TURQUIE – Interview avec Eyyup DORU (représentant du HDP en Europe)

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La Turquie est toujours sous le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan – les élections du mois d’août dernier ont clairement montré le soutien du peuple envers son nouveau président, qui occupait jusqu’alors le poste de premier ministre. Dans le même temps le processus de paix entre la Turquie et le PKK (le Parti des Travailleurs du Kurdistan – parti marxiste indépendantiste) est en difficulté.

Le PKK a retiré la plupart de ses combattants des régions turques et s’est replié sur l’Irak, depuis mai 2013, et soutient avoir rempli les conditions requises pour entamer la deuxième phase du processus de paix, vers une meilleure reconnaissance des minorités kurdes de Turquie, qui passe par une autonomie politique et culturelle, à l’intérieur des frontières de la république de Turquie.

Le gouvernement d’Ankara, cependant, n’a pas l’air de vouloir poursuivre ce processus ; et les relations entre le gouvernement turc et le PKK n’ont cessé de se détériorer, suite, notamment, au traitement peu humain infligé aux réfugiés kurdes qui fuient en Turquie le conflit Syrien. La question qui se pose également, c’est l’absence de soutien de la Turquie aux défendeurs de Kobanê, ville frontalière syrienne, attaquée par l’État islamiste.

Fin septembre 2014, le comité central du PKK a averti le gouvernement turc : son entêtement pourrait avoir des conséquences négatives et néfastes pour la paix restaurée.

Eyyup DORUEyyup Doru, représentant en Europe du Parti démocratique des Peuples (HDP, qui a succédé au BDP en 2014), parti kurde de Turquie, nous éclaire sur l’avenir des relations entre la Turquie et les différents mouvements indépendantistes kurdes.

Le Courrier du Maghreb et de l’Orient – Comment envisagez-vous l’évolution du processus de paix, au vu de l’attitude actuelle d’Ankara ?

Eyyup DORU – Actuellement, le processus de paix est entré dans une impasse, car la Turquie n’a pas tenu ses promesses concernant les modifications législatives qui étaient prévues par la feuille de route de ce processus.

Les réunions qui se sont tenues entre notre parti, le HDP, le président du PKK, Abdullah Öcalan, toujours retenu en Turquie, les dirigeants de la guérilla du PKK basés à Qandil, en Irak, et le gouvernement turc ont continué jusqu’à aujourd’hui, mais aucun résultat concret n’a pu en ressortir.

Par ailleurs, la position évidente de soutien de la Turquie envers Daesh [acronyme arabe de l’État islamique en Irak et en Syrie – l’EI] est clairement une position qui va à l’encontre du modèle politique développé à Rojava [Kurdistan syrien] et qui prévoit à tout le moins l’autonomisation des régions kurdes, dans un cadre fédéraliste. Et, plus spécifiquement dans le cas de Kobanê, nous savons que la Turquie, en tant que membre de l’OTAN, candidate à l’Union européenne, continue d’aider militairement et logistiquement ce groupe terroriste qui cherche à détruire tous les acquis du peuple kurde en Syrie et en Irak.

La politique turque actuelle est basée sur la théorie suivant : « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » ; et, sur cette base, le gouvernement d’Ankara est prêt à soutenir toutes les organisations susceptibles d’empêcher l’autonomie démocratique du peuple kurde dans la région, par peur que cette autonomie n’ait des répercussions sur les régions kurdes de Turquie.

CMO – L’attitude d’Ankara à Kobanê représente-t-elle une possibilité pour un renouveau du conflit entre le gouvernement Turc et le PKK ? Comment le HDP se détermine-t-il à ce sujet ?

Eyyup DORU – Certainement ! Le comité central du PKK a clairement déclaré que la chute de Kobanê aux mains de Daesh signifierait la fin du processus de paix. Abdullah Öcalan a lui aussi déclaré à ce sujet que cela signifierait la fin du processus de paix, que le gouvernement ne pouvait pas faire la paix avec les Kurdes en Turquie tout en appuyant le groupe terroriste qui attaque notre peuple en Syrie.

Notre parti va dans le même sens, et nous avons déjà déclaré notre position via notre président Selahattin Demirtas à ce sujet.

Nous travaillons avec tous les partis démocratiques et les membres de la société civile en Turquie pour justement convaincre le gouvernement turc de cesser son soutien à Daesh et d’ouvrir un corridor humanitaire pour Kobanê, comme cela a été aussi demandé par l’Union européenne, les Nations Unies et le représentant spécial des Nations Unies en Syrie.

CMO – Le gouvernement turc déclare cependant vouloir aider Kobanê ! Il a permis aux Peshmergas irakiens, des combattants kurdes du Kurdistan d’Irak, de traverser le territoire turc pour rejoindre Kobanê, ainsi d’ailleurs qu’à des miliciens de l’Armée syrienne libre, originaire de la région d’Alep… En revanche, il refuse de laisser des Kurdes de Turquie s’engager dans les combats à Kobanê. Quelle est votre analyse de ce paradoxe ?

Eyyup DORU – Les Kurdes voient bien sûr positivement ce soutien des Peshmergas irakiens à Kobanê. Les représentants kurdes en Syrie ont d’ailleurs accueilli très favorablement cette nouvelle.

Il y a des milliers de combattants kurdes de Syrie et de Turquie qui se battent actuellement au Kurdistan irakien, contre cette même organisation terroriste, Daesh, afin de protéger les peuples et les minorités religieuses de la région.

Cependant, le nombre des Peshmergas que la Turquie a laissé passer vers Kobanê a été négocié à la baisse ; il est très limité, symbolique… Et la Turquie empêche en effet les Kurdes de Turquie d’apporter toute l’aide possible aux résistants de Kobanê, des résistants kurdes et aussi arabes ; et ce malgré les appels incessants de la communauté internationale.

Le fait que les Kurdes de Turquie aient ouvertement été empêchés par le gouvernement d’Ankara de joindre la zone de Kobanê a provoqué une colère sans précédant de notre peuple, non seulement en Turquie, mais aussi dans le monde entier. Cela a abouti à des affrontements violents dans plusieurs villes kurdes de Turquie, au cours lesquels les forces du gouvernement et des milices paramilitaires ont assassiné plus de 40 civils, des affrontements qui allaient se solder par une guerre civile, s’ils n’avaient pas été calmés par un appel d’Öcalan.

Cette situation est néanmoins prête à se reproduire, encore, et témoigne clairement de la fragilité du processus de paix.

Ce refus d’autoriser le peuple kurde de Turquie de porter secours aux résistants de Kobanê, alors que cela fait deux ans que les jihadistes de Daesh sont libres de passer les frontières turques, montre à quel point la Turquie a choisi une politique hostile au processus de paix.

Il y a en effet, à ce jour, un nombre important de documents écrits ainsi que de vidéos qui attestent de la réalité des supports accordés à Daesh par l’État turc.

CMO – La guerre contre l’État islamique ne favorisera donc pas la poursuite du processus ? On aurait pu penser que les Turcs et les Kurdes auraient trouvé une raison de s’unir pour combattre Daesh…

Eyyup DORU – Nous l’espérions aussi, en tant que Parti démocratique des Peuples ; nous espérions que le gouvernement turc actuel se porte aux côtés des résistants, qui sont aussi des résistants pour l’Humanité entière. Nous avons eu plusieurs réunions avec le gouvernement turc dans ce sens là. Mais, dans la pratique, le gouvernement turc continue malheureusement à soutenir à cette organisation djihadiste.

CMO – Le processus de paix, avancerait-t-il plus rapidement sans Erdogan ? Quelle est votre opinion sur Erdogan (toujours) au pouvoir ?

Eyyup DORU – Nous pensons que le rôle des personnes, individuellement, n’est pas essentiel, et qu’il faut promouvoir une politique d’État pour mener à bien un processus de paix. Cela ne dépend donc pas de la volonté d’une seule personne, même si cette personne est président de la république. Le problème kurde est bien plus complexe, et implique des dizaines d’États régionaux et internationaux.

CMO – Concernant la quarantaine de civils qui ont été tués lors des émeutes de la population kurde de Turquie en octobre… Le HDP a-t-il aussi appelé à ces soulèvements ? Porte-t-il une partie de la responsabilité dans la mort des émeutiers ?

Eyyup DORU – Le seul responsable de tous ces crimes, c’est l’État turc ! Car tous ces gens ont été en grande partie abattus avec les armes des forces de l’ordre de l’État ou des groupes paramilitaires liés à ces forces. Vous savez… la plus grande partie des jeunes qui ont été tués lors de ces émeutes sont membres ou sympathisants de notre parti.

CMO – Le gouvernement turc avait aussi refusé à la coalition internationale, menée par les États-Unis, qui se bat contre Daesh d’utiliser la base aérienne militaire de Incirlik, ajoutant cette décision au fait qu’il ne mobilise lui-même aucun moyen pour arrêter la progression de Daesh. Dans quelle mesure cela influe-t-il sur le processus de paix ?

Eyyup DORU – Cette question n’implique pas vraiment le processus de paix : ce sont les obligations internationales de l’État turc qui sont remises en cause. Car, en tant que membre de l’OTAN -et membre de l’alliance « anti-Daesh », en paroles en tout cas-, la Turquie devrait ouvrir toutes ses bases militaires à ses alliés de l’OTAN et mettre toutes ses capacités logistiques à leur service. Or la Turquie a rechigné à autoriser l’utilisation de ces bases. Elle a à ce sujet été critiquée ouvertement par les États membres et par plusieurs députés européens appartenant à différents corps politiques ; c’était au Parlement européen de Strasbourg, le 22 octobre dernier.

CMO – Si, à Kobanê, les Turcs ont finalement décidé de laisser passer des Peshmergas venant du Kurdistan, c’est apparemment parce qu’il y aurait eu de sérieuses pressions de Washington; car il semble que la Turquie, en fin de compte, espère que l’État islamique écrase les Kurdes ou, du moins, les affaiblisse considérablement (bonne affaire pour Ankara, qui s’inquiète de l’autonomie qu’ont prise les Kurdes aussi bien en Syrie qu’en Irak). C’est donc bien là le plan d’Erdogan ?

Eyyup DORU – Oui, effectivement, cela ne fait plus aucun doute : la Turquie a accepté formellement l’entrée d’un groupe réduit de 150 peshmergas à Kobanê, sous la pression internationale, mais aussi interne. La Turquie vise clairement la destruction de cette ville kurde, à propos de laquelle elle a déjà déclaré, auparavant, que c’était une ville arabe et non kurde… Cette ville est pourtant très homogène du point de vue de son ethnicité ; elle est peuplée de Kurdes à plus de 95%.

CMO – L’Union Européenne fait peu, elle aussi… Que devrait-elle faire de plus pour résoudre cette crise ? Serait-il possible de trouver un juste milieu entre le respect de la position Turque et la perspective humanitaire ?

Eyyup DORU – C’est vrai que l’Union européenne fait peu ! Et cela a été soulevé lors de la session de la réunion du Parlement européen du 22 octobre, et par au moins cinquante députés européens appartenant à tous les groupes politiques. Le Conseil de l’Union européenne pourrait exercer une véritable pression pour que la Turquie change sa politique anti-kurde et respecte ses engagements internationaux…

CMO – Daesh a créé un nouvel État au Moyen-Orient. Les Kurdes pourraient-ils utiliser le chaos ambiant et en profiter pour faire de même ? Ont-ils les moyens de cette politique ? Les ressources pétrolières de Kirkuk, par exemple, au Kurdistan irakien, sont-elles suffisantes ?

Eyyup DORU – Les Kurdes ont parfaitement le droit, comme tous les autres peuples, de décider de leur sort. Ils ont le droit à l’auto-détermination. Cela pourra se concrétiser avec la mise en place d’un gouvernement autonome, d’une fédération, ou bien par l’indépendance.

C’est le peuple kurde qui décidera de faire valoir ce droit, librement.

Notre parti, en Turquie, est quant à lui pour un État décentralisé, dans lequel tous les peuples le composant créeront leur propre autonomie démocratique.

Dans ce sens là, il y a déjà différents modèles qui existent déjà de facto sur le territoire du Kurdistan. Ainsi, en Irak, on trouve le modèle de l’État fédéral ; les Kurdes bénéficient déjà d’une certaine autonomie, avec un gouvernement régional autonome (Kurdish Regional Government – KRG). En Syrie, les trois cantons kurdes se sont déclarés autonomes ; c’est ce qu’on appelle, en kurde, le Rojava. Ils réclament en Syrie aussi une autonomie dans le cadre d’un État fédéral. Pourquoi ce modèle ne serait-il pas possible en Turquie ?

CMO – Les Kurdes de Kobanê combattent-ils Daesh ou se battent-ils pour promouvoir cette autonomie fédéraliste ?

Eyyup DORU – Les Kurdes de Kobanê se battent pour la défense de leur liberté mais, en même temps, ne perdez pas de vue qu’ils se battent aussi pour les valeurs universelles des Droits de l’Homme et aussi pour les droits des femmes… Ils se battent pour les droits des peuples du Moyen-Orient.

Ce modèle fédéraliste établi par les Kurdes de Syrie ne concerne pas seulement les gens d’origine kurde : il intègre toutes les diversités des peuples et des religions au sein de ce gouvernement autonome de Rojava.

Par contre, le système de Daesh vise à l’anéantissement de toutes les diversités et religions qui ne s’adaptent pas à celui de l’État de la Charia islamique.

Propos recueillis par Dorian KRONENWERTH

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Dorian Kronenwerth

Political Scientist and Economist - Managing Editor for English

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