. Or, les exégètes et les commentateurs du Coran ont abrogé ces versets et se sont appuyés sur les seuls versets médinois pour créer la charia et justifier les pouvoirs théocratiques du Moyen-âge jusqu’à nos jours.

Aussi, pour Taha, le « Coran médinois » ainsi que les lois de la charia basées sur les versets de la période médinoise (622-632), sont dépassés et violent les valeurs d’égalité, de liberté religieuse et de dignité humaine. Ce sont des « versets subsidiaires », valables pour la société du VIIe siècle mais « inadaptés à l’époque moderne ».

Pour Taha, le « Coran de Médine » était peut-être approprié en son temps, mais la « forme originale et authentique » de l’islam se trouve dans le « Coran de La Mecque », qui garantit notamment un exercice « démocratique » du pouvoir.

Taha écrit en effet : « La charia a été fondée sur le Coran médinois qui dit : ‘Consulte-les dans les affaires’, mais la consultation (shûrâ) n’est pas la démocratie. Nous voulons la véritable démocratie. La vraie démocratie, ses versets ont été abrogés. Dieu dit : ‘Rappelle-les, tu n’es qu’un avertisseur, tu n’as point à t’imposer à eux’. Or, ce verset a été abrogé. » (Traduction de l’auteur)

Taha écrit également : « La violence est rejetée en islam, comme nous l’avions démontré, car la charia n’est pas tout l’islam. Certes, elle est issue de l’islam mais c’est une petite partie de l’islam que chacun lit selon les besoins et ses capacités. Mais à l’origine de l’islam, il y a : ‘Appelle au chemin de Dieu par la sagesse et le bon conseil, discute avec eux de bonne grâce’. À l’origine de l’islam, il y a aussi le verset qui dit : ‘Nulle contrainte dans la religion ; le bien et le mal sont clairs’. Il y a beaucoup d’autres versets coraniques qui appellent à l’ouverture et à la tolérance face à l’avis d’autrui. Mais tous ces versets ont été abrogés par la charia et remplacés par des versets bien moins tolérants. » (Traduction de l’auteur)

Taha écrit enfin : « Concernant les hommes et les femmes, il n’existe pas dans le Coran médinois d’égalité entre les deux… car le Coran mecquois a été abrogé par le Coran médinois où Dieu dit : ‘Elles ont les mêmes droits que les hommes’ Ce verset donne une possibilité d’instituer l’égalité entre les hommes et les femmes mais il a été abrogé. » (Traduction de l’auteur)

En raison de ses prises de position, Taha fut arrêté et condamné à mort en 1985 avec quatre de ses disciples pour « hérésie et opposition à l’application de la charia ». Le gouvernement soudanais interdit que ses opinions sur l’islam, jugées non orthodoxes, soient débattues en public, prétextant du fait que cela créerait une « fitna » (scission, sédition) au sein de la communauté musulmane.

Après son exécution, l’inhumation du corps fut tenue secrète et ses écrits interdits d’impression et de diffusion. Ils demeurent confidentiels jusqu’à nos jours et inconnus du public musulman…

Selon son approche, l’islam originel n’était pas politique ; il l’est devenu par la suite sous l’effet des exégèses coraniques.

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About Author

Mathieu Guidère

Islamologue - Professeur à l'Université de Paris VIII (FRANCE)

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