IRAN – Pourquoi le Croquemitaine du Moyen-Orient s’est-il évanoui ?

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Iran, une révolution coloréePourquoi ne parle-t-on plus du tout de la « menace » que nucléaire iranien « faisait peser sur le monde » ? L’Iran, en effet, inquiétait et provoquait l’effroi, naguère encore : le Croquemitaine du Moyen-Orient était présenté comme un danger planétaire, aux mains de fous-furieux fanatisés, prêts, s’ils acquéraient un jour la puissance nucléaire militaire, à « rayer Israël de la carte », à déclencher un nouveau conflit mondial, etc. Il fallait donc sanctionner, intervenir, frapper probablement. Depuis juin 2013, le discours a changé et, même à Tel-Aviv parfois, les va-t-en-guerres d’hier la jouent désormais comme s’il avait toujours été « évident » que l’Iran était un partenaire économique et politique « parfaitement fréquentable » et susceptible de rendre bien des services à l’Occident. Décryptage du paysage sociopolitique iranien…

La réponse à la question pourrait trouver un début d’explication dans la composition démographique de la société iranienne et la complexité du monde politique en Iran.

En effet, dans un premier temps, il faut prendre en considération plusieurs clivages qui s’entrecroisent et qui rendent difficile une description limpide de la situation politique iranienne, et ce d’autant plus qu’il n’existe pas à proprement parler de « parti politique », mais plus exactement des mouvances, des factions (« jenah »), caractérisées par le leadership de personnalités dominantes.

Ainsi, d’une part, il faut considérer les questions religieuses et le fondamentalisme islamique qui anime une partie des dirigeants iraniens, « conservateurs » en la matière, lesquels sont partisans de limiter les contacts avec l’Occident et soutiennent le Guide suprême de la révolution islamique, actuellement l’ayatollah Khamenei, successeur de l’ayatollah Khomeiny, décédé en 1989.

Ils se définissent en tant que « Oussoul Guerayan » (« ceux qui suivent les règles [de l’Islam] »).

Parmi ces « conservateurs » (aussi appelés « principistes » ou qualifiés de « fondamentalistes »), on trouve, par exemple, l’ancien président de la république, Mahmoud Ahmadinejad.

Mais c’est aussi, leader d’une autre branche de la mouvance conservatrice, Ali Hashemi-Rafsandjani, personnage clef de la politique iranienne, sur lequel il est utile de s’arrêter un instant : ancien président de la république, il occupe aujourd’hui les fonctions de président de l’Assemblée des experts. Composée de religieux, élus au suffrage universel, sorte de « grands-électeurs », cette assemblée a pour rôle d’élire ou de révoquer le Guide suprême de la révolution.

Ali Hachemi Rafsandjani est donc un personnage très influent. Or, sa politique n’est pas toujours très claire.

Par exemple, lors des manifestations qui ont suivi la réélection de Mahmoud Ahmadinejad, en 2009, il a appuyé ouvertement l’opposition et a plaidé en faveur de la liberté de la presse occidentale à couvrir les événements. Il a aussi organisé la fronde au sein de l’Assemblée des experts, contre le Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, chose d’autant plus étonnante que ce fut précisément Ali Hachemi Rafsandjani, alors président de la république, qui avait soutenu de tout son poids la candidature d’Ali Khamenei au poste de Guide suprême de la révolution.

Rafsandjani est dès lors souvent qualifié de « pragmatique », le « pragmatisme », dans le strict domaine économique, constituant une mouvance en soi, qui rassemble les tenants de la finance et des milieux d’affaires. Une mouvance qui, tout en promouvant un fondamentalisme religieux sans concession, tend toutefois à favoriser, chaque fois que nécessaire, l’ouverture économique dont dépend l’enrichissement personnel de quelques grandes familles.

Cette mouvance « conservatrice » (comme nous l’avons dit, on le voit bien dans ce cas, on ne peut pas parler de « parti ») est confrontée aux « progressistes » (ou « réformateurs » ; « Eslahtalab »), qui souhaiteraient assouplir la législation religieuse et amorcer une ouverture à l’Occident et, en cela, répondre, dans une mesure variable, aux aspirations de la jeunesse iranienne. Ce sont, par exemple, Mohammad Khatami ou Mir Hossein Moussavi et l’actuel président, élu en juin 2013, Hassan Rohani.

Notons que cette mouvance « progressiste » n’est pas homogène : la faction Khatami-Rohani s’oppose partiellement à la faction conduite par Moussavi (ce qu’il convient aujourd’hui de nommer le « Mouvement vert », suite à la « révolution verte » de 2009), la première développant une vision religieuse et nationaliste qui ne rejoint pas le « modernisme » du Mouvement vert.

D’autre part, il faut considérer les objectifs socio-économiques, qui opposent ce que, reprenant le vocable occidental, nous appellerons, par commodité, une « gauche » à une « droite ».

La « gauche », soucieuse de poursuivre les progrès sociaux et, dès lors, de maintenir un État économiquement et politiquement fort, dans la tradition de la révolution islamique de 1979, telle qu’impulsée par l’ayatollah Khomeiny, a (avait ?) pour principal leader Mahmoud Ahmadinejad.

Par contre, Ali Hashemi-Rafsandjani ne fait pas partie de cette mouvance : chef d’entreprise très fortuné, ce dernier, sans toutefois avoir jamais réellement clairement pris position, est plutôt favorable à la libéralisation du marché et à l’ouverture politique vers l’Occident (bien que certaines de ses déclarations n’ont pas toujours été dans ce sens), ce qu’il tenta timidement d’initier sous sa présidence, de 1989 à 1997, contrecarré, cependant, par un parlement majoritairement à « gauche » et « conservateur ».

Quant à la « droite », qui prône le libéralisme économique, la privatisation des grands secteurs de l’économie encore aux mains de l’État, dont l’industrie pétrolière, et la reprise des échanges avec l’Occident, elle est bien représentée par Mohammad Khatammi, Mir Hossein Moussavi et Hassan Rohani.

On le voit, les enjeux qui sous-tendent la vie politique iranienne, complexes, et les implications qu’ils entraînent, relativement aux alliances et aux positions des uns et des autres, sont parfois bien difficiles à démêler et à cerner, même s’il serait possible, en somme, de simplifier l’échiquier politique iranien à deux grandes mouvances, aux contours certes flous, à savoir une « gauche conservatrice » (menée par Mahmoud Ahmadinejad), socio-économiquement progressiste et sociétalement conservatrice, très majoritaire au niveau de la population, et une « droite progressiste » (incarnée par Mohammad Khatammi et, mieux encore, depuis juin 2009, par Mir Hossein Moussavi et, depuis juin 2013, par Hassan Rohani –avec cette subtilité, que Rohani, tout en se démarquant à droite, entretient cependant des relations cordiales avec le Guide suprême, l’ayatollah Khamenei), socialement conservatrice, économiquement libérale et sociétalement progressiste.

Néanmoins, il est possible de déterminer les grandes lignes politiques et les options qui furent celles des gouvernements successifs en Iran, depuis les années 1990’.

Ainsi, les « conservateurs » iraniens, conduits par Ali Hashemi-Rafsandjani, avaient très largement entravé les tentatives de réforme de Mohammad Khatami, « progressiste » et de « droite », président de l’Iran, de 1997 à 2005 : confronté à une cohabitation des plus complexes avec un parlement qui restait très majoritairement « conservateur », le président Khatami dut renoncer à ses projets de libéralisation partielle de la société iranienne sur le plan religieux et d’ouverture internationale, notamment envers la Communauté européenne, mais aussi à l’égard des États-Unis. Les seules réformes qui furent promues, car soutenues, celles-là, par Ali Hashemi-Rafsandjani et par un parlement que les élections législatives de 2000 avaient tiré à « droite », concernèrent la libéralisation du secteur économique.

A l’époque, la volonté politique de Mohamad Khatami et de ses partisans avait été considérée, par les États-Unis, comme le signe d’une possible reprise des relations diplomatiques avec l’Iran ; et Washington avait également envisagé, dès lors, la reprise des échanges commerciaux.

Toutefois, l’échec de Khatami et de la « droite progressiste » à faire passer leurs réformes et, ensuite, l’élection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de l’Iran, en 2005, marquèrent la fin de cette perspective.

En effet, les réformes qui purent être mises en œuvre durant le second mandat du président Mohammad Khatami, essentiellement dans le domaine de la politique sociale, furent rejetées par la majorité des électeurs iraniens, hostiles à des mesures qui attaquaient les acquis sociaux. Les élections présidentielles de 2005 portèrent donc la « gauche conservatrice » au pouvoir et le président Mahmoud Ahmadinejad, réélu en 2009, a définitivement inversé la politique de libéralisation économique et d’ouverture à l’Occident, dont les conséquences menaçaient les intérêts de l’État, dans le secteur pétrolier en particulier.

Vainqueur des élections du 14 juin 2013 (auxquelles Mahmoud Ahmadinejad n’avait pu se présenter, la constitution limitant l’exercice de la présidence à deux mandats), l’actuel président, Hassan Rohani, à son tour, a radicalement inversé cette politique et remis à l’honneur la politique de la « droite progressiste », reprenant immédiatement le dialogue avec les États-Unis là où il en était resté en 2005 (plus que le fait d’une conjoncture socio-économique alarmante, conséquence de l’isolement partiel de l’économie iranienne soumise aux « sanctions » occidentales, ce retournement de situation, politiquement assez inattendu, a probablement pu avoir lieu, principalement, parce que Mahmoud Ahmadinejad n’avait pas la possibilité de briguer un troisième mandat et parce qu’aucune personnalité d’envergure n’a pu lui succéder et prendre le relai dans le camp de la « gauche conservatrice » -on notera en effet que les élections législatives du 2 mars 2012 avaient renforcé la position de la « gauche conservatrice » au parlement- ; ce brusque changement à la tête de l’État iranien a quoi qu’il en soit de facto coupé court aux velléités un peu folles de la droite israélienne de lancer des frappes préventives sur les sites nucléaires iraniens et permis à Washington de calmer le jeu entre de futures partenaires économiques et son encombrant allié hébreux…).

La victoire sans appel d’Hassan Rohani s’explique également par les relations particulières qu’il entretient avec le Guide suprême, l’ayatollah Khamenei, qui n’a pas ménagé son soutien au candidat de la « droite progressiste ». Une attitude singulière qui a pour origine la mésentente croissante qui s’est installée entre l’ayatollah Khamenei et Mahmoud Ahmadinejad durant les deux dernières années du second mandat de ce dernier : les tiraillements au sommet de l’État se sont multipliés entre le Guide suprême, qui entendait conserver la haute-main sur le pouvoir, et le président, élu au suffrage universel, Ahmadinejad, qui a essayé d’insuffler une nouvelle dimension au régime présidentiel iranien. Cette division interne à la « gauche conservatrice » a très certainement contribué à la victoire de l’opposition.

Dans un second temps, c’est la démographie iranienne qu’il faut prendre en considération également : la population s’est rajeunie et près de 70% des Iraniens ont aujourd’hui moins de trente ans et 25%, moins de 15 ans, ce qui signifie qu’ils n’ont pas connu l’époque du Shah, ni la révolution, ni la guerre.

La plupart des Iraniens ont donc toujours vécu sous le régime de la République islamique et bénéficié des progrès sociaux et des aides nombreuses mises en place par l’État : en Iran, les programmes de développement socio-économiques ont amené l’eau et l’électricité dans le plus reculé des villages, qui dispose aussi de l’accès à internet, plus efficient que partout ailleurs au Moyen-Orient (les « sanctions » économiques que subit l’Iran depuis 1979, véritable « état de siège », ont eu pour conséquence de raffermir la « gauche conservatrice » dans sa détermination à construire une société plus juste et à promouvoir une meilleure répartition des richesses).

Les préoccupations de la jeunesse iranienne sont dès lors bien éloignées de celles de leurs aînés.

Ainsi, les jeunes Iraniens, qui reçoivent de l’Occident une image lissée, via la télévision satellitaire, aspirent au « mode de vie occidental », à ce qu’ils croient, du moins, être le « mode de vie occidental » : la mode et la liberté sexuelle sont des leitmotivs chez les 15-30 ans, de même que l’alcool, les boîtes de nuit, les belles voitures, tout un monde plus ou moins imaginaire qui séduit particulièrement la jeunesse dorée de la bourgeoisie urbaine, mais touche également les milieux moins favorisés, et ce jusque dans les campagnes.

« Le grand chic, c’est de se faire redessiner le nez, au moyen de la chirurgie esthétique, pour ressembler aux vedettes du cinéma américain. » Et certains vont jusqu’à considérer les États-Unis comme « le » modèle à suivre et ne nourrissent absolument aucune hostilité à l’égard de « l’Amérique » ; bien au contraire…

Cette jeunesse n’est donc pas prête à défendre un régime qu’elle considère comme une entrave à ses aspirations fondamentales.

Elle est très loin de l’esprit de sacrifice et de l’énergie révolutionnaire qui animaient les combattants des années 1980’, les « martyrs de la révolution », et elle constitue dès lors une base large, sur laquelle s’appuie la « droite progressiste ».

En parallèle de ce premier clivage, qui oppose la majorité jeune de la population iranienne à la minorité de ses aînés, il faut considérer un second clivage dominant, qui oppose quant à lui les campagnes aux centres urbains.

À l’époque du Shah, la modernisation du pays qui avait été initiée n’a profité qu’aux villes, tandis que les campagnes (mais aussi les banlieues pauvres des grandes villes) furent complètement oubliées par le pouvoir.

Il en résulte une grande différence de niveau de vie entre les centres urbains et les milieux ruraux, qui manquent encore souvent d’équipements fondamentaux, tels qu’hôpitaux, dessertes ferroviaires ou parcs industriels : pays jeune, né de la révolution de 1979 et de la guerre de 1980-88, la République islamique a certes entrepris de réformer cette situation, mais l’entreprise est vaste, entravée, par le blocus économique partiel imposé par les États-Unis, et très loin encore d’être aboutie.

Aussi, les campagnes et les banlieues pauvres, largement majoritaires, soutiennent la politique sociale de la République islamique et constituent les bastions de la « gauche conservatrice », supporters du président Ahmadinejad. Et qu’importe que cette « gauche » soit « conservatrice » en matière sociétale.

Les conséquences de chacun de ces clivages ne concernent pas, cependant, un seul et même secteur de la politique iranienne : pour l’essentiel, les aspirations de la jeunesse s’expriment en termes de politique étrangère, dans le sens d’une ouverture à l’Occident ; les attentes des populations économiquement faibles, quant à elles, concernent la politique sociale.

Or, si les élections de juin 2009 et le renouvellement du mandat de Mahmoud Ahmadinejad ont montré que, pour la majorité des Iraniens, ce sont finalement les questions socio-économiques qui prévalent (toutes proportions gardées, au regard des fraudes manifestes et irrégularités qui ont été démontrées), beaucoup ont reproché à la « gauche conservatrice », au président Ahmadinejad en particulier, sa grande rigidité face à l’Occident.

Beaucoup reprochent également aux ayatollahs leur intransigeance radicale en matière sociétale. Et d’aucuns pourraient bien considérer le renversement du régime islamique comme une « libération », à commencer par les jeunes, qui mesurent peu (voire pas du tout) les conséquences socio-économiques qui découleraient d’un tel événement.

Ainsi, le pays est plus divisé qu’il n’y paraît et la révolution islamique ne bénéficie plus du soutien des partisans d’autrefois.

C’est là tout le pari de la « droite progressiste » et des ses amis de Washington…

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Pierre Piccinin da Prata

Historian and Political Scientist - MOC's Founder - Editorial Team Advisor / Fondateur du CMO - Conseiller du Comité de Rédaction

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