ÉTAT ISLAMIQUE – Paris, Bruxelles… Le retour des « cellules dormantes »

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La série d’attaques terroristes inédites, intervenue dans la capitale française entre le 7 et le 9 janvier 2015, a remis de façon dramatique au goût du jour un phénomène que l’on avait tendance à oublier, celui des cellules terroristes dormantes. Celles-ci ne sont pas une invention d’Al-Qaïda, mais l’organisation fondée par Ben Laden en avait popularisé l’usage avec la cellule de Hambourg, exécutante des attentats du 11 septembre 2001. Calquées sur les méthodes d’infiltration du contre-espionnage, ces cellules avaient essaimé en Occident à la faveur de la « guerre contre la terreur » qui rendait toute action directe difficile à organiser et à mener.

Les Nouveaux TerroristesAinsi, les deux « agents » de l’attentat contre Charlie Hebdo étaient membres d’une même cellule et avaient fait partie, en 2005, d’un même réseau jihadiste d’acheminement des combattants vers Al-Qaïda en Mésopotamie (Irak), à l’époque dirigée par le Jordanien Abou Moussab Al-Zarqawi. Mais ces « agents » se revendiquaient d’AQPA (Al-Qaïda dans la péninsule Arabique, basée au Yémen). Tous se connaissaient et avaient également participé à une tentative d’évasion d’un ancien chef du GIA algérien (Groupe islamique armé), groupe commanditaire notamment de la série d’attentats de 1995 à Paris. De plus, l’un des terroristes (Amedy Coulibaly) s’est explicitement réclamé, dans une interview à BFM TV, avant d’être abattu le 9 janvier 2015, de l’organisation de « l’État islamique » (DAECH). Même si aucune des organisations citées n’a revendiqué ces actions, nous nous trouvons aujourd’hui face à une conjonction exceptionnelle de menaces émanant de réseaux différents mais aux objectifs communs : semer la terreur et déstabiliser les démocraties occidentales.

Qu’est-ce qu’une « cellule dormante » ?

Le concept de « cellule dormante » est hérité du contexte de la Guerre froide (1947-1989), même s’il n’est pas spécifique à cette période de l’histoire contemporaine. Il désignait, dans le vocabulaire des services secrets de l’Est comme de l’Ouest, un réseau d’agents, hommes et/ou femmes, infiltrés dans le pays cible en vue d’y mener des activités d’espionnage ou de sabotage pour le compte d’un pays tiers, qui est souvent leur pays d’origine. La série télévisée intitulée The Americans en rend compte de façon réaliste dans le contexte de la Guerre froide aux États-Unis.

La cellule dormante est composée d’au moins deux membres, généralement un homme et une femme faisant office de « couple », et ayant éventuellement des enfants. Cela peut être également deux hommes, frères (comme dans le cas des Kouachi) ou partenaires, en fonction du contexte d’implantation (hétérosexuel ou homosexuel) et de l’environnement ciblé pour l’infiltration. La cellule peut être étendue à des « adjuvants », membres sympathisants qui s’occupent du soutien logistique et de la facilitation pratique des missions du binôme central, sans nécessairement être conscient de leur contribution aux activités d’une « cellule dormante ». Pour certaines opérations d’envergure, la cellule peut s’étendre à d’autres participants pour atteindre une dizaine de personnes dans certains cas.

À l’origine de la cellule dormante, il existe toujours un chef « inspirateur » ou « commanditaire ». Dans le cas d’AQPA, il s’agit d’un « imam » appelé Anwar Al-Awlaki (né en 1971), de nationalité américano-yéménite, tué dans une attaque de drone en septembre 2011. Avant d’être tué, ce personnage avait inspiré et commandité un certain d’actions terroristes contre les pays occidentaux, dont l’attentat du Camp de Fort Hood (perpétré par un militaire américain, le 5 novembre 2009) et la tentative d’attentat du vol Amsterdam-Détroit (menée par un Nigérian, le 25 décembre 2009) et, si l’on en croit Coulibaly, de façon post-mortem, l’attentat de Paris. Bref, Al-Awlaki s’était fait une spécialité dans le recrutement, la formation et l’embrigadement des futurs « agents » de la nébuleuse terroriste. Le cas des Français responsables de l’attentat contre Charlie Hebdo n’est pas unique ni exceptionnel. Le fait que le « commanditaire » soit mort ne change rien : la « cellule dormante » n’existe que par la mission initiale qui lui avait été assignée. Sa raison d’être tient à l’exécution de cette mission et non pas à l’existence du commanditaire. Une fois l’ordre de mission donné, il ne peut être annulé, sinon la cellule perdrait sa raison d’être.

La cellule est qualifiée de « dormante » parce qu’en dehors de l’opération planifiée, ses membres mènent une vie ordinaire qui affiche, dans la mesure du possible, tous les traits de la normalité. En tant qu’agents infiltrés, les membres de la cellule évitent de se faire remarquer ou d’attirer l’attention des services de renseignement et de contre-espionnage. Cette discrétion est parfois poussée à l’extrême : la vie personnelle et professionnelle des « agents » est d’une banalité affligeante. Aucun signe religieux distinctif ou comportement spécifique ne distingue les membres de la cellule, qui se fondent dans la masse et passent inaperçus, en agissant toujours en dessous des radars de la police et du renseignement. Pour éviter toute détection, les membres agissent souvent comme des « loups solitaires » même s’ils font toujours partie, formellement, de la cellule.

La cellule cesse d’être « dormante » lorsqu’elle est « activée » ou « réactivée » à l’occasion d’une opération. Dans le cas des organisations jihadistes comme Al-Qaïda ou l’État islamique, il s’agit souvent d’une « activation unique », c’est-à-dire que la cellule ne « sert » qu’une seule fois. En raison de l’idéologie du « martyre » qui motive les agents de ces organisations, la cellule est destinée à « s’autodétruire » à la fin de l’opération, c’est-à-dire à mourir dans la confrontation avec l’ennemi ou bien à s’annihiler dans un attentat suicide. Dans tous les cas, la cellule est activée pour une seule opération et cesse d’exister avec elle.

Avantages et limites des « cellules dormantes »

Cet aspect mortifère et/ou suicidaire constitue à la fois la force (les agents infiltrés n’ont pas peur de mourir) et le talon d’Achille de ce type de cellules (elles ne suscitent pas beaucoup de vocations). En effet, au regard de l’investissement en temps et en entraînement des agents par les organisations jihadistes, ces cellules ont peu de succès et d’avenir. Pour reprendre les images utilisées par les propagandistes de la mort, elles sont « réveillées un jour » pour se « rendormir pour toujours ».

Le principal avantage des cellules dormantes est leur capacité à infiltrer la société ou le système visé par leurs actions. Dans le cas des cellules jihadistes, cette infiltration ne consiste pas tant à vivre durablement dans la société cible (perçue comme mécréante), mais juste à ne pas attirer l’attention des services de renseignements pour pouvoir préparer l’action commanditée. Les agents infiltrés doivent mener une vie qui fasse croire à leur intégration (en ayant une copine, par exemple) ou bien à leur réinsertion sociale (en ayant un travail). Pour le reste, l’agent jihadiste sait que sa vie est « éphémère » et ne cache pas sa volonté de mourir (avec calme et détermination, la plupart du temps).

Si l’objectif immédiat de l’action terroriste est une cible identifiée (un journal satirique, un commerce communautaire, etc.), l’objectif à moyen terme est bien plus pernicieux : semer la peur, susciter la psychose dans la société ciblée et, surtout, instiller la paranoïa dans les institutions et les organismes chargés de la lutte anti-terroriste. Car la technique de l’infiltration est l’une des plus nocives, psychologiquement et tactiquement : elle laisse planer le doute que n’importe qui est susceptible d’être un « agent infiltré » ou, du moins, un « sympathisant de la cause jihadiste » voire un « apologiste du terrorisme ». Dans le cas présent, on sait que cela ne manquera pas de susciter des actes d’islamophobie, plus ou moins caractérisés, lesquels ne manqueront pas, sous l’effet de la médiatisation à outrance, de générer un phénomène de « Copycat » (mimétisme terroriste à visée spectaculaire) encore plus dévastateur en raison de l’effet boule de neige des actions violentes.

C’est là que réside le plus grand danger des cellules dormantes : l’idée même de leur existence porte atteinte à la cohésion sociale et à la coexistence des communautés.

Elle instille le doute dans les consciences et enclenche la machine infernale de la stigmatisation, de la discrimination et de la violence.

Pour cette raison, la prise de parole et l’attitude des hommes politiques face à de tels drames est cruciale. S’il y a instrumentalisation politicienne, le boomerang sera terrible.

C’est pourquoi il faut savoir gérer ce type de crise en alliant raison et sentiment, pour préserver la sécurité et la paix sociale, dans une société française fragilisée par les crises économiques et les revendications identitaires.

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Mathieu Guidère

Islamologue - Professeur à l'Université de Paris VIII (FRANCE)

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